VOLUME 3 : La noyée.
Il y a deux sortes de derniers chapitres : ceux où tout est déjà résolu, qui arrivent comme une conclusion, une note joyeuse à la trompette ; ceux où tout reste à résoudre et où l'on se demande s'ils nous apporteront véritablement la fin espérée. Pourra-t-il vraiment nous révéler qui a tué la vieille femme, a kidnappé le chien, a couché avec la femme du policier et a gagné à la loterie en une dizaine de pages ? Oui ! Quel tour de maître !
Alors que le volume deux annonçait un homme poétique et que cet homme est arrivé, avec ses tableaux et sa femme splendide, on s'interroge alors sur le titre du dernier chapitre. La noyée. Va-t-elle mourir ? Et les feuillets ? Les trouvera-t-il ? Bordel, vont-ils enfin s'aimer ?
L'été touchait à sa fin, comme chaque été. Comme chaque hiver et printemps aussi. Comme chaque vie. Mais ne nous attardons pas sur la nostalgie d'une saison ou d'une existence puisque nos deux bobos nous attendent.
À chaque fin d'été, il y avait cette fête au village, un rassemblement des foyers où les hommes pouvaient boire ensemble sans que leurs bonnes femmes ne râlent et leur reprochent de passer leurs temps au bar, d'oublier qu'ils avaient une famille et que s'il continuait, elles allaient sérieusement songer à le quitter pour Federico, ce magnifique brésilien qu'elles avaient rencontré sur l'Internet. Ce soir-là, on buvait ensemble, on écoutait de la musique traditionnelle et on appelait son épouse Bibiche pendant que le voisin racontait ses vacances au Pays-Basque.
Eux étaient là aussi, parce que c'était peut-être ringard, mais cela restait un événement auquel c'était important d'assister. C'était là que tout se jouait dans la généalogie du village : les divorces, les futurs mariages et les personnes qui se présenteraient aux élections municipales. Il y avait un beau repas, cuisiné par la mairie et qui ne valait trois fois rien. Trois euros pour un plat de saucisse-frites, un verre de vin, un morceau camembert Président et une part de tarte aux pommes décongelées.
Ils en étaient à fumer une cigarette.
— C'est triste, maugréa-t-elle, c'est la fin de l'été.
— On a rien fait de l'été, c'est pas trop triste, on va retourner à la civilisation.
— Le lycée, c'est la civilisation ? s'étonna-t-elle.
— La civilisation, pour moi, c'est des gens qui ne sont pas des vaches, ou qui ne traient pas des vaches, ou qui ne couchent pas avec des vaches.
— Ta dernière réponse vient d'éliminer la moitié des garçons du lycée, cingla-t-elle.
Elle aurait espéré que sa remarque le fasse un peu rire, il ne décrocha même pas un sourire.
— Dis pas ça. Ça brise des personnes ce genre de choses.
Elle écrasa sa cigarette contre le béton du parking de la mairie. À quelques mètres d'eux, un DJ engagé pour l'occasion passait du Patrick Sébastien et les habitants du petit patelin hurlaient à plein poumons qu'ils étaient serrés au fond de cette boîte, et que les sardines chantaient.
— Va te faire foutre, cracha-t-elle en se relevant.
Elle quitta leur petit coin tranquille, derrière un chapiteau et au moment où il se dit que c'était peut-être temps d'aller à sa poursuite, de lui demander ce qu'il avait fait de mal, il l'avait déjà perdue dans la foule. Il passa sa main dans ses cheveux, car c'est toujours ce que font les héros de romance lorsqu'ils sont confus, les cheveux devant renfermer une propriété magique qui servait à exprimer leur perplexité. « Que m'arrive-t-il ? » Il se passe la main dans les cheveux, il fronce les sourcils et trouve la solution. Les filles, elles, préfèrent se mordre les lèvres.
Ce qui s'était passé était en réalité très simple. Elle n'avait pas compris. Elle n'avait pas compris pourquoi il lui avait intimé implicitement de ne pas se moquer des autres, alors que lui-même était un as de la raillerie, elle n'avait pas compris pourquoi il lui demandait de laisser les autres filles tranquille alors qu'il passait son temps à lui répéter qu'elle était laide, qu'elle avait des boutons. Elle s'était sentie bien bête d'avoir pensé un instant à tout lui avouer, d'avoir écrit tant de feuillets sur lui, sur ses yeux, sur la ligne de son nez et le fait qu'il ne pleurait pas.
Et ainsi arrivait le moment de la dispute, de la grande dispute, celle qui éclate et amène avec brillo au beau baiser final. Les deux gens se connaissent, se cherchent, se lient, développent des sentiments. Puis ils se disputent, et c'est à cet instant, lorsque naissent les premiers sentiments d'animosité que la réalité les frappe : ils sont fous amoureux l'un de l'autre. Alors ils se retrouvent, ils se courent dans les bras et se disent qu'ils s'aiment, qu'ils se sont toujours aimés et qu'il s'aimeront toujours.
Le mois d'après, elle est enceinte, ils se marient. Trois ans plus tard, les disputes n'amènent à aucun baiser et ils divorcent en se demandant qui aura la garde des enfants et lequel aura la chance de les voir qu'un week-end sur deux. Mais évidemment, ce genre de choses pessimistes, on évite de le raconter, et il n'y aurait qu'un narrateur de triptyque assez fou pour oser en parler et détruire les rêves du lectorat. Ce même narrateur qui, à cause de son cynisme égal à celui des personnages ne retrouvera probablement plus aucun récit à conter. « Pourquoi êtes-vous au chômage, narrateur ? » Il a dit la vérité sur les histoires d'amour. Pauvre, pauvre narrateur.
Il la chercha à travers la foule, à travers les gens dansant sur Born to be alive. Born, born... mais elle n'était pas là. Born to be alive d'une voix grave... et il crut apercevoir ses cheveux volants à la sortie d'un chapiteau. Born to be alive répété par un chorus de femmes... ce n'était pas elle finalement. Il l'avait perdue.
Il pensa qu'elle était rentrée chez elle alors il poussa la porte de la maison. Pourquoi la porte n'était-elle pas verrouillée ? On n'en sait rien, et c'est sûr que cette famille ne doit pas être très prudente de laisser sa porte ouverte alors qu'une fête de village bat son plein et qu'un groupe de jeunes pourrait très bien profiter de l'atmosphère de fête pour cambrioler les maisons. Dans tous les cas, la porte n'était pas verrouillée, parce qu'imaginez un seul instant si elle l'avait été. Il serait alors reparti bredouille, aurait abandonné la chance de conquérir la femme de sa vie et aurait aujourd'hui épouser une vieille mégère qui ne lui préparait que du chou pour le dîner.
Alors pour les besoins du spectacle romantique qui va s'en suivre, la porte doit être déverrouillée, comprenez-vous mieux maintenant ?
La maison était silencieuse et noire, il allumait les lumières au fur et à mesure qu'il passait de pièce en pièce. Il entra dans sa chambre, celle où il était resté des heures à discuter du monde avec elle.
À la suite d'une autre ellipse, pour maintenir un rythme effréné et parallèlement pour terminer cette histoire au plus vite, on le retrouvera au bord d'un lac de montagne. Comment peut-on trouver un village de campagne et un lac de montagne au même endroit ? On ne peut pas, mais le décor de l'histoire se doit d'être majestueux, avec des lieux où la nature garde ses droits sur l'univers. Un baiser ne peut décemment pas avoir lieu près d'une fosse sceptique, même si l'on s'accorde pour dire que c'est la sorte de point d'eau que l'on retrouvera le plus facilement en campagne. Comme la porte était déverrouillée, il y a un lac de montagne près d'eux. Pour la magie.
Elle était là, sur les rives et elle tenait un grand paquet de feuilles à la main. Ses yeux s'attardaient sur chacun d'entre eux, lisant les grandes lignes. Puis elle les jetait à l'eau. Chose certainement très tragique, très spectaculaire et nécessairement romantique au yeux du lecteur mais aussi très mauvais pour l'environnement.
— Putain, dit-il en arrivant.
Le lieu est beau, les personnages n'ont donc pas besoin de lancer des grandes phrases du genre « S'il te plaît, ne fais pas ça, tu vaux tellement mieux ! ».
Elle leva les yeux sur lui et fronça les sourcils.
— Putain, répéta-t-il. T'es sérieuse ? J'ai cru que t'étais morte ! J'ai cru que t'allais te suicider
— Pourquoi je me suiciderais ? Formula-t-elle en lançant un autre feuillet à l'eau.
— Tu as laissé un mot sur ton bureau « Je vais me suicider au lac, bisous. ». C'est pas drôle !
— C'est quand même un peu drôle.
Il était essoufflé, il avait couru de la maison de son ami au lac. Ce qui ne faisait en réalité que cinq cents mètres, énorme pour quelqu'un qui trouvait toujours une excuse pour sécher les cours d'athlétisme. Il s'assit à côté de ses jambes et elle se résolut à s'installer dans l'herbe à côté de lui. La scène était irréelle : il alluma une cigarette et elle continua à déchirer les feuillets qu'elle avait écrits sur lui et à lancer des petits bouts dans l'eau. Il ne chercha même pas à savoir ce qu'elle jetait. On se demandait alors si c'était vraiment le moment, s'ils allaient vraiment s'embrasser tant leur désintérêt l'un pour l'autre semblait prendre le dessus.
S'aimaient-ils vraiment ? Après tout, le narrateur, le méchant narrateur avait déjà menti sur un tas de trucs, et le manque d'ombres chinoises restait toujours en travers de la gorge. Et si tout cela, toute cette histoire n'était pas une nouvelle et bonne grosse arnaque ? Peut-être ne s'aimaient-ils même pas, peut-être que les feuillets n'étaient même pas à propos de lui...
— Pourquoi t'étais fâchée ?
— Je suis toujours fâchée, le corrigea-t-elle.
— Pourquoi t'es fâchée ?
— Parce que tu es con.
— Merci, je sais. Et toi, tu t'appelles comment ?
Elle le frappa avec la pile de feuillets et ce geste le rassura. Elle ne l'avait pas frappé de la journée et il avait commencé à croire qu'elle lui en voulait pour de vrai : l'absence de violence était la preuve de sa rage contre lui, aussi étrange que cela sonnait.
— T'as déjà été amoureux ? lui demanda-t-elle soudainement.
— Amou-quoi ? C'est l'affiliation à quel parti politique ?
— Réponds à ma question.
C'était sûrement le moment. Il allait lui répondre « Oui, de toi. ». Elle pleurerait de joie, ils seraient très heureux ensemble, s'embrasseraient et vivraient sur un nuage.
— Non.
Elle baissa les yeux, aussi déçu qu'un lecteur attendant la réalisation de son désir d'idéal. Si l'amour n'existait même pas dans les histoires, alors comment pourrait-on être sûr qu'il existe dans la réalité ? On avait besoin de ces belles histoires, de ces couples. Le simple fait de s'imaginer qu'ils ne finiraient pas ensemble à la fin suffisait à faire remonter nos démons à la surface. Et si on finissait aussi seuls qu'eux ?
— Je ne suis pas amoureux, reprit-il pour enfoncer la chose, c'est nul, tout le monde est amoureux. Regarde le nombre de filles qui sont amoureuses au bout de trois jours.
— Excuse-moi, persifla-t-elle, j'avais oublié ton côté « Bonjour, je suis contre la norme, payez-moi en chocolat, le fric c'est pour les autres. ».
— Tais-toi, le chocolat est la meilleure invention au monde. Après toi.
Elle fronça les sourcils et arrêta soudainement de lancer les feuillets dans l'eau.
— Je ne suis pas amoureux, tout le monde est amoureux, je ne suis pas comme tout le monde, reprit-il, mais si tu me demandais de passer le reste de ma vie avec toi, je le ferais.
Il y eut un silence.
— Putain de hipster, chuchota-t-elle.
Ils s'embrassèrent.
Comme ça ? Eh oui, comme ça. Qu'attendiez-vous de plus ? La porte déverrouillée comme par magie, le cadre enchanteur, le baiser, tout y est. Quoi ? Un peu plus de romantisme ? Un peu plus de longueur ? De sentiments ? D'émotions ?
Oh Seigneur, mais n'avez-vous donc rien retenu ?
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