1- Le chemin de la mort

    C'était inhumain. Egel en venait même à considérer ses ennemis comme des héros – ses ennemis !

    Lui n'en pouvait plus : il venait de descendre du dromadaire mais ne pensait déjà plus qu'à remonter, sa gorge était sèche sans qu'il puisse l'hydrater ; l'énergie le quittait petit à petit, il ne levait plus les genoux assez haut pour éviter d'avoir du sable dans ses chaussures ; le soleil l'accablait de tous les côtés...

    Le prince leva les yeux vers les Amhuriens, des hommes qu'on disait être des barbares chez lui. Sa vie entière, il avait cru ce qu'on lui racontait sans jamais se poser de question... Il découvrait à présent une toute autre face de leur personnalité. Ils étaient des héros, bravaient le désert et sa chaleur insoutenable sans jamais faiblir, continuaient d'avancer dans l'immensité de sable alors que tout espoir d'arriver un jour quelque part semblait perdu. Une petite voix ironique lui souffla qu'ils étaient sur le chemin de la mort, la dernière épreuve avant de rejoindre le Royaume de Lys.

    Devant lui, son père trébucha et s'écrasa lourdement contre le sol ardent. Egel fit de son mieux pour l'aider à se relever – ce qui n'était pas simple car leurs mains étaient attachées par des liens – et ils restèrent cramponnés l'un à l'autre pendant un moment. Ils n'eurent pas besoin de gestes pour se comprendre, encore moins de paroles, un regard suffit.

    Comment en étaient-ils arrivés là ? Comment le roi et le prince de Mirùn avaient-ils fait pour devenir prisonniers et être traînés là où leurs ennemis voulaient les emmener ? Pour être traités comme des bêtes ? Ils se contemplèrent, les questions passant de l'un à l'autre sans jamais trouver de réponse, jusqu'à ce qu'Egel baissât la tête.

    Derrière eux, un soldat cria, de son accent à couper au couteau :

    — Avancez ! Ou bien je vais vous donner une raison de rester sur place, moi !

    Telmar et son fils hochèrent la tête, plus pour eux-mêmes que pour l'Amhurien, et ils se remirent péniblement en route. Le soldat dut juger qu'ils n'avaient pas été assez rapides puisqu'il leur donna un coup de fouet. Egel serra les dents et sentit les larmes lui venir aux yeux.

    Des barbares, courageux et endurants, peut-être, mais pas des héros, décida-t-il.

    Le prince ne se sentait pas bien, et il était incapable de penser à autre chose qu'à son emprisonnement ou à la douleur. Dans ces cas-là, il contemplait ce qui l'entourait, il se concentrait sur autre chose... Mais comble du malheur, cela lui était impossible. Toujours le même paysage qui défilait ; du sable à perte de vue ; aucun arbre pour briser la monotonie ; seulement des arbustes secs çà et là ; le ciel d'un bleu limpide sans aucun nuage : il n'y avait là rien à observer. Il ne pouvait pas non plus analyser leurs ennemis, les Amhuriens, puisque leurs visages étaient soigneusement cachés par leur turban clair.

    Il en vint à se demander si la petite voix qu'il avait entendue n'avait pas raison finalement... Et si ce n'était pas le cas, et s'il n'était pas déjà en train de mourir, ne serait-ce pas mieux de donner un coup de main au destin ? La mort serait certainement plus douce que la vie qu'il menait actuellement... Il avait tout perdu et la seule chose que lui promettait l'avenir était de se faire torturer par ses ennemis. Pourquoi les auraient-ils capturés sinon ? Certainement pas pour une balade de santé.

    Egel songeait avec de plus en plus de sérieux à se donner la mort, cependant il avait deux problèmes : premièrement, et déjà pas des moindres, il ne savait comment faire. Les Amhuriens veillaient bien à ce qu'il n'eût pas accès à aucun objet qui aurait pu servir d'arme et de toute manière il était ligoté. Il ne pouvait se noyer non plus, puisque... Il poussa un soupir à cette pensée. Jamais il n'aurait cru regretter la pluie caractéristique de son royaume. Il aurait aussi pu se laisser mourir de faim, et de soif surtout, mais une part en lui refusait de l'écouter et il buvait toujours avec avidité l'eau qu'on lui tendait.

    Le deuxième obstacle était de l'ordre du divin, Lys Aux Deux Visages condamnait le suicide. Cela le refroidit tout de suite dans son idée, il se voyait mal se rebeller contre le dieu. Si la vie pouvait être dure, elle était courte par rapport à l'éternité qu'offrait la mort, il valait donc mieux ne pas compromettre cette dernière.

    Perdu dans ses pensées, il n'avait pas remarqué le changement dans le paysage. Cependant quand il le fit, il en sauta presque de joie. Il pouvait apercevoir des petits pavillons au loin : de la civilisation !

    — J'espère que nous ne passerons pas par là... marmonna Telmar.

    Le prince lui jeta un regard interrogateur. Pourquoi donc ne voulait-il pas y aller, voir du monde, se reposer... ? C'était une chance inespérée, où était le mal ? Il n'eut pas droit à la réponse, un garde les avait entendus et avait fait claquer son fouet dans le vide, message assez clair concernant ses intentions...

    Egel haussa donc les épaules et reprit sa marche avec un regain de vigueur. Vigueur qui s'effilocha bien vite, joie du désert : le campement semblait s'éloigner au fur et à mesure qu'ils avançaient dans sa direction. Il leur fallut finalement deux bonnes heures pour y parvenir.

    Une délégation avait été envoyée à leur rencontre quelques temps auparavant, et les soldats des deux partis avaient élevé la voix. Le reste du chemin se fit dans une atmosphère tendue.

    Quand ils parvinrent au campement, le soleil descendait dans le ciel et tous les résidents étaient dehors, attendant les étrangers avec ce que le prince devina être un mélange d'impatience et de peur. Plusieurs jeunes garçons s'approchèrent et emmenèrent les dromadaires, laissant les hommes entre eux.

    Ils s'enfoncèrent vers le centre du rassemblement dans un silence pesant. Durant sa vie, le prince avait connu de nombreuses haies d'honneur, mais jamais aucune ne lui avait semblé si triste et si peu accueillante. À un moment, un enfant s'échappa des bras de sa mère, courut attraper une poignée de sable et la lança sur eux. Comme s'il s'était agi d'un signal convenu entre eux, ils brisèrent petit à petit les rangs pour imiter le jeune meneur.

    Bientôt, les deux Mirùniens se retrouvèrent dans une véritable tempête de sable, à la différence près qu'elle ne visait qu'eux, et qu'ils ne pouvaient s'en abriter. Il ne fallut pas longtemps pour que des débris de bois, des petites pierres et des ordures s'ajoutent au reste.

    Egel comprenait désormais, pourquoi son père n'avait pas voulu qu'ils vinssent là. Telmar savait ce qui les attendait, il avait deviné, comme à son habitude.

    Ses pensées furent chassées par d'autres problèmes. Il devait continuer d'avancer alors qu'il ne voyait plus rien, que tout son corps lui faisait mal et que des grains de sable craquaient sous ses dents. Cela était peut-être le pire de tout, surtout qu'il en aurait encore plusieurs heures plus tard, il l'avait appris avec l'expérience de ces derniers jours...

    Quand enfin les habitants se calmèrent, il ployait l'échine. Il n'en pouvait plus, –  vraiment plus – et alors qu'auparavant il ne s'était agi que de douleur physique, il devait faire face à la souffrance mentale aussi.

    Telmar, lui, marchait le dos droit, comme toujours. Egel se demanda ce qui lui conférait une telle force, un tel pouvoir, et pourquoi il n'avait pas hérité de ce trait de caractère.

    Comme un système d'auto-défense, il se détacha de lui-même et se mit à observer, compulser, analyser et enregistrer. Ils venaient d'arriver devant un pavillon pourpre, le seul de cette couleur. Un homme, vêtu d'une robe qui descendait jusqu'à ses chevilles, vint à leur rencontre. Il échangea des paroles avec le chef de la troupe et ils parlèrent ainsi, à grand renfort de gestes, pendant de longues minutes.

    À la fin de la conversation, les prisonniers avaient été montrés du doigt cinq fois, l'autochtone avait refusé de la tête trois fois, le soldat avait haussé la voix de plus en plus, mais il apparut qu'ils avaient fini par trouver un accord. Du moins c'était ce que le prince avait interprété : comprendre une langue étrangère n'était pas facile.

    L'homme fit appeler des enfants, tous les soldats enlevèrent leurs armes et leurs chaussures puis les leur confièrent. Ensuite, ils se retournèrent vers les prisonniers et un d'eux dit :

    — Enlevez tes sales bottes.

    Son Mirùnien était déplorable mais tout de même assez bon pour être compris, aussi s'exécutèrent-ils. Egel les donna à une petite fille brune aux grand yeux bruns qui plongea sa main dedans avec un certain émerveillement. Les soldats la chassèrent d'un signe de la main et elle partit en courant avec les chaussures serrées dans ses bras et un sourire plaqué aux lèvres. Le prince avait remarqué que les autres ne portaient pas de bottes, mais de là à ne jamais en avoir vues ? Il haussa les épaules.

    Alors que les soldats les faisaient entrer dans le pavillon, l'homme se plaça devant eux avec un petit « tut tut tut » réprobateur. Derrière lui, Egel perçut des grognements, et quelques instants plus tard on le libérait de ses liens. Il adressa un sourire de remerciement qu'on ne lui rendit pas. Un soldat les poussa dans un coin et s'assit près d'eux.

    — Ici maison des dieux. Vous faire pas bêtises.

    Le prince soupira, entendre sa langue se faire massacrer ainsi lui pinçait le cœur. Il préférait recevoir des ordres de ceux qui la maîtrisaient mieux.

    Après avoir vu deux soldats les regarder puis éclater d'un rire gras, il demanda tout bas :

    — Que nous veulent-ils ? N'auraient-ils pas pu se contenter de leur victoire écrasante ? Fallait-il vraiment nous humilier comme ils le font actuellement ?

    — Tout cela a une raison j'en suis persuadé.

    — Mais le roi...

    — Oui, Igor est doux comme un agneau. Mais il le sait et s'est bien entouré. Une multitude de conseillers dont il ne se sépare jamais et qui décident de toutes les actions du royaume. Et si tu avais mieux prêté attention aux cours que je te paye, tu le saurais.

    Egel baissa la tête.

    — Pardonnez-moi, père.

    Telmar chassa ces excuses d'un geste de la main. Il était trop tard désormais et ils le savaient tous les deux.

    Une soudaine bonne odeur envahit l'air et fit gargouiller le ventre du prince, qui avait reconnu là le fumet de la nourriture, et celle qui venait d'être préparée, non des aliments séchés depuis plusieurs semaines.

    Quand on lui apporta son bol de bouillon, avec des morceaux de viande, il aurait aimé en profiter et le savourer mais il n'eut d'autre choix que de se jeter dessus avec avidité. Sa faim était si aiguisée qu'il goûta tout d'une intensité deux fois plus forte que d'ordinaire : le sel, le piquant, la viande de caprinae, les quelques légumes, dont de nouveaux pour lui. C'était délicieux.

    Il était tellement concentré sur sa gamelle qu'il lui fallut un moment pour se rendre compte que Telmar fixait sur lui un regard intense. Il s'arrêta dans son festin et haussa un sourcil en guise de question silencieuse.

    — Tu ne manges pas comme un prince le devrait.

    Sa voix était d'un calme surprenant. Egel pensa qu'il n'était plus vraiment prince, cependant il accommoda sa posture et le débit de nourriture qui entrait dans sa bouche.

    — Et tu as courbé l'échine tout à l'heure. C'est leur donner satisfaction. Tu es le prince de Mirùn, bon sang ! Il ne faut pas qu'ils te prennent pour un faible !

    Il avait perdu sa splendide contenance pour finir en criant.

    — Excusez-moi, père.

    — Tu n'as que ces mots là à la bouche ! Qu'ai-je bien pu faire à Lys pour mériter un tel fils ?

    Egel serra les dents mais choisit de ne pas répondre. Il était habitué aux incessantes plaintes du roi. Il n'arrêtait pas de se lamenter mais il n'avait jamais passé du temps avec son fils. Le travail et ses responsabilités l'incombaient trop, disait-il. C'était donc tout naturellement qu'Egel s'était tourné vers les livres d'histoire, dans lesquels il avait puisé un immense réconfort. Il aimait apprendre. Mais seulement les choses qui l'intéressaient. Et au grand désespoir de son père, la politique et les arts de la guerre n'en faisaient pas partie.

    Même dans la situation précaire où ils se trouvaient, Telmar trouvait de quoi le rabaisser... Alors qu'ils marchaient, Egel avait parfois cru pouvoir trouver un vrai père et un ami mais il comprenait qu'en fait, c'était juste le désert qui avait fait faiblir les défenses du roi et que tout retournait à la normale dès que possible.

    Il hocha doucement la tête et replongea toute son attention sur le bouillon, qui avait attrapé un goût amer dans sa bouche.

~~~NDA~~~

Voici donc le premier chapitre, j'espère qu'il vous aura plu ! 

Dans la prochaine partie, vous rencontrerez Alyn, qui est faite d'un autre bois qu'Egel, mais je n'en dis pas plus, vous verrez !

Alors, qu'en avez vous pensé ?

Publié le 27/01/18, corrigé la dernière fois le 13/04/2020

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