27- Le cri des montagnes
Le temps s'égrainait inexorablement, insensible à la vie insignifiante des humains. D'ailleurs, le temps était peut-être le seul véritable dieu dans toute l'histoire. Peu importait comment on le nommait ou comment on le mesurait, il continuait d'avancer sans que rien ne pût l'arrêter.
Alyn sentait d'ailleurs sa progression. Ses visions se faisaient plus sombres, plus pressantes et plus fréquentes, comme pour la mettre en garde du danger qui se rapprochait chaque jour.
Heureusement, la pierre était là pour lui insuffler régulièrement des petits sursauts d'espoir, sinon la reine n'aurait jamais tenu bon. Un tourbillon de pensées négatives envahissait son esprit. Elle ne pouvait s'empêcher d'imaginer les pires situations. Et s'ils faisaient fausse-route ? Et s'ils arrivaient trop tard ? Et si les dieux ne voulaient pas les aider ? Et si leur sort était fixé et qu'ils ne pouvaient rien y faire ?
Elle soupira.
La troupe arriva en vue des Monts Infranchissables. Leur ombre pesait aussi bien sur le corps que sur le moral : les locaux craignaient ces montagnes comme la peste et avaient fini par transmettre leur peur au reste du groupe. Les éclats de rire se faisaient rares et ceux qui perçaient étaient faibles et ne duraient jamais longtemps. Seul Vladimir ne semblait pas être affecté par l'atmosphère pesante. Le jeune soigneur restait fidèle à lui-même, toujours à voir le côté positif des choses.
Les Soudinais avaient tous leur propre version de la légende quant à ce qu'il se passait là-haut. Ils étaient cependant tous d'accord sur un point : c'était effrayant. Pour Salar, le chef des espions, il s'agissait d'un peuple sauvage qui tuait sans vergogne, un peu à la mode des Salvyries. Deux de ses hommes soutenaient mordicus qu'il s'agissait de chamans aux pouvoirs obscurs, qui tuaient les voyageurs dans le but d'absorber leur énergie vitale. Les paysans chez qui ils avaient récemment logé pensaient que les citadins se trompaient lourdement, car eux n'envisageaient même pas qu'il put s'agir de quelque humain. Non, il était plutôt question d'animaux sauvages, de créatures mystiques, ou d'esprits maudits. C'était à en donner la chair de poule.
Peu importait ce qu'ils croyaient, pas un ne se serait risqué à aller vérifier. Alyn avait déjà remarqué que les Soudinais étaient superstitieux, méfiants et peureux à l'extrême. Elle portait tout de même une attention particulière à leurs dires : elle pourrait retourner ces informations contre eux. Et puis quelque part au fond d'elle, elle devait aussi se préparer à affronter les nouveaux dangers qui les guettaient.
Missor, quand il avait appris pour les légendes, avait affirmé avec un sourire ironique qu'ils étaient sur la bonne voie, que c'était sûrement un dieu qui se cachait sous ces phénomènes.
La nuit venue, il ne souriait plus. Plus personne ne souriait. Les veilleurs avaient éveillé les autres après avoir entendu un bruit suspect. Alyn était sur ses gardes. Le poignard dégainé, elle jeta des coups d'oeil méfiants aux environs.
Ils étaient au pied des Monts Infranchissables, et quand elle les regardait, la reine avait l'impression d'y distinguer des sourires creusés dans la roche, à croire que les montagnes se moquaient d'eux. À part ça, elle ne voyait rien de suspect. Elle allait abaisser son bras quand le bruit résonna une nouvelle fois. Il était profond et indescriptible, et surtout, se répercutait contre la pierre, donnant l'illusion que touts les pics leur criaient dessus. La reine sentit ses poils se hérisser dans sa nuque, jusqu'à ce qu'une chaleur se diffuse au creux de sa poitrine. Elle sortit le médaillon. Lors d'une soirée, elle avait examiné en même temps le médaillon et la pierre mauve, et avait constaté que ce qu'elle avait toujours pris pour des décorations, était en fait un moyen d'incruster des pierres. Comme par hasard, le fragment mauve trouvait parfaitement sa place dessus. C'était d'ailleurs ce dernier qui s'illuminait une nouvelle fois.
C'était déjà arrivé à plusieurs reprises au cours du voyage, à la différence près que cette fois-ci, la pierre brillait d'une intensité redoublée. Elle se mit à couler, non plus par gouttes mais d'un filet mauve de plus en plus rapide. La lumière tomba au sol et n'attendit pas de former une flaque pour repartir. Défiant les lois de la gravité, elle se mit à créer un ruisseau qui montait vers le haut, s'enfonçant dans les montagnes. Ces dernières avaient-elles réveillé le pouvoir de la pierre ?
La reine regarda les Soudinais avec appréhension : elle s'était toujours arrangées pour dissimuler ce phénomène à leurs yeux jusque maintenant, mais là, c'était une autre histoire... Quitte à avoir échoué, autant trouver un peu de positif, se dit-elle. Salar était blanc comme un linge et elle était prête à parier qu'un second cri des montagnes le ferait s'enfuir à toutes jambes. Cela changeait bien de l'éternelle arrogance dont il faisait preuve en temps normal. La reine ne retint pas son rire. De toute manière personne n'y ferait attention, encore moins le capitaine, il était trop préoccupé en ce moment.
Les montagnes crièrent une nouvelle fois et firent se recourber les humains à leur pied. Ensuite, un silence profond se créa. Il n'était brisé que par les respirations hachées des aventuriers.
À quelques kilomètres de là, ils avaient encore croisé des villages. Les pauvres, songea Alyn. S'ils devaient dormir en ayant les échos des monts hurlants, il n'était pas étonnant que les enfants eussent peur et grandissent en des adultes superstitieux. Elle se demanda aussi qui craignait le plus les montagnes : ceux qui vivaient au centre-pays et qui ne pouvaient que les imaginer ou ceux qui les côtoyaient ? Les deux se valaient...
Il n'y eut plus de cri et Alyn se rendormit, ce que d'autres eurent plus de mal à faire. Son petit doigt lui avait dit que rien ne se passerait cette nuit, et comme souvent, elle put se fier à son instinct.
Elle rêva. Rêva d'un monde plein d'espèces différentes et de cultures qui se côtoyaient dans une paix apparente. Elle vit des couleurs, des plantes, des êtres et des bâtiments qu'elle aurait tout bonnement été incapable d'inventer d'elle même. Elle tenta d'emmagasiner un maximum d'informations, tout en suivant la foule qui se pressait vers un bâtiment central. Bien décidée à en apprendre plus, elle joua des coudes pour se frayer un chemin jusqu'au centre de l'attention.
Là, elle vit que les gens se penchaient vers une fissure dans le sol. D'un noir profond, elle ne cessait de s'agrandir et de pousser la populace à reculer. Elle augmentait de manière exponentielle, et ce qui n'était d'abord qu'une drôle de curiosité, devint une condamnation à mort. Ceux qui étaient devant poussaient les autres pour reculer, mais ils étaient trop serrés les uns sur les autres pour échapper au gouffre qui se formait sous leur pieds. Alyn ne parvint pas à fendre la foule une nouvelle fois, et fut engloutie par la faille. Elle avait cru tomber, pourtant elle ne sentit rien de tel. La seule différence se trouvait dans l'obscurité et dans la disparition de toute voix. Il ne régnait pas pour autant un silence complet, des bruissements continuaient de se faire entendre, et quand elle ouvrit les yeux, la reine constata que c'était les bâtiments qui se décoloraient et tombaient en ruine, tels de vieilles tapisseries.
Elle s'approcha d'un lambeau et le toucha, pour voir de quoi il était fait, si c'était du matériau utilisé pour la construction ou bien du tissus. Est-ce que tout cela n'était qu'un décor ?
Le petit morceau se désagrégea dans sa main, il se transforma en cendres noires et s'envola dans le ciel, ou plutôt dans ce qu'il en restait. La faille continuait de progresser dans l'espace autour d'elle, mais la reine n'était plus certaine qu'il s'agît vraiment d'un gouffre. C'était plutôt d'une couche de noir, de malheur et de désespoir qui repeignait tout sur son passage. Elle crut y distinguer quelque chose et perçut des sons de pas qui semblaient venir de partout autour d'elle.
Alors, elle se réveilla, avec effectivement des personnes marchant auprès d'elle. Pendant quelques secondes la vision défila derrière ses paupières, mais le simple fait de s'être concentrée sur les gens marchant lui en avait fait perdre le fil. Le rêve s'envola. Avec un grognement, elle ferma les yeux pour tenter de se souvenir à nouveau. Elle se rappelait de la peur qu'elle avait connu, et de quelque chose de noir, mais le reste lui échappait...
Elle se débarrassa de sa couverture avec une rage certaine : elle n'était pas contente d'elle-même. Évidemment, il lui arrivait d'oublier ses visions de temps à autres puisqu'elles prenaient toujours la forme de rêves, et que ceux-ci étaient volatiles mais là elle sentait avoir touché quelque chose d'important.
Elle secoua la tête avec dépit et rejoignit le petit groupe qui se formait autour des réserves de nourriture pour le déjeuner. Elle savoura autant qu'elle put le pain frais : elle n'en n'aurait sûrement plus avant longtemps.
Les autres avaient l'air d'avoir croisé un mort, ils tiraient tous une tête d'enterrement. Salar avait des cernes sous les yeux, et elle remarqua qu'un tic lui était apparu : ses lèvres tressautaient régulièrement vers la gauche. Elle aurait pu être aimable, et c'était d'ailleurs son premier réflexe mais en se souvenant de tout ce qu'il lui avait fait subir pendant le voyage, elle oublia vite la gentillesse.
— Tu avais raison, dit elle. Il y a bien quelque chose d'horriblement effrayant dans ces montagnes. D'ailleurs, j'opterais plus pour l'avis des paysans : quelques humains, tout aussi sanguinaires qu'ils soient, ne pourraient pas faire un tel vacarme. D'ailleurs des animaux maudits ? Non, même pas eux... Je pense qu'il doit s'agir d'un monstre terrible, que nous n'osons même pas imaginer.
Il lui lança un regard noir mais il avait perdu son autorité naturelle. Elle reprit :
— Mais ne t'inquiète pas, quand nous la croiserons, elle ne nous fera rien. Tu as bien vu hier, nous avons communiqué ensemble et tout s'est bien passé. Tant que tu es mon ami, les choses se dérouleront pour le mieux.
La face du capitaine blanchit. Ils savaient l'un comme l'autre qu'il avait été exécrable pendant le voyage.
Alyn fit tomber un rideau de cheveux devant son visage pour cacher un sourire. Elle devait bien avouer que ce petit jeu l'amusait plus qu'il n'aurait dû. Quand elle vit une lueur de compréhension briller dans les yeux de Salar – il venait de faire le lien entre les montagnes, elle, et la lumière mauve – la reine jubilait totalement. Le capitaine se mit à genoux. Il ne la supplia pas, ne prononça par une seule parole, mais ce geste parlait bien assez par lui-même.
— Et dire que tu es obligé de nous accompagner là-bas... dit Alyn.
Il répondit d'un souffle court :
— Je ne suis pas obligé. Je suis un homme libre.
Et voilà, c'était lui qui l'avait dit ! Il ne se sentait plus contraint par la mission de son roi. Alyn modéra sa joie extérieure, tout en souriant de plus belle au fond d'elle. C'était tellement facile.
— Ma mémoire a des failles parfois, dit-elle Je crois qu'elle oublie plus facilement quand elle a bien chaud. Alors si tu veux que je taise ton comportement pendant le voyage, tu pourrais aller nous chercher des manteaux dans les villages alentours. Nous en aurons besoin pour grimper dans les montagnes.
Il n'osa aucun commentaire sur cette drôle de mémoire. A la place, il hocha la tête et emmena ses hommes avec lui. Alyn les regarda partir en s'interrogeant. Reviendraient-ils ? Elle n'arrivait pas à déterminer laquelle de la peur ou de la superstition allait prendre le dessus. Ils pourraient tout aussi bien en profiter pour s'enfuir, que, au contraire, revenir pour ne pas s'attirer le mauvais sort... sauf si par le plus grand des hasards, la troupe était déjà dans les montagnes. Elle cria :
— Allez en route, et vite ! Si vous voulez trouver ce trésor il va falloir avancer.
Sur son visage était plaqué un faux air autoritaire qui camouflait mal son malice.
Ceux qui la connaissaient rirent : ils devinaient ce qu'elle venait de faire. Les autres jetèrent un coup d'oeil sceptique en direction des Soudinais, avant d' exécuter les ordres.
La reine leva la tête en direction des montagnes et sourit sans retenue. Sous l'influence de la pierre, elle se sentait réellement appelée par les monts, et les sourires effrayants qu'elle avait distingués la nuit lui semblaient désormais être rassurants.
C'est en sifflotant qu'elle entama l'ascension. Ils étaient dans la bonne direction, elle le sentait.
~~~NDA~~~
Ahaha, c'est pas bien de profiter de la peur des autres pour s'en débarrasser X) On verra ce que répondra le roi...
Qu'avez vous pensé de ce chapitre ? Et sinon, vous allez bien ? ;)
Publié le 03/05/20
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