VOLUME 2 : L'heure de l'homme poétique.
Vous voilà alors au Volume Deux. Et à cet instant, peut-être êtes vous déçus, frustrés ou aviez prévu de ne pas continuer. Parce que mis à part une narration qui ne raconte rien et quelques dialogues moisis, on n'est bien loin de la dialectique promise. Et surtout, surtout, il n'y avait pas d'ombres chinoises. Ça, ce fut la cerise sur le gâteau, l'étoile en haut du sapin : mais où sont les ombres chinoises ? Le titre annonçait de belles silhouettes réalisées sur le vif, pas la fin d'une des plus grosses ventes des librairies de l'année passée.
Ainsi, vous abordez ce second volume avec aigreur parce que déjà, vous sentez bien qu'il y a un truc qui cloche. Comment peut-on parler d'un homme poétique alors qu'on sait très bien que c'est elle qui écrit ?
Vous vous dîtes alors que toute cette histoire n'est qu'une belle et grosse arnaque, et que depuis le début, ce narrateur intrusif joue avec vous. Peut-être même qu'ils ne finiront pas ensemble, alors là, là ce serait la plus grosse imposture de la littérature. Tant de mots pour qu'à la fin, ils se séparent, ne se revoient plus jamais et ne s'avouent jamais leurs ressentis. Pourquoi continuer ? Qu'est-ce qui vous pousse à continuer ?
Ils n'étaient pas toujours ensemble, pas à chaque minute de leur vie. Ils étaient à la fois le mythe des meilleurs amis inséparables et le marteau qui venait éclater cette légende en mille morceaux. Ils pouvaient passer des jours sans s'envoyer le moindre message, sans sortir de chez eux, sans se croiser dans les couloirs du lycée, à jouer aux inconnus, aux anciens amis brouillés. Puis un beau matin, quand il allait courir – il allait parfois courir, elle pensait qu'il s'entretenait alors qu'en vérité il ne courait que lorsqu'il ressentait l'envie irrépressible de la voir – il frappait à sa porte et ils mangeaient un bol de céréales ensemble.
— J'arrive pas à croire que j'aie choisi un meilleur ami qui met le lait avant les céréales, observa-t-elle un beau matin.
Lui était dégoulinant de sueur, parce qu'il n'était pas endurant et que les quelques centaines de mètres qui séparaient leurs deux maisons suffisaient à l'épuiser. Elle, pensait toujours qu'il revenait de plusieurs kilomètres de course.
— Donc tu avoues que je suis ton meilleur ami, s'amusa-t-il.
— Tu sais ce que je veux dire, meilleur ami dans le sens seul ami. Tu es le meilleur parce que tu es le seul. Le meilleur par défaut. Ne va pas croire que je t'apprécie plus que ça.
— Sale menteuse, dit-il en versant les céréales dans le bol.
— Je connais même pas ton deuxième prénom. C'est la preuve qui montre le peu d'intérêt que je te porte.
— Ou alors c'est probablement parce que j'ai pas de deuxième prénom.
— Oh, ta gueule et continue d'incanter le Démon en versant ton lait avant les céréales, conclut-elle.
Il sourit. Elle faisait la maline, elle aimait bien faire la maline. Non pas parce que c'était une de ces filles qui faisaient exprès de se renfermer sur elles-mêmes, de jouer les froides, les manipulatrices dans le but d'asservir chaque mâle existant sur Terre. Son cynisme n'avait rien d'attirant, en vérité. De son point de vue à lui, ça faisait même d'elle la plus grosse connasse qu'il ait rencontrée et bon nombre de fois, il s'était demandé pourquoi il continuait de la fréquenter.
Puis, la réalité l'avait frappée. Il n'était pas mieux. Rien que ça. Il était un connard, alors il ne pouvait pas arrêter d'être avec elle, ça aurait signifié qu'il se détestait lui-même. Il n'avait jamais appris à se détester, peut-être que c'était parce qu'il ne regardait pas la télévision et qu'il n'allait sur Internet que pour trouver des nouvelles musiques inspirantes.
— Tu vas faire quoi aujourd'hui ? interrogea-t-il.
— Je sais pas, écrire peut-être.
— Écrire sur moi ? la taquina-t-il.
— Est-ce que tu me peins ?
— Putain, non !
— Alors dis-moi pourquoi j'écrirais sur toi ?
Bien entendu, comme dans toute bonne histoire qui laisse cette petite sensation de vide dans le cœur aux moments intenses – le baiser, la déclaration, la séparation tragique à l'aéroport – ils mentaient.
On fera alors une ellipse, on omettra de dire qu'il rentra chez lui, qu'elle ramassa la table du petit-déjeuner parce que ce sont des choses inutiles qui brise la passion de l'écriture. Cette passion, elle a des codes. On les placera alors seuls dans leurs chambres, elle assise à son bureau, lui sur son tabouret. On dira même qu'elle n'écrivait pas à l'ordinateur comme tout jeune à peu près normal mais qu'elle grattait les mots sur une feuille blanche. On informera que lui avait une palette de peinture en bois, pour dresser un tableau bien pittoresque qui rendrait les âmes les plus romantiques folles. Tiens, on mettra aussi qu'il pleuvra, à cet instant. Le ciel serait triste de les voir séparés, en voilà une belle métaphore. À travers les fenêtres de leurs chambres, ils observeraient les torrents d'eau qui s'écouleraient et le mauvais temps les forçant à rester enfermés, une puissante vague divine, venue de la Muse des muses les frapperaient, eux et leur art.
On aurait alors dressé une scène digne des plus grands films d'amour français et il suffirait d'y ajouter une musique à l'accordéon pour rendre l'atmosphère générale encore plus... [soupir de bonheur]. Et alors ? Le narrateur a tous les droits, y compris celui d'insérer des indications de sons dans le récit.
Elle avait dit qu'elle n'écrivait pas sur lui alors qu'en réalité, il était le seul sujet de tous les feuillets qu'elle griffonnait. Des descriptions d'une dizaines de pages qui n'apportaient rien de concret à part qu'après lecture, on était capable de replacer chaque grain de beauté sur le visage du garçon.
« Et les joues ne se trempaient jamais ; bien que des fois, j'aurais voulu que les iris deviennent flous sous les cascades. J'aurais aimé lui dire que je partais et voir ses pommettes s'imbiber sous les larmes. J'étais sûrement trop romantique, puisqu'il ne sanglotait jamais, même quand il se cassait un doigt, même si son oncle venait à mourir, même si son cœur éclatait.
Les sourcils se courbaient sous la rage, sous la colère et la douleur, les commissures de ses lèvres remontaient parfois dans un arc déformé. Ça lui arrivait de faire tressauter le coin de ses yeux fermés pour mieux le supporter ou de froncer le nez.
Et les joues ne se trempaient jamais. »
Et ceci, pendant des pages et des pages, toutes entassées dans un petit tiroir, le dernier du bureau.
Un jour, il avait voulu l'ouvrir et elle lui avait dit que c'était l'endroit où elle mettait sa réserve de tampons et de serviettes hygiéniques. Il n'avait pas cherché à l'ouvrir. Pourquoi s'embêter à de grands discours, de plates excuses lorsque la carte où figurait la plus grande peur des hommes était disponible à tout instant ? « Ça te dirait que toi et moi, on aille faire un tour ? », « D'accord, mais laisse-moi trois secondes, je dois aller changer mon tampon ». Ils fuyaient, généralement ils fuyaient parce que c'était répugnant, bah, cette fille est une femme, cette fille a un système reproducteur en bon fonctionnement, ah, que c'est dégoûtant !
Ce n'est pas le sujet, ce n'est jamais le sujet même si ça devrait l'être un peu plus. Le fait est qu'elle gardait ces feuillets mais qu'elles ne les relisaient jamais. Si elle les relisait, elle se rendrait compte qu'elle a décrit douze fois la ligne de son nez et vingt-deux fois la couleur de ses yeux, et elle arrêterait. Or, elle ne voulait pas arrêter, tout le but était de ne pas arrêter.
Il avait dit que putain, non ! il ne la peignait pas, mais pourtant, il ne l'avait jamais invité dans sa chambre. Pour la simple et bonne raison qu'au milieu des deux ou trois premiers tableaux que son pinceau avait esquissé où l'on voyait des paysages de campagne – ses paysages de sa campagne – elle était là.
C'est beaucoup plus difficile de retranscrire une peinture. Pour l'écrit, on avait qu'à reprendre bêtement un des feuillets, de le retaper et le diffuser absolument sans permission. On ne pouvait pas voler les mots d'une peinture, ça rendait la tâche du narrateur beaucoup plus compliquée et c'était en cet exercice qu'on voyait toute son habilité de conteur. Allait-il réussir à rapporter la peinture ?
Eh bien non, parce qu'inlassablement, aucun lecteur ne pourra se l'imaginer de la même façon. Même avec toutes les descriptions de la Terre, les peintures de l'imagination seront toujours différentes. Ce que l'on vous propose, c'est alors de vous figurer une femme, jeune, vielle, noire, blanche, asiatique ou indo-inuit si c'est votre conception de la beauté, sur ce point, vous êtes les plus aptes à juger. Maintenant que la femme la plus belle que vous puissiez concevoir est là, dans votre esprit, imaginez-la sur des toiles, des centaines de toiles, dans une chambre, celle que vous voulez. Elle sourit, elle rit, elle pleure, elle danse aussi.
Votre femme ne ressemblera certainement pas aux véritables peintures et selon votre orientation sexuelle, vous ne serez pas en mesure de ressentir pour de vrai les sentiments du peintre qui explosaient dès qu'il posait les yeux sur le tableau. Mais vous en aurez une idée, et bien qu'on parle souvent des mots en littérature : la force des mots, le pouvoir des mots, les mots plus puissants que l'épée et les autres proverbes, les idées sont tout aussi souveraines.
Jamais il ne sera possible de transcrire la peinture en elle-même, à moins de mâcher le travail et y mettre une photo. En revanche, transmettre l'idée de la peinture, ce qu'elle fait ressentir à un type précis de personne qui la regarde, voilà ce qui est probable.
L'idée de cette peinture, c'était que plus il la regardait, plus il aimait la fille dessus.
Alors que l'histoire aurait dû s'arrêter là, le narrateur se rend compte que les mots de ce volume sont au nombre de mille six cent soixante-six. Et, se disant, que finalement c'est possible qu'il ait réussi à incanter le démon en foutant ses fichues céréales après le lait, il décide de rallonger un peu le récit, histoire de leur laisser une infime chance de terminer ensemble.
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