Partie I - La Quintessence du connard
~ Partie I ~
La Quintessence du Connard
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Jeudi 8 novembre
— Je te largue.
Il me fixe, les yeux écarquillés, les narines frémissantes, bouche bée. Puis il cligne des yeux. Et me demande de répéter. Pourtant, je suis sûr d'avoir parlé dans un français compréhensible... Alors je répète, puisqu'il en a tellement envie. Je. Te. Largue. C'est assez clair pour toi ?
— Mais... Mais ça fait à peine une semaine qu'on sort ensemble ! s'exclame-t-il, déboussolé.
Tiens – première fois qu'on me la sort, celle- là. Je hausse un sourcil surpris (une semaine, c'est une éternité !) avant de répondre :
— C'était suffisant pour que je me rende compte qu'on n'était pas faits pour être ensemble.
Bon, j'avoue, je ne suis pas un garçon très sympa. Surtout avec mes futurs ex, et étrangement, ils sont assez nombreux. Est-ce que c'est le challenge qui les attire, ou juste le physique ? Ça, je ne saurais pas dire, mais une chose est sûre, ce n'est pas le manque qui vient frapper à ma porte. Quand il y en a un qui s'en va, dix autres arrivent pour le remplacer.
Aujourd'hui, ça commence dès le resto universitaire, à midi. À peine assis, le plateau posé sur la table, que quelqu'un que je ne connais ni d'Eve ni d'Adam vient s'asseoir en face de moi.
— Alors, Gabriel, j'ai appris que tu étais libre ?
Je lève les yeux vers ce type – totalement inconnu au répertoire, mais il se peut qu'il me connaisse, lui ; je n'ai absolument pas la mémoire des visages. Si ça se trouve, on suit quelques cours ensemble, et à tous les coups, il m'aura déjà parlé une fois ou deux fois. Du moins, c'est ce que me fait dire son entrée en matière ; est-ce qu'un type à qui vous n'avez jamais parlé viendrait vous voir pour discuter cash de votre situation amoureuse ? Même à moi, qui ne suis pas trop à cheval sur ces choses-là, ça me paraît assez improbable.
- Les nouvelles vont vite, je l'ai largué ce matin seulement.
- On va dire que j'étais au taquet, dit-il avec un sourire. Puisque tu es libre, est-ce que ça te dirait de sortir avec moi ?
Voilà, à chaque fois, c'est la même chanson. Je redeviens célibataire, et aussitôt, des gens que je connais à peine se précipitent vers moi pour qu'on sorte ensemble, comme s'ils n'attendaient qu'une chose, être le prochain mouchoir que je jetterai après utilisation. Comment voulez-vous que je croie à l'amour, dans ces conditions ?
Mais, mettons en pause, si vous le voulez bien, et revenons un peu en arrière. Parce qu'il faut que je vous dise que même si j'agis comme un connard à l'heure actuelle, ça n'a pas toujours été le cas. Et pour ma défense, le fait d'enchaîner des relations d'une semaine participe plus d'une recherche sociologique sur les mœurs humaines que d'un besoin maladif de sexe.
Le fait que j'en sois là où j'en suis actuellement tient en vérité à deux choses ; la première, c'est le fait de m'être fait brutalement larguer par mon tout premier amour, pour dire ça de façon romantique ; enfin, plus concrètement, je le vois plutôt comme la personne qui m'a bien fait comprendre par A + B que j'étais gay. Même s'il y avait de l'amour de mon côté, sans aucun doute. Pas du sien, mais enfin, à treize ans, quand on s'occupe du chapiteau qui se dresse dans votre caleçon tout en vous embrassant dans le cou, vous prenez ça pour de l'amour.
Erreur fatale.
Malheureusement, l'illusion s'est brisée au moment où j'étais le plus dépendant de lui. Mine de rien, ça vous apprend la vie ; j'ai vite dégagé de mon champ de réflexion ces conneries d'amour, de réciprocité, et ces autres bêtises que le mauvais génie de l'adolescence vous souffle au creux de l'oreille.
La deuxième chose, c'était ma meilleure amie au collège et au lycée, Nina, une fille qui en avait dans la caboche, mais qui partait dans des délires psychotiques dès qu'il était question d'amour. Elle filait tellement loin que je n'arrivais même plus à la suivre. Sa tête était pleine d'étoiles, de fleur bleues, de petits cœurs et d'anges virevoltants assis sur des nuages, arc dans les bras et flèches ensorcelées dans le carquois. Elle aimait surtout tout ce que j'avais surnommé "l'Amour en Deux Mots" : le Premier Amour, le Grand Amour, le Véritable Amour, l'Amour Parfait, et cetera. Rien qu'à en parler, elle devenait hystérique.
En dehors de ça, c'était une fille bien, mais dès qu'on touchait à ce sujet, elle devenait complètement monomaniaque – et moi, je soutenais mordicus que l'amour n'existait pas, alors forcément, on n'était pas du tout sur la même longueur d'ondes. Je me souviens de discussions philosophiques assez épiques qui, d'ailleurs, nous ont permis de choper la mention très bien au bac, l'énoncé de philo portant justement sur ce thème.
En terminale, j'avais déjà commencé à sortir avec n'importe qui, beaucoup moins toutefois que le grand n'importe quoi actuel – la genèse, en gros – et le moins qu'on puisse dire, c'était que Nina n'approuvait pas trop ma conduite. Alors, pour qu'elle me fiche la paix, j'ai fini par lui dire que c'était un double défi que je m'étais lancé là : me prouver à moi-même que l'amour existait vraiment, et trouver mon Véritable Amour parmi toutes ces conquêtes. Avec une formulation comme celle-là, je la tenais – de récalcitrante, elle s'est montrée subitement très enthousiaste, et c'est avec son aval que j'ai réellement commencé à enchaîner les relations.
Le fait est qu'elle m'a influencé, tout de même ; j'ai vraiment essayé de tomber amoureux de mes ex. Mais ça devait être mission impossible (ou alors, comme le disait Nina, c'est que je n'étais pas "tombé sur le bon"), parce que ça n'est jamais arrivé. Au mieux, j'avais de l'affection, et ça durait deux mois grand maximum ; au pire, j'avais de l'aversion, et là, dans les trois jours, c'était plié.
Et puis, au fur et à mesure, j'ai fini par me rendre compte que la seule chose qui les intéressait vraiment, tous, c'était mon physique, ou mon image, ou le challenge – mais pas ma personnalité, ça, c'est certain. Bon, certes, rien de nouveau sous le soleil, puisque c'est depuis le collège que je suis intimement persuadé que seul l'intérêt vous pousse à fréquenter quelqu'un ; mais j'ai pensé à Nina, qui se berçait depuis tant de temps de douces illusions, et je me suis dit que la chute allait être rude quand elle redescendrait enfin.
Maintenant, revenons un peu à nos moutons. Prenant au pied de la lettre le "défi" que je me suis lancé à moi-même, j'ai pris pour habitude de ne jamais refuser à quelqu'un de sortir avec lui (sauf s'il me rebute physiquement, mais c'est un autre problème, donc passons). Comme je l'ai dit à Nina, qui sait si mon Véritable Amour ne se cache pas parmi l'un d'entre eux ? Par conséquent, ce type, que je ne connais même pas, et qui me propose de sortir avec lui, c'est un fait ; il a sa chance.
Mais enfin, même si je suis un mec abordable – pour le dire gentiment – mon ouverture d'esprit ne va pas jusqu'à sortir avec quelqu'un dont j'ignore jusqu'au nom.
— Je ne sais même pas comment tu t'appelles.
— Mais on est ensemble en cours de latin...
Première déception que je lui inflige. M'est avis que c'est loin d'être la dernière.
— On est plus d'une trentaine en cours de latin, je rétorque.
Il est drôle, lui. Comment je suis censé me rappeler de toutes les têtes de mes camarades ?
— Oui, mais on a déjà parlé quelques fois ensemble, tu te rappelles pas ?
— Honnêtement, non. Maintenant tu me dis ton nom, ou je dois le deviner ?
— Euh, Hugo, finit-il par répondre. Je t'ai passé toutes mes notes de cours il y a deux mois, tu ne t'en souviens pas ? D'ailleurs, tu ne me les as jamais rendues...
— Ça doit être parce que je ne m'en souviens pas, en effet...
Physiquement, comment est-il, ce type ? Plutôt banal. Cheveux bruns, yeux marrons, un visage pas moche, mais pas franchement remarquable. Sapé normalement, un jean avec des converses usées jusqu'à la moelle (il a fait le Viêtnam avec ou quoi ?), un pull noir, bref, rien qui se démarque. Pas que la banalité soit une mauvaise chose ; on peut trouver des perles cachées sous une apparence on ne peut plus ordinaire (dans le domaine sexuel, bien entendu) – et puis, moi qui me plains que les autres ne s'intéressent qu'à l'image que je donne, ce serait vraiment stupide de ma part de juger quelqu'un sur son look.
— Hugo, donc...
— Oui...
Il a l'air un peu intimidé ; c'est vrai que je ne suis pas franchement le genre de gars qui cherche à mettre les gens à l'aise. C'est comme cette histoire de silence gêné : Nina, par exemple, ne supporte pas de rester silencieuse avec quelqu'un qu'elle connaît à peine – pour elle, un blanc sera toujours synonyme de malaise. Moi, c'est le genre de considération dont je me fous totalement ; et si ça met l'autre mal à l'aise, eh bien, c'est son problème psychologique personnel, et ça ne me regarde pas.
— Alors, est-ce que tu veux sortir avec moi ? redemande-t-il d'une voix moins assurée.
— Si tu veux, mais je te connais à peine.
C'est la phrase que je sors tout le temps, pour que l'autre ne s'imagine pas que je ressens quoi que ce soit envers lui ; j'ai eu des cas comme ça où l'autre était persuadé que j'étais amoureux, et au final, quand il s'agissait de les quitter, c'était l'enfer sur terre – ils s'accrochaient à moi en pleurant, et j'en garde de très mauvais souvenirs. Heureusement, ce n'était pas si fréquent que ça.
— Je sais, répond-il avec hésitation, mais justement, tu pourrais apprendre à me connaître. Et peut-être que tu me trouveras intéressant et à ton goût, si ça se trouve...
Au moins, en voilà un qui n'a pas l'air de se faire d'illusions sur mon mode d'emploi. Un bon point pour lui. Je n'aime pas les gens qui se font des films.
— Pourquoi pas, en effet ?
— Alors, tu acceptes ?
Mettons en pause. Je sais – d'aucuns diraient que c'est un manque de respect total envers la personne que je viens de quitter que de sortir avec quelqu'un d'autre deux heures à peine après l'avoir largué. Ce en quoi, bien sûr, je ne peux pas leur donner tort. De ce fait, je laisse toujours un intervalle d'une journée entre l'ancienne et la nouvelle relation.
Au lycée, ou même durant ma première année de fac, je n'avais pas ce genre de principes, et ça n'a pas toujours facilité les choses ; mais la maturité – ou plutôt l'expérience, parce que "mature" n'est pas un terme très adapté pour qualifier ma conduite – bref, l'expérience aidant, j'ai fini par mettre en place cette journée de break entre deux relations. D'un point de vue sociologique, l'expérience a été surprenante ; non seulement les ex le vivaient mieux, mais les futurs ex aussi. Une journée étant le minimum – mais ça m'est arrivé de faire des break d'une semaine (rarement plus, cela dit), surtout si la relation précédente avait eu une certaine importance – à mes yeux, évidemment ; tout est relatif, après, et sortir avec quelqu'un pendant trois semaines ne représente peut-être pas grand-chose aux yeux de personnes qui ont l'habitude de rester deux ans minimum avec leur partenaire.
Pour moi, trois semaines, c'est déjà très correct, et ça mérite bien trois jours de break.
Bref – j'ai une tendance certaine à partir en digressions. Revenons à ce Hugo-cheveux-bruns-yeux-marrons, qui se tient devant moi, immobile, anxieux, en l'attente de ma réponse.
— Alors, Hugo...
Il se redresse sur sa chaise, et je le vois pâlir, ce qui me permet de remarquer quelques rares tâches de rousseur qui ornent ses joues ça et là.
— Je ne refuse pas, mais reviens me voir demain, d'accord ? Je viens juste de le quitter, je ne peux pas accepter tout de suite, ce ne serait pas respectueux.
Et voilà – c'est la phrase miracle. Ses épaules s'affaissent, ses joues retrouvent des couleurs, et il esquisse un sourire. Je pense que l'efficacité de ce principe vient du fait que si je montre du respect envers les ex, l'autre se dira que si un jour je le largue, lui aussi y aura droit – et donc, il craint moins la fin inexorable.
— Pas de problème, dit-il finalement. Je reviendrai te voir demain.
Il se lève, n'esquisse pas un geste vers moi, ne me tend pas la main pour que je la serre, et j'apprécie – peut-être qu'il sera le genre de mec pour qui je pourrais avoir une sincère affection, à défaut de tomber amoureux. C'est arrivé, après tout ; ma plus longue relation amoureuse à ce jour a duré deux mois, et à ma façon, je tenais vraiment à lui. Simplement, deux mois sans parvenir à tomber amoureux de son partenaire, c'est déjà trop, et c'est bien parce qu'on en était conscients tous les deux qu'on a arrêté de se voir. D'ailleurs, c'est ma seule relation où la rupture a été décidée d'un commun accord.
Hugo s'éloigne, et je reste seul avec ma pizza, mon ice-tea et ma compote de pomme – mais pour combien de temps ? Pour aujourd'hui, je suis célibataire – même si c'est une vision du célibat si déformée que je doute qu'on puisse vraiment l'appeler comme ça. Quoi qu'il en soit, c'est le Jour de Break ; cette journée si agréable où je ne suis pas obligé de me forcer à aimer quelqu'un.
Je vais la savourer.
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Voilà pour le premier chapitre...
Ça vous a plu ? Je continue ? *yeux de bambi*
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