Première neige
Dimanche 24 novembre
J'aime la neige. Depuis tout gosse, depuis que j'ai l'âge de savoir marcher, de me rouler dans les congères et d'ouvrir grand la bouche pour avaler les flocons. Quelque part, sans doute, je suis resté un gamin dans l'âme, quand il s'agit de neige. Je suis du genre à aimer la beauté de la nature, certes, mais point trop n'en faut ; je ne passerais pas des heures, par exemple, à contempler le soleil se coucher derrière un océan, sur la plage d'une île tropicale ou je ne sais pas où.
Mais la neige, c'est différent. C'est une ambiance tellement particulière, les flocons qui tourbillonnent dans l'air en silence, les étendues immaculées et scintillantes... Et puis ce calme, surtout – la pluie, par exemple, quand elle tombe, elle vous le fait bien savoir, à grands coups de splitch et splotch en veux-tu en voilà. La neige, on aura beau dire, c'est quand même plus délicat.
Au travers de mes études sociologiques personnelles, et au fur et à mesure de mes années de contacts sociaux avec la clientèle du bar, j'ai pu distinguer plusieurs types de réactions à la neige.
Déjà, il y a ceux qui la détestent. À la limite, ils trouvent ça beau quand c'est immaculé, mais voilà, c'est trop froid, c'est trop blanc, c'est mouillé, et en plus, ça ralentit toute la circulation, ça bloque les aéroports, ça empêche d'aller travailler, bref, ça fout un bordel monstre. Ensuite, il y a ceux qui ne détestent pas foncièrement, mais qui sont emmerdés quand même lorsqu'il s'agit d'aller bosser. Puis viennent ceux qui aiment la neige, mais juste à petite dose, au ski, ou dans des occasions spéciales ; ou qui sont contents de la voir arriver, mais qui, trois jours après, voudraient déjà la voir disparaître.
Puis il y a les extrémistes, ceux qui aiment tellement la neige qu'ils voudraient la voir tomber tout le temps – catégorie dont je me revendique pleinement. Personnellement, ma conception de la neige est totalement égoïste ; je me moque comme de ma première chaussette des aéroports fermés, des travailleurs obligés de rester chez eux ou au boulot, des accidents de voiture, ou même des SDF crevant de froid dans leurs maisons de carton. Et à Nina qui s'écrierait "comment ? Mais enfin, un peu de compassion!" si elle m'entendait, je répondrais que la compassion ne fait pas partie de mon répertoire et que de toute façon, la neige, c'est pas moi qui la fais tomber, alors je ne vois pas pourquoi je me sentirais responsable des inconvénients qu'elle occasionne.
Pas très sympa, hein ? Je sais.
De plus, j'adore quand l'ordre établi vole en éclat, quand les lignes de bus sont perturbées, quand les voitures sont bloquées, bref, quand tout va de travers – ça me donne une délicieuse sensation d'apocalypse, ça fait exploser le train-train quotidien, je trouve ça incroyablement exaltant.
Bref – si je suis parti dans toutes ces considérations socio-climatologiques, c'est parce que ce soir, la première chute de neige sérieuse de l'année est en train de tomber, et c'est mon âme d'enfant qui est en train de se réjouir, là, alors que je me dirige vers le bar. Des flocons s'accrochent à mes cheveux, le vent s'engouffre sous mon écharpe, et mon manteau n'est plus noir, mais blanc – mais qu'importe, parce qu'il neige fort, et j'ai juste envie que ça continue pendant des heures. Les routes commencent déjà à blanchir ; pourtant, c'est tellement rare, quand la neige tient en ville.
Je sais déjà que ce soir, je n'aurai presque pas de clients. Pas fous, les gens : un dimanche soir, chute de neige dehors, ils préfèrent rester chez eux à boire un bon thé plutôt que d'aller affronter la tempête pour dépenser le prix d'un pauvre cocktail qui sera tout aussi bon quelques jours plus tard, quand la neige aura fondu.
De fait, alors qu'il est près de 22 heures, il n'y a que trois clients au Nightingale – et encore, trois pauvres clampins égarés venus se réchauffer l'œsophage avec un petit whisky avant de reprendre la route de chez eux. La neige commence déjà à s'amonceler contre les vitres, et je me demande avec une douce satisfaction si je pourrai reprendre le chemin de chez moi à la fin de mon service ou si je vais rester coincé dans le bar. Avec du blues en fond sonore, c'est une soirée idéale.
- Barman, une Tripel Karmeliet...
Je me tourne vers le bar, surpris d'entendre une voix si près de moi – les trois égarés étaient pourtant dans les coins du fond. Mais c'est une quatrième personne, pas inconnue celle-là, que je découvre assise sur un tabouret, sans que je l'aie entendue ni entrer par la porte, ni tirer le siège pour s'y asseoir. Alors, soit il a été très discret, soit c'est moi qui étais très distrait.
Les deux, peut-être.
Je le fixe quelques secondes avant de me rappeler qu'il a commandé une Karmeliet – ma bière préférée. Coïncidence, ou stalkage poussé ?
- Voilà.
Je pose le verre de Karmeliet devant lui, tout en me demandant si je devrais engager la conversation – ne serait-ce que pour dire une connerie du genre "Karmeliet, bon choix. Monsieur est connaisseur ?" mais avant que j'aie eu le temps d'y réfléchir plus longuement, c'est lui qui prend la parole.
- Tu t'appelles Gabriel, c'est ça ?
Estomaqué, je suis. Il l'a donc retenu ! Enfin, y'a plus compliqué à retenir, comme prénom, mais bon. D'ailleurs, mine de rien, j'ai pas le souvenir de lui avoir dit comment je m'appelais...
- Ouais, Gabriel... Comment tu le sais ?
- Les gens ici t'appelaient comme ça la dernière fois que je suis venu. Alors, déduction...
Aucun sourire n'éclaire ses yeux noirs – il fait lentement tourner son verre de Karmeliet, le regard rivé sur la mousse, et ajoute :
- Moi, c'est Joshua.
Mmh... Difficile. Lui répondre "je sais", et s'attirer des questions pour avoir fait preuve de curiosité mal placée ? Ou simplement dire "ok", comme si je n'en avais rien à foutre, ce qui n'est pas foncièrement vrai ? Heureusement, comme s'il avait lu dans mes pensées, il abrège mon tourment psychologique :
- Joshua Lasheras, ajoute-t-il.
Ça par contre, je ne le savais pas. Il continue :
- Je suis venu ici il y a pas très longtemps, pour voir un ex... C'est toi qui m'as servi.
- Je me souviens, je réponds doucement. Et je t'ai dit de ne pas hésiter à revenir, et tu es revenu. C'est sympa.
- J'avais trouvé le bar plutôt cool, dit-il sur la défensive.
Il n'a pas l'air d'un abord facile, ce Joshua Lasheras. Ou alors c'est peut-être qu'il n'aime pas les types comme moi – ça arrive souvent – mais si c'était le cas, quel intérêt à lancer la conversation ? Ou c'est juste que son attitude revêche n'est qu'une apparence, et que le type qui se cache derrière a sincèrement envie de faire connaissance avec moi.
- Ouais, il est sympa, ce bar... Un peu blindé si tu viens le jeudi, vendredi ou samedi, mais les autres jours, c'est plus calme... comme tu peux le voir.
Il me regarde d'un air indéchiffrable, puis jette un coup d'œil aux trois autres personnes dispersées dans la salle, et répond :
- On dirait que le combo neige plus dimanche n'est pas très bon pour les affaires du bar.
- Pas la peine de t'inquiéter pour lui, il aura vite compensé les pertes que ça lui cause.
À l'extérieur du bar, les flocons, de plus en plus gros, tombent de plus en plus fort, et les routes commencent sérieusement à blanchir malgré le passage des automobilistes – et je ne peux pas m'empêcher de contempler le spectacle avec un large sourire, qui n'échappe pas à Joshua.
- Tu sais pas si tu vas pouvoir rentrer chez toi ce soir, et ça te fait marrer ?
- J'habite à dix minutes à pied d'ici, je ne pense pas que la neige soit vraiment un obstacle pour rentrer chez moi. Et toi, tu vas faire comment ?
- J'habite pas loin non plus, répond-il évasivement. Mais je sais d'avance que ça va me faire chier de marcher là-dedans.
- T'aimes pas la neige ?
Il hausse négligemment les épaules et boit un peu de Karmeliet – toujours sans lever les yeux vers moi. Tant mieux, j'en profite pour l'observer, de mon côté.
- Si, ça va... Tant que c'est dehors, et que moi je suis dedans. Après, voilà, quoi. Et puis, quand ça se transforme en bouillasse noire et dégueulasse, c'est moche, faut bien le dire...
Soit – j'avoue. Mais c'est quand même pas la faute de la neige si les humains la transforment en bouillasse. Alors moi, j'aime la neige quand même, envers et contre tout.
- Pourquoi t'es venu, alors ? Ça commençait déjà à tomber quand t'es arrivé, nan ?
Je l'observe – il est à nouveau sur la défensive, comme si je posais une question taboue.
- J'étais dans le coin, je suis passé, c'est tout.
Venant d'un autre type, je dirais qu'il a fait le chemin exprès pour me voir et qu'il n'ose pas l'avouer. Ça sent son amoureux transi à des kilomètres. Mais venant de lui, par contre, je ne sais pas, parce qu'il n'est pas facile à lire, et puis je vois mal comment il pourrait être amoureux transi alors qu'on ne s'est vus jusque-là que deux fois – trois en comptant cette soirée. Peu, en somme.
Quoique, ça fait peut-être des mois qu'il est en train de me stalker sans que je n'en sache rien. Après tout, ça m'est déjà arrivé avec d'autres gars qui étaient dingues de moi. Je sais – c'est pas la modestie qui m'étouffe. Même si j'y peux rien, en fait ; après tout, c'est pas moi qui les ai incités à m'espionner sans arrêt. Et puis une fois que j'ai découvert leur manège, ils sont devenus des vrais pots-de-colle. Impossible de m'en débarrasser, j'ai même dû déposer une main courante pour harcèlement contre l'un d'entre eux. Je vous jure, le succès...
Bon, quoi qu'il en soit, ils étaient quand assez spéciaux, ces gars-là, et ce type n'a pas l'air d'être du même acabit... mais sait-on jamais. Tout ce temps passé à observer les gens m'a appris qu'il ne fallait pas se fier aux apparences.
- Tu bosses dans ce bar tous les soirs ? me demande Joshua.
- Cinq soirs par semaine. Le mercredi et le samedi, je suis en congé, sauf quand il y a vraiment beaucoup de monde ou quand il y a des occasions spéciales, et que Gerry me demande de venir l'aider. Mais c'est plutôt rare.
- J'avais postulé ici pour être serveur, une fois, dit-il subitement, l'air distrait. Mais j'ai pas été pris.
- C'est vrai ? C'était quand ?
- Je sais plus, il y a quelques années.
- Du coup, pour te venger, t'as évité le bar comme la peste ? je demande avec un sourire.
J'ai peut-être posé une autre question taboue, parce qu'il ne me répond que par un regard froid (impossible de le décrire autrement) et finit sa bière sans rien ajouter.
- Je pense que je vais rentrer avant que la tempête commence pour de bon, finit-il par dire. J'habite pas très loin, mais ça va m'emmerder si je dois marcher dans trente centimètres de neige pour rentrer chez moi. C'est combien, la Karmeliet ?
- Trois quatre-vingt.
Relativement peu cher pour une 50 centilitres en plein centre-ville, on nous le fait souvent remarquer – et c'est peut-être une des causes de la fréquentation du bar. Et le mieux dans tout ça, c'est qu'on trouve quand même le moyen de faire notre marge dessus.
Mais en tout cas, si Joshua est en train de penser que c'est plutôt bon marché pour l'endroit, il ne le dit pas, et il allonge la monnaie sans un mot, que j'encaisse aussi silencieusement que lui.
- J'ai entendu dire que t'étais célibataire, dit-il subitement. Enfin, j'ai entendu ça la semaine dernière quand je suis venu...
Alors il était vraiment en train d'écouter notre conversation, à ce moment-là !
- Je sais pas si c'est encore d'actualité, cela dit.
Et en plus, il a l'air au courant aussi de mes habitudes relationnelles... Finalement, la théorie du stalker n'était peut-être pas si éloignée que ça de la réalité.
Quoi qu'il en soit, même si sa phrase est tournée comme une affirmation, c'est indéniablement une question qui demande une réponse – alors je réponds.
- C'est encore d'actualité.
Le fait est qu'il y a eu un type de passage, pendant trois malheureux jours, du mercredi au vendredi, mais c'était tellement minable que ça ne vaut même pas la peine de l'évoquer. J'ai déjà oublié son nom.
- Ok, toujours d'actualité, marmonne-t-il. Je vois... Bon, ok. À plus, alors.
Avant que j'aie pu ajouter un mot, il est parti, et les clochettes des portes d'entrée du bar ont tinté, et moi, je reste planté là comme un idiot. Bouche bée. Wow ! Une minute ! C'était quoi, ça ?
De ma vie, je n'ai jamais rien vu d'aussi bizarre. Sérieusement – quand on vous demande si vous êtes célibataire, généralement, c'est pour vous demander de sortir avec vous l'instant d'après dans le cas où la réponse serait positive, pas vrai ? (Enfin, c'est ce qui m'arrive généralement.) Et ma réponse était positive, non? Alors pourquoi est-ce qu'il n'a rien demandé ? Peut-être qu'il n'avait pas vraiment l'intention de me demander de sortir avec lui, mais dans ce cas, pourquoi me demander si j'étais célibataire ? Une phrase comme celle là doit forcément entraîner l'autre !
Bon. Ça, c'est typiquement le genre de remue-ménage intérieur qui me prend la tête, alors autant arrêter d'y penser dès maintenant. Quelle drôle de soirée... Et quel drôle de type.
Mais quand je rentre chez moi, à la fin de mon service, la neige immaculée qui recouvre les rues où personne ne passe me fait oublier la conversation et sa chute inattendue.
Pour un temps, du moins.
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