Chapitre 1 - Les lois de la meute

  L'être humain – les ados et les jeunes adultes, en particulier – ont un besoin irrépressible de faire partie d'un groupe. D'une tribu. Comme une meute de loups dans laquelle il y a le mâle et parfois la femelle alpha qui impose ses choix au reste du groupe.

  Les Loups Bêtas, qui s'assurent que l'Alpha est bien respecté. Et un peu à part, il y a les Loups Omégas. À la fourrure aplatie, la queue repliée entre ses pattes, dont la mission instinctive consiste à être les souffre-douleurs. Celui qui attire et qui canalise toute l'agressivité du groupe.

  Dans l'Université Hibiscus, j'ai toujours cette nette sensation que beaucoup se reconnaissent dans cette position de chef de meute. D'harceleur Alpha qui déploie son pouvoir destructeur sur l'Oméga sans défense. Les faibles, les différents, les vilains... ceux que certains appellent les parasites, ou encore comme décrit par nos chers étudiants en psychologie : profils de victimes.

  Le mécanisme est simple. Pour briller, il faut devenir meilleur, réaliser de belles choses. Mais pour sembler brillant, comme une bague en toc, il suffit de ternir les gens fragiles en les persécutant.

  De toute façon, peu importe lequel des deux chemins vous emprunterez pour y arriver, l'important est le résultat final. Dans les deux cas vous sortez gagnant. Je crois que c'est la politique de cette université.

  Nahla était considérée comme une femelle Alpha dans la meute de loups. Depuis maintenant deux mois, il est aisé de le constater. La rentrée avait repris son cours au mois de septembre, comme chaque année et il était impressionnant de savoir, qu'avec le simple fait d'entendre de la trap américaine exploser dans ces espèces de basses portatives, que cette louve et sa meute venait de débarquer dans le campus.

  Le forum était en quelque sorte comme leur coin de repère, impossible de le rater, il dominait le centre même de cette université. Si vous voulez rentrer ou sortir, vous êtes obligé d'y passer un moment donné. Vous l'aviez donc forcément au moins une fois regardé, ne serait-ce que du coin de l'œil.

  Nahla avait ce parfum à la vanille mélangée à une odeur de tabac insupportable qui la rendait à la fois irrésistible mais très peu fréquentable pour les gens comme moi, et peut-être vous, en l'occurrence.

  Pour utiliser les termes des ados et adultes en devenir de ma génération, je dirais que Nahla s'assimile plus à une sorte de Bad Girl, le penchant féminin du Bad Boy. Belle mais sauvage. Il suffisait de l'admirer pendant quelques secondes pour le comprendre.

  Une fille aux cheveux aussi noirs et plats que ceux des indiens, des traits fins, une poitrine généreuse, un corps presque parfait qui attisait toute la convoitise des autres loups et la jalousie maladive des louves. Je dis presque parce que Nahla était aussi connu pour être une femme « en chaire » ou « chargée », comme le disait les gens au campus. Sans parler des tatouages et des piercing qui ornaient sa peau, qui lui donnaient cet air si interdit, si dangereux pour les garçons dans mon genre.

  Elle n'allait jamais en cours magistraux mais possédait toutes les leçons. Vous voyez l'erreur ? Une horde de loups bêtas bien assidus, à sa disposition, qui se mettait à la tâche de la prise de notes dans une grande salle à peine climatisée. Pendant qu'elle participait à une séance de karaoké improvisé en plein air sur les derniers singles de rap américains du moment, une clope à la main, sa bière en verre dans l'autre.

  Pour parler de son absence, je dois avouer que les deux premiers jours étaient une véritable libération pour mes poumons et mes oreilles. La basse ne faisait pas frissonner l'échine dans mon cou et je n'avais pas cette sensation d'être persécuté par un bruit agressif. Plus de Nahla, plus de regroupement intempestif sur le forum.

  D'ailleurs, son banc – parce que c'était devenu le sien – n'avait jamais été aussi vide depuis ses deux jours d'absence. Je ne savais pas si la meute s'était divisée en attendant son retour ou préférait aller vagabonder ailleurs.

  Le plus heureux dans toute cette affaire devait probablement être Terence Octave. C'était lui le loup Oméga. Il ne faisait pas vraiment partie de sa bande. Il était uniquement de passage sur le forum. Pourtant, il y avait ce petit quelque chose qui se ressentait simplement à son allure, cette aura de victime, de défouloir.

  Je ne pouvais pas l'aider, non parce que je ne voulais pas m'attirer la foudre des Bêtas qui œuvraient pour le compte de Nahla, mais j'aimais avoir un point de vue extérieur à ce genre de situation et, de toute façon, j'avais autre chose à faire.

  À la base, Terence était le type de personne dont Nahla adorait se moquer. Je me rappellerai toujours du jour où elle lui a fait croire qu'elle ressentait des sentiments pour lui. Elle n'avait pas arrêté de lui faire des yeux doux et de s'asseoir à côté de lui. Terence était tellement mal à l'aise qu'il n'osait même pas la regarder dans les yeux. Toujours tête baissée quand elle transportait son odeur de vanille et de mégot autour de lui, il n'arrivait plus à faire sortir un son de sa bouche.

  Si seulement il avait compris qu'il suffisait de rentrer dans son délire pour que cette petite moquerie arrête de prendre de l'ampleur... Vous n'avez quand même pas cru un seul instant que Nahla était réellement intéressée par lui ? Il suffit de comparer le physique des deux pour le comprendre.

  Sa calvitie précoce lui donnait le double de ses dix-huit ans tandis qu'il avait encore plus de seins et de cellulite que n'importe quelle fille lambda. Les étudiants en fac de médecine mettraient sa morphologique sur le compte de la malbouffe et des œstrogènes ; le groupe de Nahla se contentait de lui faire des remarques sur son poids. Terence était encore plus complexé, si bien qu'il mettait des t-shirts et des pantalons suffisamment larges pour ne pas que l'on voit ses bourrelets se resserrer autour de ses vêtements, à l'instar d'un étau. C'était comme mettre une sorte de grand drap sur un bœuf.

  Je n'imagine même pas son soulagement mental en ce qui concerne la disparition de Nahla. Et oui, à partir d'un certain laps de temps – environ désormais deux mois en ce qui concerne cette affaire – on ne parle plus d'une simple absence mais bel et bien d'une disparition subite. Nahla n'a donné aucun signe de vie depuis le 19 septembre 2020 et tous les Bêtas de sa meute furent les premiers à s'en inquiéter.

  Dès le premier jour, beaucoup d'entre eux disait que ce n'était pas normal. Nahla portait une attention particulière aux réseaux sociaux – un peu comme 90% des gens de notre génération – et elle n'avait rien posté depuis cette date rédhibitoire. Elle était tout simplement déconnectée, aussi bien du monde virtuel que réel.

  Je ne serai pas hypocrite en disant que le silence qui respire enfin sur le forum ne me fait pas le plus grand bien, mais il faut admettre que la disparition de Nahla nous a tous bouleversé. En général, il ne se passe jamais rien de spécial dans cette université. Si bien qu'elle ne possède même pas sa propre page Wikipédia. On en est à ce stade.

  Beaucoup d'imbécile en ont profité pour se mettre sur leur trente-et-un lorsque la presse locale est venue interviewer l'Université Hibiscus. Depuis ce mois de novembre, on doit être l'université française la plus côté du moment – et pour des choses négatives, à notre grand désavantage. Je n'ose pas imaginer la réaction de mes futurs collègues de travail lorsque je leurs dirais d'où je suis diplômé : « Ah ouais, tu viens de l'Université Hibiscus ?! C'était là où deux jeunes filles ont mystérieusement disparu sans jamais donner signe de vie ! Tu l'as bien vécu, du coup ? ».

  Deux. C'est exactement ça. Parce que tout cet engouement ne s'est pas arrêté à Nahla. Récemment, une autre s'y est ajoutée. Mais je n'ai pas le temps d'en parler.

  Tout d'abord, parce que sa disparition à fait moins de boucan que Nahla, la faute à une côte de popularité nettement inférieure. Et parce que Alain m'attend, les bras croisés, son sourire narquois indélébile. Il est devant les escaliers cascadant la sortie du campus.

  — J'espère que tu es prêt, cette fois-ci, Driss. Ce n'était pas trop ça, l'entraînement d'hier.

  — Ça ne compte pas ! lui ai-je craché d'un ton agacé. J'étais fatigué, c'est pour ça que je n'étais pas à fond sur les exercices.

  On se mets sous le kiosque en attendant l'arrivée du bus 133, direction la salle de sport.

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