Chapitre 15 - La brebis qui n'en était pas une

  J'ai l'impression que tout est en train de prendre une tournure différente, ici. Pour commencer, j'ai enfin droit à une véritable chambre. Terence ne m'avait pas changé de pièce. C'était toujours la même cellule aux murs de ciments qui faisaient figure de travail non-achevé de la part des maçons. Mais elle avait une allure plus sympathique avec un lit et un meuble.

  J'ai pleuré dans mes draps en redécouvrant la sensation de plonger dans un matelas. J'avais l'impression de flotter sur un nuage, loin de la maison de Terence. Et j'aurais probablement croupi ici sans problème s'il ne me forçait pas la main pour manger au rez-de-chaussée.

  Inès semblait plus calme que d'habitude et avait régulièrement le droit de monopoliser la télé lorsqu'il n'était pas dans les parages. Mais celle qui bénéficiait des droits les plus avantageux était de loin Rosie.

  Lorsque Terence partait, une clé lui était remise avec l'ordre de ne laisser personne s'en aller. Mis à part ça, elle avait main mise sur ce qu'on mangeait, les programmes qu'on regardait ou encore les douches qu'on prenait et même le savon à utiliser.

  Je ne sais pas pourquoi Rosie n'en a pas profité pour s'échapper d'ici. Elle pense peut-être à un piège de la part du tortionnaire pour tester sa loyauté. Tout est possible avec lui. Et je sais pertinemment qu'elle y pense chaque jour que Dieu fait.

  Elle ne nous a pas dit explicitement qu'elle avait les pleins pouvoirs, mais il suffisait de comparer les traitements de faveurs dont faisait preuve Terence pour comprendre qui était sa chouchoute.

  — Eh, tu as vu Nahla, aujourd'hui ? me demande Inès.

  On est tous les deux assis sur le canapé de Terence. Ça fait bizarre de se sentir sous pression, elle et moi, devant la télé.

  — La dernière fois que je l'ai entendu, c'était avant que Terence ne remplisse un seau d'eau.

  — Ah oui, le seau avec la vapeur qui s'échappait...

  — Elle a vraiment prit cher, la pauvre...

  — Je n'ai jamais vu une fille hurler comme ça, pas même l'autre jour...

  Inès me regarde avec des gros yeux. Je comprends que Rosie n'est pas loin et qu'il ne vaux mieux pas aborder ce sujet épineux en sa présence.

  — Je devrais jeter un coup d'oeil en bas, histoire de voir si tout va bien pour elle.

  — Maintenant que j'y pense, tu n'es jamais allé dans l'Antre de la maison ?

  « L'Antre » de la maison, ainsi Terence avait finalement réussi à baptiser sa cave aux yeux de tout le monde.

  — Non, répondais-je en avalant difficilement ma salive.

  — Tu veux peut-être que j'y aille à ta place ?

  — Non, Inès. Reste ici, ça ira. Je ne veux pas t'embêter plus que ça. Je t'ai déjà tellement fait subir.

  Elle me regarde et se met à sourire, je lui réponds avec un froncement de sourcil étonné.

  — Je commence un peu moins à te détester.

  Il faut croire que cet endroit nous rapproche.

  — Je suis vraiment désolé pour ce qu'il s'est passé la dernière fois, quand tu es venu dans ma chambre...

  — Driss, je ne t'en veux plus.

  J'écarquille les yeux qui font maintenant la taille d'une balle de tennis. Je n'arrive pas à croire ce que j'entendais.

  — Sur le coup de l'énervement, j'ai commencé à ta haïr puis après j'ai très vite compris que ce n'était pas ta faute. Tu ne m'aurais jamais forcé à te faire des choses...

  — On serait tous les deux morts si on ne l'avait pas fait, j'en suis sûr.

  — Je l'ai réalisé aussi, un peu après. Et puis j'ai de la chance que ce porc ne m'ait pas encore touché.

  — « Pas encore » ? Ne sois pas pessimiste, pourquoi ça arriverait ?

  — Arrête de rêver, je sais très bien qu'un jour il abusera de moi aussi. Quand il se sera lassé de l'autre, il viendra se décharger sur moi, comme si je n'étais qu'une merde.

  Ses paroles sonnent froides et je sens ses larmes lui monter aux joues. Une envie de la prendre dans mes bras me suscite mais un blocage s'opère toujours à cause de la chose qu'on avait faite, elle et moi.

  — Je te fais la promesse que ça n'arrivera pas !

  — Driss, tu es vraiment mignon, mais c'est loin d'être aussi simple. Lorsque je suis arrivée ici, je l'ai d'abord vu monter pleins de fois sur Nahla. On aurait dit un chien. Il se contentait de la retourner sur le dos et de s'enfoncer en elle comme un animal. Au début, je l'entendais hurler et supplier, et avec le temps elle avait fini par s'habituer.

  — Et tu penses qu'il est en train de faire la même chose avec Rosie ?

  — J'en suis quasiment sûr. La seule différence, c'est peut-être qu'il est plus clément avec elle. Tu as bien vu, hier, quand il lui a fait son fameux « cadeau » juste avant de la sauter.

  — Ça m'enrage à un point, tu n'as même pas idée...

  — Et comme si ça ne suffisait pas, cet enfoiré balance un seau d'eau chaude après Nahla, quelques heures plus tard. Il est vraiment dérangé.

  — Il faut que je la vois pour lui demander pourquoi Terence a fait ça.

  Inès jette un oeil à sa gauche, vers la cuisine, c'était là que l'Antre annonçait ses festivités.

  — Tu trouveras la trappe en passant la porte, au fond de la cuisine. Tu ne peux pas te louper.

  Je hoche la tête en écoutant attentivement.

  — Il y a un paillasson posé juste dessus, comme si un truc aussi évident au beau milieu d'un couloir ne faisait pas suspect... soupire Inès en tournant de l'oeil.

  Je me lève et lui fait un bref signe de tête.

  — Au fait, Driss...

  Je me retourne.

  — Je suis vraiment heureuse de t'avoir ici... Je ne sais pas ce que je ferais sans toi.

  — On est amis non ? C'est normal. Je suis heureux de t'avoir retrouvé, moi aussi, même si ça m'a conduit tout droit dans la gueule du loup.

***

  Je me rends compte avec effarement la chance qu'on m'accorde lorsque j'arpente l'un de ces sous-sols. Allié de l'ombre, je descends les escaliers d'un bois aride, grinçant, qui se calque de douleur à chaque pression que mes pieds exercent sur ses marches. La poussière se dérobe dans l'air à ma mouvance. La moisissure émerge au niveau de mes narines tandis que la crainte me fauche à mesure que l'ombre du couloir me gagne un centimètre de hauteur.

  Sur une porte en bois, situé contre l'aile gauche, était gravé « Premier Membre ». Mes actions restent suspendues au silence. La réflexion me commande d'ouvrir la porte. Sans surprise, les chaines lovent la porte. À ses deux mailles centrales, un cadenas condamne la pièce.

  Je lève la serrure à hauteur de ma vision et examine l'une des clés en ma possession.

  Aucun doute possible, c'est la clé la plus rouillée, la plus fine. Rongée par la sueur et le temps, la rouille se bloque dans le cadenas. Un tour de main par à-coups suffit à les disloquer.

  La chaine s'enroule autour de moi et le cadenas, entraîné dans sa chute, et termine dans mon sillage.

  Lorsque la porte s'écarte je distingue une silhouette. Le squelette qui se morfond à l'autre bout d'une pièce d'ombre percé par un seul halo de lumière. Dans ma lippe tendue, je discerne cependant très bien la personne qui craint en face de moi.

  — Nahla...

  — Je... je te reconnais, annonce-t-elle d'une voix moins insufflée par la terreur. Tu es le garçon de la dernière fois.

  Ma parole, elle me reconnaît uniquement comme le type qui était sur le canapé de Terence. Comme si elle ignorait que j'étais ultérieurement Driss, le type de sa faculté de Droit, à l'Université Hibiscus.

  Tu as complètement perdu la tête, Nahla, mais on a beaucoup de choses à se dire. Les fous ont toujours des anecdotes passionnantes à raconter.

  — Qu'est-ce que tu fais ici ?

  — Ne t'en fais pas, c'est pas Terence qui m'envoie.

  J'entraîne son équilibre mental dans la peur à la seule évocation du tortionnaire. Je le sais à sa respiration raccourcie.

  — Je voulais savoir si tout se passait bien pour toi. On t'as entendu crier, tout à l'heure.

  Nahla, recroquevillée sur elle-même et nue, me fait comme un signe de tête derrière ses longs cheveux en mélasse. L'autre coin de la pièce regorge un flux de mouches par-dessus un seau en métal. Je suppose que c'est dans cette chose qu'elle fait ses besoins. L'odeur putréfiée ne tarde pas à envahir mes poumons, je tousse presque instinctivement.

  Nahla parait différente du souvenir que j'avais gardé d'elle. Lorsqu'on s'était quittés au repas, son visage se dessinait moins creusé, émacié. Elle est encadré d'une masse de cheveux longs, noirs, emmêlés. Tandis qu'autrefois, ses cheveux étaient propres et d'une brillance éclatante – merci aux après-shampooings. Son visage gagne en maigreur et il parait plus vieux. À l'heure actuelle, je lui donne deux décennies de plus – et je reste gentil en disant ça.

  — Moi, comment je vais ? répète-t-elle en se recroquevillant, les mains autour des genoux. Ça n'a pas vraiment d'importance...

  — Je t'assure que si ! On s'inquiète pour toi, en haut.

  — Par « on », tu veux dire Inès et toi, bien sûr.

  Quelque chose gangrène dans sa gorge, le sentiment de haine se mélange avec la tristesse. Je le sais à son poing brusquement serré qui ne cesse de trembler. Ses veines, qui battent par-dessus, respirent sa rage.

  — Parce que l'autre pétasse, là-bas... Elle s'en...

  Elle souffle un bon coup avant de reprendre sa phrase. Nahla souffrait clairement de sa sous-alimentation et de son manque d'hygiène. Ajoutant à ça une dose de stress, c'est que le périple est exténuant.

  — J'ai essayé de la mettre en garde ! J'ai essayé de savoir comment elle allait...

  Je vois son visage se tordre devant moi. Mais je ne comprends absolument rien de ce qu'elle me dit. Ça m'agace mais je ne peux la brusquer plus qu'elle ne l'était déjà. Alors je me suis contenté de placer mes mains sur ses épaules en me réprimant de la secouer un bon coup et de lui mettre deux baffes au visage. En parlant de son visage, une partie de sa face était maintenant rongé par la lymphe.

  — Et elle est allée voir ce FILS DE PUTE pour qu'il s'en prenne à moi ! GIROUETTE DE MERDE, va !

  Elle se penche en avant pour hurler, la gorge déployée. C'est un démon qui sort de son corps lorsqu'elle s'exprime. Je me contente de lui tendre la bouteille d'eau que j'avais descendu avec moi, mais en la voyant, elle gagne l'effet inverse et se braque en forçant sa respiration.

  — Pardon, je ne pensais pas que ça allait...

  — Est-ce qu'elle est froide ? me demande-t-elle et laissant apparaître un oeil dans sa mélasse de cheveux.

  — Bien sûr. Je vais la glisser lentement jusqu'à toi, d'accord ?

  Elle hoche de la tête et je m'exécute. Nahla examine cependant le contenu du regard, puis tâte d'un doigt en le retirant rapidement de la bouteille, par réflexe. En considérant finalement sa basse température, elle la saisit puis la dévale sans interruption.

  Nahla balance la bouteille vide à l'autre bout de la pièce, pile dans le seau qui lui sert de toilette. Digne d'un trois point, mais je ne peux me mettre à en rire vu la situation.

  — S'il te plaît, protège Rosie.

  J'écarquille les yeux, comprenant qu'elle avait réussi à dominer sa haine pour son amie. Hors des situations extrêmes comme celles-ci, je n'aurais jamais pensé que Nahla avait autant d'estime pour elle. La pauvre, elle en était devenue bipolaire.

  — Je sais bien qu'elle n'est pas dans son état normal. Jamais elle n'aurait proliférer des choses sur mon compte pour que Terence vienne me punir, jamais ! Mais, là, ce n'est plus elle !

  — Qu'est-ce qui s'est passé, exactement ?

  — Je crois qu'on a tous entendu ce qu'il s'est passé, dans sa chambre.

  Ni moi, ni elle n'avions envie de l'évoquer. La simple voix de White-Kitty qui résonnait dans ma tête, à ce moment précis, me donnait des frissons.

  Je lui hoche de la tête avec un visage aussi fermé que le sien, lui démontrant qu'on partage le même ressentiment.

  — Je te jure que j'avais envie d'y aller, de la secourir mais je savais très bien que c'était impossible. Alors j'ai attendu. J'ai attendu un peu plus tard, lorsqu'ils étaient remontés après la chose qu'ils avaient faites. Et je suis allé lui parler, quand Terence avait le dos tourné sur son film à la con.

  Malgré son état, elle ne peut  s'empêcher de piquer le tortionnaire à chaque fois qu'elle le peut.

 — Je lui ai demandé si ça allait, que j'étais à ses côtés...                                                                                                                                                                                                                  

  Son visage se déforme à nouveau, elle plaque ses mains contre sa bouche pour tuer le sanglot qui prenait place dans sa respiration.

  — Et là... elle me repousse quand j'essaye de la serrer contre moi... elle me repousse et me traite de menteuse ! De folle, et qu'elle se sentait bien avec Terence... que je ne savais pas de quoi je parlais.

  — Pardon ? Je n'y comprends plus rien, là...

  — J'ai essayé de rétorquer, mais elle m'a foutu une claque et m'a laissé en plan dans la cuisine. C'est là que l'autre est revenu. Il était seul...

  Elle hoquète encore plus que tout à l'heure. Je place une main sur son torse pour lui dire de reprendre sa respiration.

  — Il m'a balancé dans les escaliers de la cave et m'a enfermé dans ma chambre. Je pensais que c'était la fin des représailles. Mon coeur me faisait mal et j'avais l'impression que j'allais vomir, alors j'ai essayé de m'endormir sur mon oreiller.

  Je jette un regard sur ma droite. Un morceau de coton coincé dans une taie autrefois blanche qui avait très clairement virée grise, dort dans l'angle de la pièce, vautré contre le mur.

  — J'avais déjà fermé les yeux, j'essayais de m'endormir pour arrêter d'avoir peur et de stopper cette boule que j'avais au ventre. Mais je l'ai entendu redescendre après moi... Il AVAIT UN SEAU ! UN SEAU D'EAU ! IL L'A JETÉ SUR MOI !

  Elle se tord dans tout les sens, comme si elle ressent encore la douleur sur l'instant présent. Je la regarde se débattre avec une force invisible sans rien faire. Je me paralyse, ne sachant clairement pas quoi faire. Un mot de travers et elle me saute dessus, si ça se trouve.

  Bien qu'elle n'a peut-être pas tort pour Rosie – même si j'en doute – j'ai l'infime sensation que Nahla n'a pas toute sa tête non plus. Je suis entièrement d'accord sur le fait que Terence lui ai jeté un seau dans la figure, il suffit de regarder sa gueule pour le constater. Mais tout ce qu'elle dit sur Rosie est complètement faux. Rosie est une fille bien, je le sais. Elle déteste Terence plus que tout au monde, elle me l'a dit l'autre jour, lorsqu'on était bien tous les deux.

  Je me relève et lui jette un regard désespéré. J'ai un dernier élan qui me pousse à la rassurer, mais en voyant qu'elle continue à se tortiller dans tous les sens, je finis par baisser les armes. C'est comme si j'essaye de discuter à un singe – aux vus des cris qu'elle poussait.

  — Je ferai le nécessaire, Nahla, je te le promets...

  — ... et elle est allée voir ce FILS DE PUTE pour qu'il s'en prenne à moi ! GIROUETTE DE MERDE, va !

  Ô mon Dieu. Je passe une main sur mon visage en la voyant délirer.

  En fermant le cadenas derrière-moi, je remonte les escaliers avec une infime conviction : je dois protéger Nahla et Rosie, coûte que coûte. Et Inès aussi. Il faut sauver tout le monde !

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