3- La cité de Mellior
Quand Egel ouvrit les yeux, il découvrit son père penché sur lui, le secouant. Il marmonna :
— Pourquoi ? Je dormais...
— Ça j'ai bien vu. Maintenant, lève-toi.
Il ne devrait pas être permis de parler sur un ton aussi sec le petit matin, songea le prince. Il grogna : pour une fois que la nuit avait été bonne et qu'ils ne repartaient pas dès l'aube, il fallait que Telmar le réveillât. La vie était injuste.
— Cesse de râler, c'est un cadeau que je te fais. Tu préfères cent fois être levé par moi plutôt que par ces barbares, crois-moi.
La conversation s'arrêta là. Un amhurien leur apporta de l'eau et de la nourriture, du pain noir fourré aux restes du repas de la veille.
Alors qu'il s'apprêtait à prendre une autre bouchée, il reçut une claque sur le crâne. Le monde entier avait-il donc décidé de le maltraiter ?
— C'est pas pour votre bon plaisir, mais pour manger en voyage. Maintenant vous buvez. L'eau tient moins bien dans vos mains.
L'amhurien rit de sa blague quelques secondes avant de reprendre son sérieux et sa mine renfermée. C'était le chef de la troupe. Il était dans la fleur de l'âge, possédait une carrure de bûcheron et rien qu'en muscles, pas une once de graisse. Il n'avait pas l'air foncièrement méchant, seulement, une cicatrice lui barrait la tempe et deux dents manquaient à son sourire. Pas le genre d'homme à provoquer une rixe, mais pas non plus de ceux qui les répugnaient.
Fort de ce constat, le jeune prisonnier reposa son pain pour se concentrer sur l'eau. Il but lentement, comme il avait appris à le faire depuis qu'il voyageait dans le désert. L'eau était devenue une denrée de luxe et il en appréciait désormais sa pleine valeur. La première fois, après une longue journée de marche sous la chaleur du soleil, il avait englouti tout le contenu de sa gourde en quelques secondes et il en avait vomi. Les gardes ne lui avaient pas rendu d'eau, il avait retenu de cette leçon. Il frissonna de plaisir en sentant une lampée d'eau couler avec délice dans sa gorge.
À côté de lui, Telmar, à qui il ne plaisait pas d'obéir à ses ennemis, mordit dans le pain en regardant le chef des soldats dans les yeux. Celui-ci eut un sourire sadique.
— J'en conclus que tu n'as pas soif.
Il n'en dit pas plus, ce n'était pas nécessaire, et se contenta de prendre le bol d'eau du roi, qui ne fit pas un geste pour l'arrêter.
Alors qu'Egel allait finir son bol, boire la dernière gorgée, celle qu'il savourait encore plus que les autres, le Telmar l'arrêta.
— Donne moi ce qu'il te reste je te prie.
— Mais père...
— Mon fils, dans ces temps incertains, deux choses sont importantes. La première, c'est de ne pas nous laisser marcher sur les pieds par ces moins-que-rien. La deuxième, c'est de nous entraider. Tu comprends ?
Egel lui tendit le bol sans essayer de discuter.
Dès qu'ils sortirent du pavillon, les soldats rattachèrent les liens des captifs sous le regard consterné de l'homme qui habitait là. Egel regarda ses mains, à nouveaux entravées, et soupira à sa liberté perdue. Les enfants ramenèrent les armes et les chaussures et ce fut avec surprise qu'il constata que ses bottes avaient un lustre nouveau. Les avait-on cirées ? C'en était un drôle d'honneur pour les prisonniers qu'ils étaient.
Comme chaque matin, ils commencèrent leur périple à pied, les Amhuriens estimant qu'on était, à ce moment, encore frais et plein d'énergie. Le prince aurait préféré le contraire, d'habitude quand on le réveillait, il était encore tout somnolant et fatigué et ne rêvait que de monter sur les dromadaires pour se reposer. Cependant il n'avait pas vraiment le droit de se plaindre, ces bêtes étaient beaucoup plus endurantes et robustes que leurs chevaux. Elles n'avançaient qu'au pas – du moins de ce qu'il avait vu – mais le faisaient jusqu'à ce qu'on les fit arrêter, jamais elles ne rechignaient de leur propre initiative. Et que dire de leur capacité à boire plusieurs seaux d'eau pour les stocker et les utiliser durant le voyage ? C'était tout simplement merveilleux. Probablement un cadeau de Lys pour compenser le fait qu'elles doivent vivre sur ces terres arides.
Quand ils quittèrent le campement, Egel pensa à quelque chose.
— Ces gens vivent-ils ici ? Pourquoi n'ont-ils pas construit de maison ?
— Les Amhuriens sont pour la plupart des nomades, dit Telmar. Ils voyagent jusqu'à ce qu'ils trouvent un endroit accueillant où s'installer et puis quand les ressources sont épuisées, ils repartent et laissent la nature faire son œuvre.
— Ça doit être compliqué alors non ? Pour récolter les taxes, tenir les registres de naissance et des possessions, ... Et ils n'ont pas de château ?
Egel devait bien se l'avouer, il n'avait aucune notion de base concernant le mode de vie des amhuriens.
— Comment peux-tu passer autant de temps dans la bibliothèque et poser de telles questions ? J'ai dit « pour la plupart ». Certains groupes sont restés sur place pendant un mois, trois mois, un an, plusieurs générations, jusqu'à former des villes.
— Et pour les ressources, ils font comment alors ? Elles ne s'épuisent pas peut-être ?
Un coup de fouet retentit dans le dos d'Egel et il devina qu'il avait touché son père, bien que celui-ci n'ait même pas frémi.
— Faites silence maintenant.
Aussi continuèrent-ils d'avancer sans que plus aucun événement intéressant ne vînt les perturber.
Après une heure de marche – c'était toujours la première période la plus longue – ils montèrent sur les dromadaires. Une fois assis sur la selle, il fallait se cramponner comme on pouvait le temps que l'animal se redresse sur ses pattes, sinon on tombait. C'était une tâche difficile, surtout les mains liées, qui empêchaient de rétablir son équilibre en cas de problème, mais Egel avait fini par trouver le coup de main. Un soldat donna une tape sur les trains-arrières des dromadaires, qui se redressèrent. Le prince tenait en place désormais, oui, cependant un haut-le-cœur le saisissait toujours, il n'arrivait pas à s'en défaire.
La journée s'égraina lentement, et il regretta plus que jamais de ne pas parler l'Ahmurien, qui lui aurait au moins permis de comprendre les blagues que les hommes faisaient.
Egel remarqua un changement dans l'après midi. Il ne sut pas mettre le doigt tout de suite et pourtant quand il trouva, cela lui sembla évident. Le désert avait quelque chose de moins naturel. Les empreintes se faisaient plus fréquentes, et elles n'étaient pas les seules traces du passage régulier des humains. Ici et là traînaient des débris, des morceaux d'étoffe, des déchets alimentaires. Pas en grand nombre bien sûr, et il n'aurait pu affirmer sans mentir que c'était mieux entretenu en Mirùn ! Cependant il le remarquait mieux dans le désert, cela contrastait avec le sable.
Il se tourna vers un soldat.
— Nous arriverons bientôt ?
Il réfléchit, et le prince ne sut pas s'il s'interrogeait sur la question ou s'il se demandait s'il pouvait répondre au prisonnier. Enfin, il hocha la tête.
— Ce soir nous sommes au château.
— Quoi ?
Il n'avait pas bien compris ce que disait l'autre, ses mots étaient trop hachés.
— Ce soir, dit le soldat en haussant les sourcils, comme s'il parlait à un enfant un peu bête. Nous sommes... au château.
— Ah oui ! Merci.
Le soldat lui jeta un drôle de regard et le prince devina que c'était la dernière réponse qu'il recevrait de lui. Peu lui importait, ils arriveraient bientôt.
Après une heure encore d'alternance entre dromadaire et marche, la ligne d'horizon changea. Une tâche brune apparût jusqu'à s'étendre pour former les murs d'une cité. Au fur et à mesure qu'ils approchèrent, il s'étonna de voir à quel point la ville lui semblait morte. En Mirùn, n'importe quelle cité était annoncée par un regain de villages dans les environs, mais surtout, on faisait la queue pour entrer, et cela pouvait prendre plusieurs heures. Là, il ne voyait rien ni personne. Peut-être devait-on rentrer par l'autre côté ? Pourtant son intuition lui disait que ce n'était pas le cas.
Ils arrivèrent au pied des murailles quelques temps plus tard. Elles étaient tout simplement cyclopéennes, faites de blocs de pierre d'une couleur qui n'était pas sans rappeler celle du sable et recouvertes d'une matière inconnue à Egel. En tout cas, la raison de cette mystérieuse couche était limpide : elle bouchait les brèches entre les pierres et rendait les murs impossibles à escalader. Le tout montait jusqu'au ciel, lui semblait-il.
Les palissades qui protégeaient la capitale de Mirùn, Ytto, étaient déjà impressionnantes, mais il se sentait minuscule par rapport à celles-ci. Il divagua un peu et en vint à se demander si les souris ressentaient le même sentiment face aux maisons humaines.
Pendant ce temps, on avait ouvert les portes depuis l'intérieur, et les Amhuriens discutaient entre eux. Ils s'esclaffaient, même. Le prince soupira quand il comprit qu'ils en auraient pour un moment.
Il en revint à ses observations. Pourquoi n'avait-il jamais entendu parler d'un tel monument ? Il aurait dû apparaître dans les ouvrages qu'il avait étudié plus petit. C'était curieux... Et puis il ne savait pas non plus comment fonctionnait la ville, quel système elle entretenait, et toutes ces choses qu'un prince devait savoir s'il voulait faire un bon roi, comme disait Telmar. Connaître son ennemi c'était déjà l'avoir vaincu à moitié, telle était sa devise.
Il eut une illumination : S'il était aussi compliqué d'arriver à Mellior, premièrement, et d'y entrer surtout, il ne devait pas être aisé non plus d'en sortir, ce qui expliquerait le peu d'informations qu'ils avaient à ce sujet... Il frissonna. Les murailles parurent encore plus terrifiantes avec cette idée en tête.
Il se tourna vers son père.
— À quoi servent-elles ? Que craignent les Amhuriens ? Sont-ils en guerre ou l'ont-ils été ?
— Non. Regarde, elles sont toujours entretenues : ce n'est pas le vestige d'un ancien temps.
Egel attendit la suite qui ne vint jamais, et il en conclut que Telmar n'en savait pas plus que lui à ce sujet.
Ils passèrent enfin les portes de fer qui débouchaient sur une antichambre où les prisonniers furent méticuleusement fouillés. Le prince, de nature curieuse, leva la tête, mais dut se résigner à la baisser de nouveau quand des soldats en hauteur pointèrent leurs arbalètes sur lui.
On ouvrit la porte et Egel s'y engouffra avec une certaine impatience, il devait bien l'avouer. Avant de voir quelque chose, il dut attendre que ses yeux s'accoutument à la luminosité de l'extérieur, qui était loin d'être égalée par les pierres de soleil du poste de garde.
Un vacarme envahit aussi ses oreilles et il s'étonna de l'insonorité que procuraient les murs. Devant lui, des gens aux vêtements sales marchaient d'un endroit à l'autre, se serraient la main, huaient les passants, le tout dans un bazar hors du commun mais aussi dans une bonne humeur générale. Après avoir passé plusieurs semaines en compagnie des soldats à la mine renfermée, il ne s'était pas imaginé un peuple aussi souriant. A vrai dire, Egel devait bien avouer qu'ils avaient passé beaucoup de temps à plaisanter, seulement comme il ne comprenait pas, le prince n'avait pas trouvé ça spécialement drôle.
Les soldats remontèrent sur leur dromadaires tandis que les prisonniers restèrent à pied, et la petite troupe se mit en route en se frayant avec difficulté un chemin à travers la foule. Egel perçut des regards surpris, d'autres haineux, mais aucun ne s'approcha ou ne leur lança d'ordures.
Le sol était fait de sable en ville aussi, mais il était plus tassé et par conséquent moins dérangeant.
Traverser la cité leur prit quelques nouvelles heures. Sur le chemin, les yeux du prince étaient sollicités de toutes parts, il y avait tant de nouvelles choses pour lui qu'il ne savait plus où donner de la tête.
Le clou du spectacle fut cependant le château. Quand ils y arrivèrent, le soleil se couchait et paraît ses nombreuses verreries de magnifiques reflets de couleur or, qui s'accordaient parfaitement avec les teintes de la cité. Egel décréta ce spectacle comme le plus beau de sa vie et il ralentit pour pouvoir l'observer plus longtemps. Les amhuriens le laissèrent faire avec un petit sourire de fierté.
Le palais devait faire à peu près la même superficie que leurs plus grands châteaux occidentaux, à la différence près qu'il s'étirait plus en largeur qu'en hauteur. En revanche, au niveau de la majesté, la comparaison n'était même pas imaginable. La façade entière revêtait une myriade de couleurs vive. Elle était en effet composée de nombreuses arches et colonnes, dont l'intérieur abritait des mosaïques. Le tout était admirativement bien orchestré, puisque de loin, on voyait un motif ou un dessin particulier, et quand on s'approchait, c'était pour se rendre compte que lui même était fait d'un autre motif répétitif ! Les fragments de céramique faisant la taille d'un ongle, Egel n'osait même pas imaginer le temps et la patience nécessaire pour remplir ne serait-ce qu'une arche. En plus de tout cela, nombre de colonnes et de reliefs étaient recouverts d'or. Au dessus de leurs tours rondes, les toits en coupoles pointues également étaient couverts de doré. Le palais était sans dire une preuve de l'art et de la richesse du royaume.
Ils gagnèrent une des portes de taille raisonnable. Egel se dit aurait aimé passer par l'entrée et les escaliers principaux, puis oublia bien vite cette idée pour se concentrer sur les jardins qui l'entouraient. La plupart des espèces lui étaient inconnues, ce qui ne l'empêchait pas le moins du monde de les admirer. Les jardins étaient si verts et fleurissant que le prince en aurait oublié qu'il était au cœur du désert.
Quand il franchit le seuil des portes, il se retourna pour admirer la scène encore un instant. Et alors, il se rendit compte que c'était peut-être aussi la dernière fois qu'il le pourrait, qu'il pourrait voir le soleil ou la couleur du ciel.
Cette pensée fut confirmée quand les soldats les firent quitter le couloir principal du palais pour se diriger vers un sombre escalier qui descendait.
Il s'arrêta. Un soldat tira son sabre et le lui posa entre les omoplates avec un sourire carnassier. La vue du prince se brouilla. Ainsi leur gentillesse de l'avoir laissé admirer la vue s'expliquait par la torture qu'ils lui feraient subir par la suite.
Il se remit en route le regard vide et le pas mécanique.
Il ne sut pas si la descente dura une minute ou une heure. Il avait seulement conscience qu'il s'enfonçait toujours plus bas, toujours plus loin du soleil.
Enfin, ils débouchèrent sur un tunnel, et les soldats les firent entrer dans une geôle. La porte claqua derrière eux, et pour Egel, cela signifiait la fin de sa vie...
Une claque magistrale le tira de ses rêveries.
— Tu as admiré leur palais ! Et ils l'ont vu ! Un prince de Mirùn n'agit pas ainsi, surtout pas sur le territoire de ces barbares.
Il mit du temps à répondre, pourtant quand il le fit, il comprit au fond de lui qu'il ne le disait pas pour contredire son père, mais pour énoncer une vérité.
— Je ne suis plus prince de Mirùn. Et vous n'êtes plus son roi, père. Nous avons perdu.
~~~ NDA ~~~
Nos prisonniers sont enfin arrivés à Mellior ! Mais en ressortiront-ils un jour ?
Rencontre et Egel et Alyn dans le prochain chapitre !!!
Publié le 02/02/18, corrigé pour la dernière fois le 14/04/20
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