Maître Corbeau
Dimanche 5 avril
- C'est quoi, ce bandage ?
Jorge est en train de secouer le shaker qui lui sert à faire ses cocktails, et il fixe d'un air étonné le bandage qui entoure ma main droite, qui ne peut évidemment pas passer inaperçu dans un boulot comme celui-ci. Il n'est pas le premier à me poser la question, d'ailleurs, ça n'a pas arrêté de toute la soirée.
- C'est rien.
- Tu t'es blessé ?
- C'est rien, je te dis, Jorge, fous-moi la paix !
Gros silence. Quelques clients surpris lèvent les yeux vers moi, mais rien de comparable au regard éberlué de Jorge, qui ne m'a jamais entendu crier contre lui auparavant.
Bordel. Il faut que je me calme...
Mais j'ai beau me répéter cette phrase sans cesse, ça ne marche jamais. Ça n'a pas marché non plus quand j'ai claqué cette foutue bouteille de champagne contre le sol, sur le toit, ni quand il a fallu ramasser les éclats et que je me suis entaillé la main. Au lieu de la faire exploser, cette bouteille, j'aurais dû la boire ; ça m'aurait anesthésié l'esprit, rien qu'un peu, et je n'aurais pas eu cette douleur poignante dans la paume qui me rappelle, à chaque fois qu'elle se réveille, que je suis de nouveau célibataire.
J'ai toujours du mal à y croire, et pourtant, ça fait déjà trois jours. Trois jours pendant lesquels je me suis demandé si ce n'était pas une simple blague, pendant lesquels j'ai scruté mon portable comme un cabot qui contemplerait sa gamelle vide. Mais il va falloir que je me rende à l'évidence, un jour ou l'autre : il était plus que sérieux.
Trois jours que je n'ai pas fermé l'œil, non plus... Pas évident, quand on tombe de si haut. Nina, connasse ! Je la retiens, avec ses conneries de Grand Amour ! Plus jamais. Plus jamais on ne m'y prendra, à ce jeu-là.
Tiens, justement, la voici qui entre dans le bar, avec son sourire naïf. Si heureuse de me voir, si ignorante... Elle s'installe au comptoir, avec un "salut Gabriel" prononcé sur un ton lumineux. C'est fou de voir comme votre monde peut s'arrêter, et de constater à quel point tout le monde s'en fout ; pire, à quel point personne ne remarque que c'est la débâcle. Nina, elle ne voit même pas le regard glacial que je lui jette, elle commande un verre tranquillement et me demande, tout sourire :
- Alors Gabriel, ça s'est bien passé, ton anniversaire ?
- Super bien.
Ce n'est que là, à entendre mon ton acide, à voir le bandage de ma main lorsque je lui sers son verre, qu'elle comprend que quelque chose va mal.
- Qu'est-ce qui s'est passé ? demande-t-elle en baissant d'un ton.
- Oh, trois fois rien. Le meilleur de mes anniversaires. Un jour inoubliable.
- Gabriel, arrête de tourner autour du pot...
- Ah, tu veux savoir ? Eh bien je vais te dire, Nina : tes conneries d'Amour Parfait ou je sais pas trop quoi, c'est fini pour moi. Fini, t'entends ? Et tu peux te les mettre bien profond là où je pense.
Elle met ses mains devant sa bouche, l'air presque horrifié – ça y est, elle a deviné. Bravo Nina.
- C'est Joshua ?
J'aurais préféré ne pas avoir à entendre son nom, qui m'évoque mille sentiments contradictoires, mais c'était logique que je ne puisse pas y échapper. Le mieux, c'est de tout lui expliquer maintenant, histoire d'en être débarrassé une bonne fois pour toutes...
- Il m'a largué.
J'ai la gorge nouée – c'est tellement stupide, tout ça ! J'ai la gorge nouée à cause d'un type qui jubilait de me laisser tomber comme une chaussette moisie le jour de mon anniversaire, parce que je lui ai pourri la vie depuis notre enfance sans jamais en être conscient.
- Il avait étendu une nappe sur le toit de mon immeuble, avec du champagne, et il m'a largué...
Elle écarquille les yeux, tout comme Jorge qui ne peut pas s'empêcher d'écouter notre conversation – et moi, brusquement, j'ai l'impression que mes yeux vont déborder de larmes, que mon cœur va exploser de douleur. C'est quelque chose, de le vivre – mais le mettre en mots, ça rend le tout encore plus intolérable.
Et pourtant, je suis pris d'un inexplicable besoin de tout raconter, de vider mon sac, pour soulager cette plaie béante dans ma poitrine, cette douleur dans ma main.
- C'est... complètement tordu, comme histoire, je balbutie. Tu sais ce qu'il m'a dit, Nina ? Il m'a dit qu'on se connaissait depuis l'orphelinat, et que je n'ai jamais cessé de lui pourrir la vie depuis...
- Et c'est vrai ? s'exclame-t-elle, ébahie.
- Mais j'en sais rien, moi ! Je me rappelle pas de lui...
Rien de rien. Pourquoi ce vide total ?
Je revois l'orphelinat. Mes amis, il y avait Marie, Hélène, Théo, Guillaume – Guigui la tomate, on l'appelait – mais pas de Joshua. Même dans le clan de mes ennemis. Nulle part. Et en cours, avec Madame Caron... Il était là ? Toutes les bêtises que je faisais, et pour lesquelles je n'étais jamais grondé, c'était lui qui en payait les pots cassés ? J'ai beau chercher, je ne me souviens pas. Je n'arrive pas à l'imaginer enfant. Quelle tête pouvait-il bien avoir ? Impossible de m'en rappeler.
Et puis, le club scientifique. Je m'en souviens parfaitement... On n'était pas si nombreux, pourtant, mais je n'ai jamais fait attention à lui. J'avais mes amis autour de moi, j'étais comme un petit prince, vaniteux et aveugle, et c'est vrai – je ne l'ai jamais remarqué. Et pourtant, c'est sur lui que j'ai fait porter la responsabilité de "l'incident des sites pornos". Avec une simple phrase : "je sais qui c'est, c'est celui qui est toujours collé à l'ordi !". Je ne connaissais même pas son nom, et la seule chose dont je me souvienne, c'est de sa silhouette de dos, sur le pc. Un incident qui lui a valu d'être renvoyé : je ne l'avais jamais su.
Peut-être qu'il avait raison (sans doute, même), je lui ai pourri la vie. Et le coup du site porno n'était pas franchement l'idée du siècle, mais en ce qui concerne le reste, je ne peux pas m'empêcher de me demander ; est-ce que c'était vraiment de ma faute ? Le fait de me faire prendre en charge à sa place par la famille Lerielli ; je n'étais même pas au courant qu'ils avaient envisagé de l'adopter. Le fait de sortir avec ses amis au lycée et de les larguer les uns après les autres relevait plus d'un problème de conduite personnelle que d'un acte délibérément destiné pour l'emmerder. Quant à l'offre d'emploi de barman, avait-il plus de droits que moi sur son obtention ? Être un régulier de l'établissement n'est pas censé être un critère déterminant lors d'un entretien d'embauche, et je ne peux pas m'empêcher de penser que j'avais autant que lui le droit d'être pris. Bien sûr, considérant notre passé en commun, c'était logique qu'il m'en veuille au point de me haïr encore plus – mais je ne peux pas me résoudre à admettre qu'il s'agissait d'une erreur de ma part.
Et puis, par rapport à son ex – dont je me rappelle même pas... Peut-on considérer que j'étais coupable, puisque l'autre ne m'avait même pas dit qu'il était en couple ? Peut-être que je l'ai dragué, ce jour-là, je ne m'en souviens plus, en vérité ; mais s'il m'avait dit qu'il avait déjà quelqu'un, j'aurais aussitôt laissé tomber. J'étais peut-être déjà un coureur de calbuts, à l'époque, mais je n'avais aucune prétention à devenir un briseur de couples.
Je sais – je suis juste en train d'essayer de me décharger de toutes ces accusations, ni plus ni moins ; mais moi, acteur principal du drame, protagoniste, je ne suis pas au meilleur endroit pour déterminer mon degré de culpabilité dans l'affaire : il vaut mieux que je délègue. De toute façon, je suis sûr que Nina a un tas de choses à me dire. Elle a toujours un tas de choses à dire.
- Tu crois que c'est vraiment de ma faute ?
Mais là, cette fois, elle a l'air hésitante.
- Je... C'est vraiment vrai, cette histoire de site porno ?
- ... Je sais. Là, c'était de ma faute. Mais le reste ? Tu crois qu'il peut me blâmer pour le boulot que je lui ai piqué, le petit copain qui l'a quitté pour moi, les amis à qui j'ai brisé le cœur, le couple de parents qui m'a adopté à sa place ?
- Hum...
Elle fixe son verre, pensive.
- Peut-être qu'il a menti ? Pour avoir une excuse pour te larguer ?
- C'est encore plus tordu que la vérité. Et puis, t'aurais vu son sourire jubilatoire... Ça ne pouvait pas être inventé.
- Pourquoi tu ne demanderais pas à tes parents ?
- ... Mes parents adoptifs, tu veux dire ?
- Ben oui. Demande-leur s'ils ont vraiment failli adopter Joshua. Même si ça m'étonne quand même, cette histoire... Un orphelinat, c'est pas un supermarché, on ne choisit pas le gamin qui nous plaît le plus, mais bon. Pose-leur la question ?
Je me gratte la joue, mal à l'aise.
- Ça m'enchante pas.
En vérité, je n'ai jamais été très proche d'eux, malgré le fait qu'ils aient tout fait pour qu'on s'entende bien ; sept ans, c'était peut-être déjà un peu tard pour être adopté. Je n'ai jamais vraiment pu les considérer comme mes parents, malgré tous mes efforts. Des gens adorables, mais la mort de mes véritables parents m'avait peut-être trop marqué, qui sait ?
Et si c'était Joshua qui avait été adopté, aurait-il fait leur bonheur ? Au lieu d'être un fils indigne comme moi, qui passe les voir une fois tous les deux ans...
- Déjà que je suis mal à l'aise quand je les vois, si en plus j'y vais pour leur dire "dites-moi, papa et maman, vous avez pas failli adopter quelqu'un d'autre que moi à l'orphelinat où j'étais ?", ça va être la débâcle.
- Pourquoi ? demande Nina. Ils seraient peut-être contents d'avoir une conversation avec toi...
- Avec leur fils adoptif gay et déserteur ? J'ai des doutes.
La communication, ça n'a jamais été notre fort, à ma famille adoptive et moi.
- En tout cas, je rêve, murmure Nina. Je n'aurais jamais cru...
- C'est bien le problème, je réponds d'un ton acide. Tu ne crois jamais. Moi, tu vois, j'ai toujours pensé que ça allait foirer, et c'est parce que tu m'as dit d'y croire que je m'y suis mis ! Et c'était une putain d'erreur. On ne me refera plus jamais le coup du Grand Amour ou je sais pas quoi. Je ne tomberai plus jamais dans le panneau.
- T'avais déjà dit ça en quatrième, soupire Nina – mais elle n'en dit pas plus, et elle ne tente pas de me faire revenir à de meilleurs sentiments ; elle sait sans doute à quel point la cause est perdue, maintenant.
Alors j'essaye de ne plus y penser, et je m'affaire au bar, à servir les commandes. Beaucoup de monde, ce soir, pour un dimanche. Mais j'aime mon boulot, et j'aime servir tous ces gens, et j'aime focaliser toute mon attention sur leur commande pour ne rien oublier et pour ne pas me tromper. Ce n'est pas pour me jeter des fleurs, mais je suis un serveur efficace... Je méritais bien d'avoir ce poste.
Non, vraiment, rien à faire : à part pour l'histoire du site porno, je ne parviens pas à me sentir coupable de ce qu'il m'a imputé. Ça relève plus d'une énorme mauvaise blague cosmique, d'un manque de bol faramineux, que d'une volonté de l'emmerder : comment j'aurais pu, déjà, ignorant jusqu'à son existence ?
C'est injuste. Injuste qu'il ait décidé de me faire payer quelque chose que j'ignorais. Même plus qu'injuste : ignoble, cruel. Le fait de s'y prendre de cette façon, de s'insinuer dans le cercle de mes proches, de s'installer à la place du petit copain, de se frayer un chemin dans mon cœur, et d'attendre d'être maître de la situation pour tout briser, et surtout, pour contempler les dégâts avec un sourire extatique : c'est juste une ignoble trahison. Qui a fait plus que de mettre à mal ma vision de l'amour en général, mais qui réduit également en miettes tout le potentiel de confiance que j'étais jusque là capable d'accorder à quelqu'un.
Le pire, c'est que je n'arrive même pas à le détester totalement, malgré tout... Tout simplement parce que... ouais, c'est quand même vrai que les pires tuiles lui sont arrivées à cause de moi. Même si je n'arrive pas à m'en sentir pleinement responsable, il a vu filer sous son nez parents potentiels, boulot, petit copain, et il s'est fait renvoyer du collège à cause de moi par-dessus le marché. Ça a de quoi alimenter une haine sérieuse, en effet...
Putain... Quel karma de merde... Je ne sais plus quoi penser – c'est le boxon total.
La chose claire qui surnage dans tout ça, c'est que maintenant, ma ligne de conduite est limpide : à la manière de Maître Corbeau, je jure, mais un peu tard, qu'on ne m'y prendra plus.
Fin du couplet, bye bye.
À la revoyure.
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FIN DE LA PARTIE 1.
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Et voilà pour la partie 1 ! Si vous aimez, n'hésitez pas à voter et à commenter, ça me donnera la motivation de continuer !
A plus !
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