Nightingale mon amour

Lundi 12 novembre

Il est 22h30, et je suis encore loin d'être couché – ce soir, comme quatre autres soirs par semaine, je bosse au Nightingale, un bar gay qui m'emploie comme serveur depuis ma toute première année de fac. C'est devenu ma deuxième maison, en quelque sorte, et les gens qu'on y croise sont comme ma deuxième famille. 

Dans le rôle du père, Gerald, le propriétaire et barman. D'origine irlandaise, il a émigré en France vers ses quinze ans, mais il n'a jamais réussi à se débarrasser de son accent. C'est un type bien trapu et plutôt bourru, mais du moment qu'on le laisse tranquille, il sera le plus gentil des hommes. Vu qu'il tient un bar gay, ça serait logique qu'il soit de ce bord-là, mais je ne lui ai jamais connu de relation amoureuse, que ce soit avec des hommes ou des femmes, et je ne l'ai jamais vu répondre à des avances. (Enfin, je n'ai jamais vu personne lui faire d'avances, non plus. Ça doit sans doute jouer.)

Ensuite, il y a mes frères, les autres collègues ; Jorge, deuxième barman, mon âge, que je prenais pour un Don Juan avant de me rendre compte qu'il était follement amoureux d'un de ses amis depuis des années ; Yeonsaeng, 19 ans, serveur, le naïf et maladroit de service, mais contre lequel personne n'arrive à rester fâché à cause de l'innocence de son regard ; et enfin Maxence, un peu plus âgé que moi, le genre "grand frère sympa" que tout le monde vient voir en cas de problème, le bras droit du patron. Il y a parfois d'autres employés qui bossent en intérim pendant que mes collègues prennent leurs congés, mais je ne suis pas vraiment proche d'eux. Ils ne travaillent pas ici assez longtemps.

Alors que je suis en train de passer un coup de serviette sur les tables, quelqu'un me tape sur l'épaule.

- Tu fais la fermeture ? me demande Gerald avec sa voix bourrue et son indécrottable accent.

- C'est pas ce qui était prévu ?

- Si, c'est bon. Il n'y a pas beaucoup de monde, ce soir, alors je vais rentrer, Jorge va me remplacer. Vous fermerez le bar à deux.

- Okie dokie.

Le Nightingale est situé dans la rue Solférino, où toute la société étudiante se précipite le jeudi, le vendredi et le samedi ; en dehors de ça, les débuts de semaine sont plutôt calmes, et ce soir, nous sommes lundi. Il y a une petite dizaine de personnes qui sont en train de prendre un verre, dont un petit groupe de quatre jeunes, les autres étant des gens d'âge moyen, seuls ou à deux, des ombres de comptoir, que la vie efface lentement. 

J'observe particulièrement un homme assis seul à l'écart, sur le côté du bar, en train de se perdre au fond de son verre. Sans doute la trentaine, et déjà plus rien à attendre de la vie – je n'ai jamais vu un regard aussi vide que le sien lorsqu'il m'a commandé son gin.

Comme s'il avait entendu mes pensées, il lève les yeux vers moi :

- Barman...

Jorge, en train de laver des verres derrière le bar, comme tout bon barman qui se respecte, me jette un coup d'œil pour me dire d'y aller, et je m'approche de l'homme, un sourire commercial plaqué sur les lèvres.

- Vous désirez, monsieur ? Un autre gin ?

- Pas vraiment... Enfin, si, donnez-moi-en un quand même...

- Je vous apporte ça.

Sa voix est aussi vide que son regard. Ce qui est bien, avec ce bar, c'est que quand j'y travaille, je suis vraiment très motivé à réussir mes études de lettres ; tout vaudra mieux plutôt que de finir pilier de bar comme un de ces types.

- Voilà votre gin.

- Merci...

Il a la voix qui tremblote, et pour avoir entendu cette intonation chez beaucoup d'autres gars que je venais juste de quitter, je comprends qu'il est au bord des larmes.

- Désolé, bafouille-t-il, c'est pas la joie, ce soir.

Ça, ça annonce un besoin d'épanchement imminent ; le genre de moment où tout le monde prend la fuite en disant "je vous comprends, bon courage, bon je vous laisse, j'ai à faire", et en pensant "eh, c'est pas SOS amitié, ici !". Mais moi, ça ne m'a jamais dérangé d'être à l'écoute des gens. Sociologiquement, c'est quelque chose de très intéressant. J'aime beaucoup étudier les différents comportements humains face aux évènements banals qui touchent tout un chacun : un obstacle, et tant de manières différentes d'y faire face – ça m'a toujours fasciné.

C'est socio que j'aurais dû faire, à la place de lettres modernes ; mais je n'avais pas envie de voir une de mes marottes froidement disséquée et analysée en cours. Un loisir doit rester un loisir ; à partir du moment où on se met à l'étudier sérieusement, il perd tout son charme. Comme pour le piano, quand j'étais gamin ; quand j'ai atterri dans ma famille, à sept ans, j'étais toujours installé sur le tabouret trop grand pour moi, à jouer n'importe quoi et à inventer des soi-disant mélodies que j'étais très fier de montrer à mes parents adoptifs ; puis ma mère m'a inscrit au cours de solfège et de piano, et ma passion n'a même pas mis un an à s'évanouir. Ou alors, j'étais déjà de nature à me lasser facilement, qui sait...

- Qu'est-ce qui vous arrive, si c'est pas indiscret ?

Et là, l'homme lève le regard vers moi, et pour la première fois, je vois une étincelle dans son regard – de la détresse, et aussi le soulagement que quelqu'un soit prêt à l'écouter. C'est pas en tant que barman que j'aurais dû travailler, mais plutôt en tant que standardiste des numéros verts d'entraide et d'écoute. Je suis sûr que c'est le genre de job qui m'aurait botté, en plus.

- C'est une sale journée, commence-t-il. Ou plutôt, une sale semaine... Je sais plus quoi faire...

- Vous vous êtes fait virer de votre boulot ?

- Non, répond-il tristement. Enfin, peut-être bientôt, mais pour l'instant, j'ai encore un job.

- Alors quel est le problème ?

- Que voulez-vous que ce soit ? Je me suis fait larguer, hier...

Ah, voilà les limites de mes capacités d'auditeur. L'Amour, encore lui... Et cet homme, je peux compatir à sa douleur, mais je suis incapable de le comprendre véritablement.

- Vous l'aimiez vraiment ?

- Je ne serais pas dans cet état si je ne l'aimais pas, répond l'homme tristement. Pourtant, on n'est restés ensemble que deux mois seulement...

Deux mois seulement ? Et dire qu'à mes yeux, un mois, ça représente déjà une éternité... Comme quoi, la notion du temps varie complètement en fonction de la personne.

- Pourquoi vous vous êtes séparés ?

- Il m'a dit qu'il ne m'aimait plus... Comme ça, tout bêtement.

- Eh bien, vous n'allez peut-être pas apprécier ce que je vais dire, mais il vaut mieux qu'il vous le dise au bout de deux mois plutôt qu'au bout d'un an, pas vrai ?

- J'aurais préféré passer les dix mois de différence avec lui, je crois, répond-il lentement.

- Et ça vous aurait fait dix fois plus mal lorsqu'il vous aurait quitté au bout d'un an.

- Peut-être, oui, répond-il, pensif. En fait, il m'a quitté brutalement, comme ça, presque sans explications... Je voudrais juste parler encore une fois avec lui, pour essayer de comprendre, vous voyez ? Le problème, c'est qu'il ne veut plus me voir...

- Vous ne croyez pas qu'il vaudrait mieux tirer un trait sur cette histoire ? S'il ne vous aime plus.

Il vide son verre de gin d'un coup, s'ébroue comme un chien qui sort de l'eau, et dit :

- Je tirerai un trait quand je l'aurai revu... Oui, je vais l'appeler, je vais lui dire de venir...

Je prends le ton le plus gentil que je peux trouver dans mon répertoire pour répondre :

- Vous feriez mieux de faire ça sobre, sinon il ne vous prendra pas au sérieux, vous savez.

- De toute façon, répond-il avec une lucidité étonnante pour quelqu'un qui commence à être passablement éméché, il m'a déjà largué, alors il ne me prendra plus jamais au sérieux...

C'est vrai qu'il n'a plus grand-chose à perdre, j'imagine. J'emmène ses verres vides de gin derrière le comptoir alors qu'il prend son téléphone, et il me fait signe de lui en ramener un autre, tout en attendant la voix qui ne devrait pas tarder à décrocher.

- Ce type est chelou, me murmure Jorge lorsqu'il me voit remplir un autre verre pour lui. Tu devrais arrêter de le servir pour ce soir, où il va rouler sous le comptoir avant la fermeture.

- Il est en train de donner rendez-vous à son ex, je réponds sur le même ton, j'imagine qu'il lui faut bien un autre gin pour surmonter ça. Mais c'est le dernier que je lui sers, t'inquiète.

Lorsque je ramène le verre plein d'alcool à l'homme, il est encore au téléphone, et sa voix prend des accents suppliants :

- Juste ce soir, je t'en prie. Juste pour que je comprenne...

Pendant qu'il parle, je l'observe. Il a tout du type dominé jusqu'à la moelle ; je n'arrive pas vraiment à imaginer son ex, mais la seule chose dont je sois sûr, c'est qu'il ne pourra pas être plus mou que lui. Je le regarde, pendant qu'il dit à son ex qu'il avait gardé sa montre et que comme ça, s'ils se voient, il pourra la lui rendre – et je me dis que cet homme, que j'essaye de réconforter, est pile le genre de type que je quitterais au bout d'une semaine maximum. Ce n'est pas que j'ai un style de personne qui me plaît plus particulièrement, mais j'ai du mal avec les gentils toutous. Malheureusement, de nos jours, c'est rare de rencontrer quelqu'un qui ait vraiment de la poigne. Ou alors je les intimide, ce qui serait quand même drôlement triste.

- Oui, au Nightingale... Merci beaucoup... Je t'attends...

Tiens, on dirait qu'il a fini par avoir gain de cause avec son ex. Il lève les yeux vers moi, et balbutie :

- Il sera là dans dix minutes... Je fais quoi ?

- Vous n'avez rien à faire. Sauf si vous vous imaginez avoir encore une chance avec lui, mais ce n'est pas le cas, pas vrai ?

- Je sais, mais si jamais c'était le cas...

Voilà, ça, c'est la chose la plus idiote qui ait jamais été inventée après l'amour : l'espoir. Vous voulez une définition personnelle du concept ? Facile : l'espoir, c'est ce qui se brise inévitablement sur les rochers de la réalité à un moment ou à un autre. C'est comme ça que je le vois, en tout cas. Pas d'illusion, pas de déception. C'est une pensée simple que tout le monde devrait mettre en pratique, à mon avis. Ce type, qui espère que son ex retournera avec lui, il est en train de se faire une montagne d'illusions ; je n'ose même pas imaginer de quelle hauteur il tombera quand l'autre lui dira que c'est définitivement terminé.

Il vide à nouveau son verre de gin – c'est peut-être la meilleure chose à faire pour que la chute soit moins brutale.

- Gabriel !

Je me tourne vers Jorge qui me fait signe de venir le voir, et je laisse seul l'homme qui attend tristement son ex, assis devant son gin. C'est quand même con, l'amour... Je crois que même Nina descendrait de son nuage si elle voyait ça.

- Qu'est-ce qu'il y a, Jorge ?

- Écoute, je sais que c'est pas cool de ma part de te lâcher comme ça, mais j'ai reçu un message urgent, est-ce que ça t'embête de faire la fermeture tout seul ?

Jorge. Voilà quelqu'un qui est l'incarnation même des illusions sans espoir. Complètement amoureux depuis des années d'un type qui ne remarque rien du tout tellement il est à l'ouest, voilà ; en une ligne, c'est toute sa vie qui est résumée. C'est là qu'on se dit que l'amour, c'est vraiment un deal foireux ; il suffit de regarder Jorge en temps normal, un type bien sous tous rapports, qui a de l'humour, une gentillesse à toute épreuve, qui fait en plus de ça des cocktails délicieux, et qui, avec sa carrure, peut aussi servir de videur si besoin est ; mais dès qu'on prononce le prénom "Louis", il devient une vraie lavette. C'est assez terrifiant, je dois dire.

- Pas de problème, Jorge. Ils ne sont plus très nombreux de toute façon, et à cette heure-ci, personne d'autre ne va arriver.

- Super, merci, Gabriel ! J'te revaudrai ça, promis.

Avant que j'aie eu le temps d'ajouter un mot, il a déjà récupéré ses affaires et refermé la porte du bar derrière lui – rapide, le salopiot. Quand je jette un regard à la salle, je me rends compte que pendant que je tapais dans le social avec le pilier de bar, les trois quarts des autres clients sont venus régler leur addition à Jorge et se sont barrés. Résultat, il ne reste plus grand monde, à part moi, le trentenaire... et son mystérieux ex, qui s'est assis à côté de lui sans que je l'aie seulement vu entrer.

Ok. Maintenant qu'il est là, je comprends mieux pourquoi l'autre a eu du mal à le laisser partir. Wow.

Discrètement, je m'approche d'eux, tout en gardant les yeux rivés sur le nouveau venu : pas de doute, il fait partie de la catégorie des canons top-niveau.

- Je vous sers quelque chose ?

Jeune, le nouveau venu. Mon âge, à peu près. Yeux noirs, cheveux bruns et longs, chemise blanche aux manches retroussées sur une peau dorée... Il lève les yeux vers moi, il accroche mon regard, l'air pas commode. Exactement ce que j'avais en tête quand je pensais à un "type avec de la poigne", un peu plus tôt.

- Un Bloody Mary.

Pour parfaire l'image, une voix grave et sensuelle qui correspond parfaitement à son apparence de bad boy ; à le voir comme ça, c'est limite étrange qu'il ait réellement été l'ex de l'homme qui est assis à côté de lui, qui me paraît à présent aussi terne et banal que s'il faisait partie du papier peint.

Tu m'étonnes que le mollasson veuille retourner avec lui...

Bon, le Bloody Mary – en général, ce n'est pas moi qui m'occupe des cocktails, c'est plutôt Jorge, ou Gerry lui-même, mais vu que je suis seul, j'ai pas vraiment le choix. Heureusement, même si je n'ai jamais été réellement formé pour ça, je me débrouille, et je lui compose son Bloody Mary sans trop de problèmes.

Lorsque je le lui apporte, l'ancien couple est en pleine discussion, et je me dis rapidement que le trentenaire a bien fait de boire tout cet alcool – la chute de trente étages ne va pas tarder, au vu de l'orage qui plane dans la discussion.

- Écoute...

- Non, toi, tu m'écoutes, Vincent !

Ainsi, le pauvre type mollasson s'appelle Vincent. Bon, ça n'a pas des masses d'intérêt, mais en revanche, je ne serais pas contre l'idée d'apprendre le prénom du beau gosse, ça peut toujours servir.

- Tu m'as dit que tu voulais des explications claires et que tu voulais me rendre ma montre. Alors je t'explique clairement : c'est fini entre nous. Ok ? Maintenant, tu me rends ma montre.

- Mais Joshua...

Voilà, donc – Joshua. Pas mal. Comme je l'avais prédit, le dénommé Vincent est totalement dominé par son ex – qui doit pourtant avoir une dizaine d'années de moins que lui. Le problème, c'est que si ça continue comme ça, ça va se terminer en pugilat, et moi, je ne suis pas aussi baraqué que Jorge, qui s'interpose toujours quand une baston se déclenche. Vaut mieux que j'essaye d'y mettre un frein à ma manière.

- Et voilà un Bloody Mary...

Je fais glisser le cocktail sur la surface du bar vers le beau gosse, et les deux hommes lèvent le regard vers moi, comme s'ils avaient oublié que quelqu'un était témoin de leur dispute.

- Je vais fermer le bar dans un quart d'heure, je vous conseille de ne pas trop tarder à le boire.

Un sourire commercial en plus – il ne suffit que de ça. Je m'éloigne, et leur discussion reprend sur un ton plus calme. Ne jamais sous-estimer le pouvoir d'une bonne petite diversion.

À peine cinq minutes plus tard, le beau gosse vient régler sa consommation, à l'autre bout du comptoir – visiblement, à voir l'autre type affalé la tête entre ses mains sur le bar, le coup de grâce a dû être porté. Joshua lui jette un regard agacé et me tend un billet de dix sans un mot.

- Merci d'être passé, n'hésitez pas à revenir si vous le souhaitez !

Un autre sourire commercial, mais qui doit louper sa cible, celui-là, car il me fixe d'un drôle d'air. Raté.

- On verra, marmonne-t-il.

Il glisse la monnaie que je lui tends dans sa poche, et prend la porte sans se retourner une seule fois – et je regarde à nouveau Vincent, laissé en plan sur le côté du bar. Pendant un instant, j'ai peur d'être obligé de le raccompagner chez lui, mais finalement, il finit par se lever, les jambes flageolantes, laisse sur le comptoir un billet dont il ne réclame même pas la monnaie, et sort à l'extérieur comme un zombie, sans prononcer une seule parole.

Ouaip, qu'est-ce que je disais : l'amour, c'est vraiment un piège à cons.

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