VOLUME 1 : La volonté de commencer.


Septembre. Il faut s'imaginer un soleil de fin d'été, chaud, mais pas trop. Tempéré. Juste suffisant pour ne pas suer dès qu'on bougeait le petit orteil. Le temps idéal pour porter ce petit haut gris que vous aimez tant, mais que vous ne mettez jamais de juin à août car votre dos y laisse toujours une marque humide. Cette mi – peut-être même fin, les souvenirs sont flous – septembre est idéale aussi pour les dernières parties de pétanques, les ultimes barbecues de la saison avant qu'ils ne laissent leur place aux raclettes, et les verres de rosé pris sur les terrasses des cafés. Ces quelques éléments ne serviront à rien d'autre qu'à poser un imaginaire, qu'à vous inviter à percevoir les sensations, car je vous le dit d'office, il ne serait question ni de boules, ni de grillades, ni d'apéro. Et personne ne portera de haut gris.

Septembre, donc, la fin du mois. C'est la rentrée des universités, puisqu'il est bien connu que les étudiants – ou peut-être les professeurs – ne sont pas trop pressés quand il s'agit de s'enfermer dans des amphis bondés et de mettre tout leur avenir en jeu sur une licence qui ne leur donnera, de toute manière, aucun travail.

Pour elle, c'est la seconde année, la première n'a peut-être pas été très concluante, mais elle s'est accrochée, parce qu'il est trop tard pour faire demi-tour, et qu'elle n'a pas vraiment envie de se poser une énième fois la question : « Mais que vais-je faire de ma vie ? » Elle aurait peut-être dû arrêter là, et devenir narratrice, ce n'est pas cher payé, mais les nuits sont longues d'un sommeil réparateur. On dort tranquille, je vous assure, même en sachant qu'on a le destin de nombre d'autres entre les mains. Elle ne l'a pas fait. Elle s'est assise dans l'amphi, deuxième cours de la journée, elle en a pour quatre heures, bon courage !

Pour lui, c'est également la seconde année, et lui, il ne se la pose pas, cette fameuse question. Il est là, c'est ce qui compte. L'avenir n'existe pas à ses yeux, c'est un « à venir », justement, qui ne prendra consistance qu'au moment où il sera présent. Il vit alors dans un monde à deux temps : un passé qui n'a rien de nostalgique, et un présent rempli d'opportunités. D'ailleurs, il en voit une, juste là, sous ses yeux, quand il les pose sur elle. Au début, il hésite peut-être un peu, jusqu'à ce qu'elle le voit à son tour. Bam, sourire. La machine est lancée. Il vient s'installer à côté.

Je sais, je sais, vous n'y comprenez rien. « Ce n'est pas réaliste ! », vous entendé-je. « Personne ne se rencontre de la sorte », me crie-t-on. Allez-vous me laisser finir ! Ils se connaissaient déjà, voilà ce que j'allais dire. Ils s'étaient parlés, une ou deux fois, plutôt trois ou quatre, ils avaient échangé des cours, des mots, des inquiétudes sur les examens, ils avaient été longtemps des connaissances, deux personnes sur deux courbes différentes, qui se croisaient parfois, et continuaient leurs routes séparément. Lorsqu'il s'installe à côté d'elle, ce n'est rien d'autre qu'un croisement de plus. Rien d'autre. Ah oui ?

Tout est-il qu'ils se croisent, dans cet amphi bondé, et ils restent bloqués pendant quatre heures à côté, à prendre des notes qui ne leur seront d'aucune utilité – oh, s'il vous plaît, ne vous agacez pas, avez-vous déjà été à la fac ? Moi, oui, et je sais que personne ne relit jamais ses notes ! – à discuter de leurs vacances au combien inintéressantes, et à prendre un café à la pause. Le cours se finit, les professeurs plient bagages, les deux se disent au revoir, et rentrent chacun de leur côté. Nous ne pourrions être plus d'accord : c'est d'un ennui à mourir, et moi-même, j'aurais bien aimé un peu plus de piment. Il aurait pu l'inviter à boire un verre, ou elle, pour ce qu'on en sait. C'est vrai, pourquoi toujours l'homme, devez-vous penser... Vous voulez que je vous dise, pourquoi toujours l'homme ? Parce que notre société a passé des siècles à prôner le genre masculin comme supérieur, à priver les femmes d'être indépendantes, et l'on s'étonne aujourd'hui qu'elles ne prennent pas l'initiative de prouver qu'elles pourraient l'être.

La galanterie est profondément sexiste.

Mais bref, ce n'est pas le propos – ça devrait toujours l'être. Ils rentrent chez eux, ils mangent leur petit repas d'un goût moyen, dans leur appartement d'étudiant très moyen, en regardant une émission de télévision affreusement moyenne. Leur vie est en soit une continuité d'événements moyens, succession de petits plaisirs contrebalancés par d'agaçantes désillusions. Un petit orteil contre un meuble vaut bien le bonheur de voir un arc-en-ciel se dessiner. Une tache de café sur le tee-shirt compensera l'odeur du bon pain de la boulangerie devant laquelle ils passaient le matin. Sauf que lui ne mange pas de pain, mais ça, c'est une autre histoire pour plus tard, je n'ai pas le temps aujourd'hui, ne comprenez donc vous pas que ma vie est déjà trop remplie ! Leur existence est ainsi moyenne, même leur année d'étude est moyenne. La deuxième année. Que s'y passe-t-il ? Rien. La première amène avec elle l'excitation des premières fois et la troisième la nostalgie des dernières. La seconde année est fade, sans saveurs, un peu comme cette pomme de terre bouillie à l'eau ou ce riz gluant sans sel. Je déteste le riz gluant. Deuxième année, existence moyenne, rencontre en amphithéâtre.

Quel ennui !

Alors, on avance le temps. On accélère pour arriver aux bons moments, aux passages croustillants. On saute des pages pour ne pas se coltiner la reconstitution de la bataille de Waterloo ou le déroulement des comices agricoles. On préfère lire les protagonistes s'enfuir dans les bois et rougir en comprenant ce qui s'est passé derrière cet arbre – et même pas avec son mari, oh ! On ne veut pas s'embarrasser de ces longues péroraisons d'un narrateur qui en oublie son histoire. On cherche désespérément de voir un tiret apparaître quelque part, afin qu'une ligne de dialogue vienne nous libérer du flot de mots interminables. Encore un, et un, puis un autre. Toujours pas de tiret ? Vous voulez un secret ? Il n'y en aura pas.

L'histoire, revenons à l'histoire, puisque c'est pour cela que vous êtes ici. Bien que je ne comprenne pas pourquoi.

Les cours avaient continué pendant que nous nous prélassions à disserter sur les tirets. Et avec eux, nos personnages avaient continué de s'y croiser. Dans les amphithéâtres, dans lesquels ils ne manquaient jamais de s'asseoir à côté, dans les salles de classes, où ils ne loupaient pas une occasion de travailler dans le même groupe. Puisque ce ne devrait plus être une surprise, désormais. Ils se plaisaient bien.

Le soir, elle pensait à lui en jouant avec son chat, envoyant des messages paniqués d'émois à ses amies. Elle disait qu'elle pensait s'être éprise de quelqu'un, mais qu'elle n'était pas sûre. Les autres lui demandaient des photos, impatientes de mettre un visage sur celui qui avait volé le cœur de leur confidente. Elle esquivait, affirmait qu'il n'était pas photogénique, qu'il était mieux en vrai. D'aucuns diront qu'elle avait honte, mais c'est faux. Moi, en tant que narrateur, je connais les vérités personnelles et universelles, il se trouve que celle-ci s'applique aux deux échelles. Si quelqu'une dit que son prétendant n'est pas assez photogénique, ce n'est pas qu'il est laid, c'est pour le mettre à distance. Ne pas le montrer à ses amies, c'est ne pas le faire exister dans ce cercle. Et tant qu'il reste inconnu aux proches, le cœur n'est pas encore conquis. On s'accorde alors une minime chance de ne pas tomber dans le piège de l'amour. « Je ne veux pas te montrer sa photo » n'est pas un « Il est trop moche », c'est un « Si je te le montre, alors ça voudrait dire que je suis assez attachée à lui pour demander ton avis ». Or, on ne veut pas être attaché. On veut être indépendant.

Quelle bêtise !

Pendant qu'elle multipliait les stratagèmes pour parler de lui sans avouer qu'elle l'aimait, lui jouait l'indifférence. Nombreuses sont les forces présentes dans le silence : le secret, le calme, le mensonge, la défiance. Lui les manipulait à merveille, et en cela, il ne dit jamais rien. À sa mère qui lui demandait s'il avait rencontré quelqu'un, il disait non, personne. À ses amis qui l'interrogeaient sur son célibat, il payait un verre en riant. Il était passé maître en l'art du faire semblant, quand en réalité, une fois seul, son cœur battait à chaque message reçu. Le bon anniversaire, la question sur un cours, la proposition de se retrouver pour travailler. Ses mains devenaient moites et son esprit confus, mais dès qu'il se trouvait en présence d'un autre, il remettait son masque avec rigueur, et personne n'en savait jamais rien. Les émotions n'avaient pas lieu d'être dans l'espace public, elles étaient réservées aux chambres feutrées et aux soirées où l'on avait un peu trop bu.

Ici aurait pu se trouver une critique virulente de la manière dont on éduquait les hommes et les femmes à se figurer leurs relations. Aux premiers étaient imposées la nonchalance de la virilité tandis que les secondes se voyaient octroyer le droit de se pâmer si un mâle daignait poser les yeux sur elles. De là, découlait alors une profonde inégalité émotionnelle, où les hommes ne faisaient jamais assez et les femmes toujours trop, sans qu'aucun des deux ne comprennent pourquoi l'autre était ainsi. Mais honnêtement, êtes-vous venus pour un cours magistral sur les dynamiques sexistes intrinsèquement liés au patriarcat ? Non ! Et je ferai un bien médiocre professeur. Retournons aux personnages.

Ils s'envoyaient des messages, tâtaient le terrain, tentaient de savoir s'ils plaisaient à l'autre. C'était une danse monotone, assez ennuyante à regarder, pleine d'attentes inespérées de recevoir un message et d'occasions manquées de s'en envoyer plus. Cela leur pris un mois, ou deux, je ne sais plus trop. Lassés, ils décidèrent de forcer un peu le destin, et d'aller boire un verre ensemble. Avec d'autres personnes, bien entendu, on ne voulait pas que ce soit trop évident. Seulement les autres personnes rentraient, mais la discussion continuait, et le bar fermait, mais la discussion continuait, et les stations de métro défilaient, mais la discussion continuait. Alors, fut proposé dans un murmure, dans un souffle, une invitation à dormir, à poursuivre cette fameuse conversation. Ainsi, dans l'obscurité d'une nuit d'octobre et dans le silence des couloirs d'appartements, où derrière des portes des centaines d'histoires se déroulaient – peut-être un jour, aurons-nous le temps d'ouvrir chacun d'entre elles –, avaient-ils décidé que tout commencerait. Ce n'était ni un commun accord ou une promesse énoncée, mais plutôt une affirmation tacite. Elle choisissait de le faire entrer pour qu'il rencontre son chat, et lui confirmait sa volonté de la suivre et caresser l'animal.

C'est alors que se conclura cette première partie, dans l'acte sur le pas de la porte, car il n'en faudra pas davantage pour poser les bases. Toute relation commence à partir du moment où chacun prend conscience qu'elle existe dans le présent et qu'elle peut exister à l'avenir. Le pas de la porte marquait cet instant, cette volonté de commencer, ce début de l'histoire, dont, on le sait déjà, mènera inévitablement à une fin.

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