Chapitre 14 - Le soft power

  Je reste assis en face de Terence, la salle à manger fusionne avec le salon lorsque l'on dresse suffisamment la table pour en faire cet usage. Je regarde fixement l'écran éteint de la télé, j'y vois mon reflet et celui de Rosie, qui était en train de poser un plat de gratin aux pâtes sur la table. Je n'arrive plus à ressentir la bonne odeur qui s'en échappe, l'amertume m'asphixie de tout le corps. 

  En la voyant débouler avec les assiettes, je me suis senti investi de l'aider. Terence m'a cependant fait signe de rester assis. Comme si ce n'était pas mon rôle. Rosie arbore, quant à elle, un visage morose et déprimé. Elle devait s'attendre à ce que ses parents apparaissent durant l'envoyé spécial de la journaliste, ou bien à un simple coup de fil à l'antenne. Je comprends son désarroi, celui qui enfonce davantage dans la haine et la colère. 

  — Alors je suis coincé ici, ai-je dit. C'est ça ? Pour le restant de ma vie ?

  — Ça ne dépend que de toi, Driss. J'essaye d'être clément depuis que tu es arrivé ici et voilà que la réalité te rattrape...

  Non, je ne peux pas le laisser dire ça. Mon poing frappe brusquement contre la table et je fais grincer ma chaise en arrière lorsque je me lève d'un bond. Mon ombre s'étire jusqu'à la sienne, qui n'a pas l'air de se décontenancer pour autant. 

  — La réalité, tu dis ? La réalité c'est que tout est de ta faute, espèce d'enfoiré... 

  Je n'arrive plus à parler, ma gorge coince mes paroles et je sens les larmes me monter aux joues. Avec elles, je ne distingue pas l'image de Terence qui se distord puis finit par disparaître dans mes sanglots.

  — Ce... ce n'est pas juste ! 

  Il reste là, sans me donner aucune réponse. Mais il ne sourit pas non plus, il s'est peut-être lassé de se moquer de moi. 

  — Il te reste encore une option, Driss. Tu peux très bien rester ici et te conformer aux règles de la communauté. Ou tu finis le restant de tes jours dans une cellule, si les proches d'Alain ne t'auront pas déjà tué, d'ici là. Comme je l'ai dit, tu as le choix. Maintenant, Rosie, va prévenir les autres que le repas est prêt. 

  Rosie hoche de la tête et descend les escaliers d'un endroit qui m'est encore inconnu et que je n'ai pas envie de voir pour le moment. Ma colère l'emporte sur le reste. 

  — Garde la tête froide, l'ami. Tu devrais être content d'avoir suscité de l'attention de la part des médias. Je tuerais pour avoir la même fame que toi, je t'assure. 

  Mes mains se crispent sur le bord de la table. C'est qu'il continue à se moquer de moi, le bâtard. 

  — Pour une fois que je ne suis pas le monstre de service, je dois dire que ça me soulage grandement, fit-il. 

  — Ne t'en fais, tu es bel et bien un monstre, c'est juste que les autre ne le savent pas encore !

  — Pourquoi tu t'obstines tant à parler des autres, Driss ? Ta tête est littéralement mise à prix. Les autres n'existent plus. Il n'y a que nous et ce délicieux gratin aux pâtes. 

  Il me sourit avant de piocher un morceau avec sa fourchette directement dans le gratin. 

  — C'est vraiment délicieux. Rosie fait des miracles avec sa cuisine. Tu auras tout oublié en goutant à cette merveille, je t'assure... 

  La seule chose de sincère qui sort de sa bouche est la salive qui pendouille à son menton lorsqu'il appate sa fourchette vers lui. Je me suis redressé et l'ai regardé droit dans les yeux. 

  — Comment tu as fait pour trouver la force de faire une chose aussi horrible ? 

  Terence souffle sur un morceau de gratin encore chaud avant de répondre. 

  — Quand tu as une insatiable motivation, quand cette obsession te ronge de l'intérieur, tu es prêt à n'importe quoi pour lui donner ce qu'elle veut...

  Serait-il habité par un démon ? La question se pose, surtout quand on parle de ses propres actes avec un tel sang froid.

***

  Il y a des bruits de pas qui font grincer les escaliers, loin derrière moi. Ils ne sont pas en rythme et semblent se multiplier au niveau de la surface. Rosie et les autres filles viennent de faire irruption dans la salle à manger. Personne ne parle, pas même Terence, mais mon coeur en avait à dire. Il hurlait, à ce stade. 

  Il se met à cogner fort dans ma poitrine. Je sens mes oreilles rougir et quelque chose me plante dans le torse. En voyant la tenue de Rosie, je suis bien à deux doigts de faire une tachycardie.

  Une tenue. Hmpf. J'en ricane rien qu'à l'euphémisme que je viens d'employer. Disons, pour être poli, que Rosie a quelques fragments qui font pâle figure sur son corps. Comme un lacet de chaussure faisant office de cadenas ou des guirlandes accrochées à un grand chêne. 

  Deux caches tétons en diamant luisent juste devant moi. Je m'en décroche presque la mâchoire, bouche bée. Elle n'a qu'un string de la même matière écarlate pour cacher son buisson secret – je n'ai pas trouvé d'autre terme. Son corps entier se couvre uniquement de sa peau. Et ce n'est pas les formes qui manquent à Rosie. 

  Nahla est plutôt costaude et marque quelques formes qui surplombent sa masse. Inès respecte les standards de beautés des actrices hollywoodiennes des années 2000 : c'était la taille de guêpe et le corps élancé qui primait, mais qui faisait aussi son charme. Mais Rosie, oh Rosie avait ce qu'il fallait, là où il fallait. Non loin des rappeuses américaines et autres influenceuses aux formes disproportionnées, on peut presque se demander si elle n'était pas passée au bistouri. 

  Et dire que malgré son corps « parfait » selon les médias et la société, Rosie arrive tout de même à se feutrer dans l'ombre de Nahla au campus. L'ironie du sort ne pouvait pas mieux se porter. Il fallait dire que Rosie était aussi une fille avec la discrétion la plus infaillible. Elle restait aux côtés de Nahla et participait aux premières loges dans la routine de sa vie. Mais ses efforts ne suffisaient pas pour se faire un nom parmi celui des filles les plus populaires de l'université. 

  Morgan a décidément le don pour dégoter des filles de qualités. Je dois lui reconnaître ça. Surtout qu'il m'aurait été impossible de la voir quasiment nue sans les évènements récents qui ont surgit de nulle part pour faire de ma vie un enfer. 

  Je me surprend à penser à autre chose qu'à mes parents, aux médias et les gens de l'extérieur qui me détestent voire veulent me voir trouver pendu à une corde. Encore une fois, Rosie rend mon supplice un peu plus supportable. 

  Elle est l'alcool que l'on boit avant de s'arracher un énorme pansement ou de se faire soi-même une amputation. Avec ce don d'enivrer, de lever l'inhibition qui me tourmente et surtout de me plonger dans un tout autre monde. 

  Alors que je tourne l'oeil par réflexe, mon coeur se met à bondir dans ma poitrine lorsque je vois Terence me dévisager avec rage du coin de l'oeil. Je fais en sorte de tenir mon regard vers la poitrine de Rosie puis la glisse lentement vers les autres filles pour éviter toute confrontation visuelle avec ce malade. 

  En voyant le contraste qui va suivre, j'ai automatiquement sursauté, prêt à bondir de ma chaise. Si je trouve le moignon de Nahla déjà effrayant dans le crépuscule aveugle de la nuit, il m'est d'autant plus effrayant une fois soumis à la lumière du jour. Je ne peux me résigner à ne pas le fixer, son morceau de chair amputé me déroute presque dans l'inconscience. Je suis en train de lutter pour ne pas tomber dans les pommes. Et discret comme je le montre si bien, elle remarque mon jugement à travers mon regard apeuré. 

  Elle se braque en mettant un main sur son moignon, un sentiment de honte commence à m'envahir.

  — Terence... murmure-t-elle d'une voix étreinte. 

  La gorge de Nahla fait comme un râle, elle souffre clairement de déshydratation mais je ne peux rien faire pour remédier à ça. En faisant suffisamment attention au moindre détail de son visage, ses joues s'étaient creusées depuis la dernière fois qu'on s'est vu – un peu comme une acariâtre. La fille la plus populaire du campus avait réussi l'exploit de perdre une vingtaine de kilos et gagner au moins deux décennies. Personne ne peut se targuer d'un tel changement au bout de quelques mois. 

  — Rosie, sert-là, dit-il sans filtre. 

  Je sens à sa façon d'être qu'elle lui inspire tout sauf de la peine. Il faut dire que c'était sa petite vengeance à lui, après tout ce temps à subir les tribulations que Nahla lui imposait. 

  — Est-ce que je peux aller me doucher ? 

  — Ne passe pas tout ton temps sous la douche, n'oublie pas que je paie l'eau ! gronde Terence en lui accordant cette faveur. 

  C'est au moins ça, soupirais-je. Avec toute cette attention portée sur Nahla, je n'ai même pas fait attention à Inès qui me regarde fixement du coin de l'oeil depuis qu'elle s'était attablée.

  Je lui expédie un signe de tête et constate qu'elle n'y répond pas. Elle se contente de m'observer avec un froncement de sourcils plus prononcé. Inès a des choses à me reprocher mais ne peut pas déballer sa diatribe devant Terence et les autres filles. Ça la démange de l'intérieur, allant au-delà de son estomac qui criait famine.

  Le seul qui garde finalement le sourire est ce bon vieux Terence. Il finit à lui seul le plat de gratin, se vidant à chaque pique de fourchette juste devant mes yeux. Je n'ai pas touché à mon plat, pour ma part. La chaleur qui s'en dissipait autrefois avait fini par absorber l'atmosphère glacial de la pièce et semblait immangeable de mon point de vue. Ce sont les émotions qui me font parler, sans doute, mais c'est ce que je ressens. 

  — Après manger, ça vous dirait qu'on regarde un film, vous et moi, hum ? 

  — Quelle catégorie, répond Inès en donnant brusquement son attention. Si c'est la catégorie horreur, ça ne sert à rien, on le vit déjà ici. 

  Terence fronce tristement des sourcils, déçu par sa réponse. 

  — T'es une caïd, toi. Tu démords pas. 

  — Je ne vois pas en quoi répondre à tes bizarreries fait de moi une de caïd. Un vrai caïd t'aurait déjà réduit en pièces. 

  Je regarde Inès pour lui faire signe de se calmer. J'approuve son courage mais je ne peux m'empêcher de penser aux pires excès de colère dont il est capable pour se dédouaner de toute réalité. C'est fréquent, chez les psychopathes et autres méchants des séries télévisées policières. 

  Ils pensent toujours que leurs idéologies passent avant celles de tout le monde et que les autres réfléchissaient mal au sens de la vie. Des marginaux qui se confondent avec les apôtres des récits bibliques investis de prêcher la bonne paroles aux gens du monde. Terence me fait penser à ce genre de type. 

  Il se lève brusquement de table et attrape Rosie par les hanches. Inès les observe s'éloigner en prenant ces fichus escaliers derrière mon dos. 

  — Qu'est-ce qu'il est parti faire avec elle ?! 

  — Qu'est-ce qui t'arrives, t'es jaloux ! s'énerve la jeune fille. 

  — Hein, absolument pas ! Et puis pourquoi tu me parle sur ce ton ? J'y suis pour rien si t'es en colère ! 

  La voir dans cet état me met moi-même en colère. Je sais, c'est stupide, mais les émotions négatives sont très contagieuses, surtout dans un huit clos comme celui-ci. 

  J'entends soudainement une note musicale assez familière. 

  Ces rythmes de piano, puis cette voix stridente digne d'une petite fille qui vient à peine d'entamer son entrée au collège. Elle commence doucement puis accélère le tempo. 

  — Il est sérieux, là ? White-Kitty ? 

  À moins qu'il ait réussi à kidnapper l'une des chanteuses pop les plus connues du monde et la mettre dans sa cave, une basse gronde en-dessous du sol. Elle fait trembler toute la maison depuis ses fondations. Inès observe son assiette émettre des vibrations, comme si tous les objets qui nous entourent se mettent à danser. 

  — C'est une blague ou ils sont vraiment en train de s'amuser en bas ? 

  — S'amuser, tu dis ? répète Inès d'une voix franche et glacial. Non, il n'y a que lui qui s'amuse, là. 

  — Je n'arrive pas à croire qu'un psychopathe comme lui puisse écouter de la musique pour pré-adolescente prépubère. 

  — Si seulement ça ne s'arrêtait qu'à ça, continue Inès.

  — Qu'est-ce que tu veux dire par là ? 

  Elle tapote son lobule pour me faire signe de tendre l'oreille. Au début, je la regarde en fronçant des sourcils sans comprendre. Puis j'essaye de pencher ma tête en arrière – dans la direction du bruit qui trouvait sa source à quelques mètres d'ici. 

♪ Don't take them off 

Put Yours Hands on It

Don't take them off 

Put Yours Hands on Me

You Can put Yours Hands on Me

If you like what you see

Baby put your hands on Me 

  Ces notes résonnent en moi comme une incantation occulte. Sa voix n'a plus rien d'innocente. Elle possède justement cette assonance mielleuse et aigüe qui rend à la situation a fortiori malsaine. 

  Je ne l'avais pas remarqué de suite mais une nouvelle voix s'était ajoutée à son instrumentale. On l'entend hurler en choeur avec White-Kitty lorsqu'elle jongle avec les octaves. L'autre, cependant, ne semblait pas suivre l'artiste sur sa performance. Sa voix déchirante semble se retrouver étranglée par quelque chose. Elle se tord de douleur et hoquète comme si quelqu'un se frictionne violemment contre son corps.

  — L'enfoiré...

  Je savais qu'Inès était d'accord avec moi, pour la première fois depuis que nous sommes arrivés ici.

  — Il croit vraiment qu'on entend rien derrière sa musique, souffla Inès, presque sur un ton moqueur. 

  — Ce n'est pas pour nous qu'il cache les hurlements de Rosie. On est dans un quartier pavillonnaire. N'oublie pas les voisins aux alentours qui pourraient rappliquer ici au moindre bruit suspect.

  — Violer une fille sur du White-Kitty... soupira Inès. Avec cette info, je me demande si elle ne serait pas capable de prendre sa retraite et s'exiler sur une île, aux Bahamas. 


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