Le stalker

Mardi 10 décembre

- Tiens, le voilà, marmonne Jorge entre ses dents, tout en préparant un cocktail.

Moi, en train d'essuyer un verre, je jette un rapide coup d'œil à la porte d'entrée, où Joshua vient d'apparaître, habillé en noir, comme toujours. Il se débarrasse rapidement de la neige sur son manteau, et lève les yeux vers le bar – vers moi – avant de s'en approcher, mains dans les poches, démarche assurée. L'air de dire "je maîtrise la situation".

- Salut, Jorge. Salut, Gabriel.

- Bonsoir, Joshua, répond Jorge de sa voix grave. Ça sera quoi, ce soir ?

Tous les soirs. Ça fait une semaine, jour pour jour, qu'il vient tous les soirs prendre un verre dans ce bar – du moins, tous les soirs où je suis de service. Apparemment, il n'est venu ni le mercredi ni le samedi ; du moins c'est ce que m'a dit Jorge.

À quoi ça rime, bordel ? Plus le temps passe, et moins je comprends son attitude.

Résumons ; un soir de neige, est-ce que t'es célibataire, oui ? Ok merci bonsoir, et plus de nouvelles pendant plus d'une semaine ; et ensuite, c'est "je viens dans ton bar tous les soirs, sauf quand tu n'y bosses pas, bien sûr, je viens commander une boisson, je te dis bonjour, je papote avec Jorge le temps qu'il me prépare mon cocktail, puis je m'installe à une table éloignée où je reste seul toute la soirée, je t'observe, je viens payer mon addition, je te dis bonsoir, et jamais, jamais, je ne viens entamer une conversation avec toi". J'ai beau essayer de comprendre la logique de ses actions, je n'arrive pas, même avec toute l'imagination dont je dispose, avec toutes mes connaissances sociologiques sur le genre humain. Je ne comprends pas ce type.

Mais ce soir – pourquoi ce soir en particulier ? – il y a un changement dans ses habitudes. Au lieu d'aller s'installer au fond de la salle, il tire un des tabourets derrière le bar et s'y installe tranquillement, pendant que Jorge lui prépare son mojito. Et je ne sais pas du tout ce qu'il a en tête, à ce moment précis – faire la conversation ?

- Jorge, ça fait longtemps que tu bosses ici ?

Ouais, faire la conversation, visiblement.

- Pas mal de temps, répond Jorge. Pourquoi ?

- Parce que tes cocktails sont pas mauvais, je me disais que tu devais avoir de l'expérience.

- Quelques années... Mais ça s'apprend vite, tu sais.

Jorge, c'est la modestie à l'état pur. Ainsi que la gentillesse, l'altruisme et la patience. C'est le grand frère rêvé, l'amant parfait, le mari idéal – le mec que tout le monde voudrait avoir pour soi, en gros. Il a beaucoup de qualités, c'est un gars en or – étrange, même, qu'un type comme lui puisse être ami avec un connard dans mon genre. Rien que le fait qu'il puisse me supporter m'émerveille.

Bref, comme ce Jorge si parfait est aussi un mec compréhensif, je lui ai expliqué le "problème" que j'avais avec cet étrange client qui s'appelle Joshua. Du coup, tous les deux, on a passé notre semaine à espionner toutes ses actions, ses entrées, ses sorties, avec une précision et une efficacité digne d'une commère de niveau 4. Il en est ressorti que le bonhomme arrive tous les soirs vers 21 heures, et repart à la fermeture, quand c'est moi qui la fais, sinon, dix minutes après mon départ, quand je m'éclipse avant.

- C'est toi qu'il veut voir, Gabriel, même pour un type comme moi, ça crève les yeux, m'a dit Jorge sur le ton de la confidence, un peu plus tôt dans la journée.

Mais si c'est moi qu'il vient voir, pourquoi est-ce qu'il ne vient pas me parler, simplement ? Je ne mords pas – sauf exceptions, mais le but recherché n'est pas vraiment le même – et il ne m'a pas l'air non plus du genre timide, ni amoureux transi.

Comme ce soir – même s'il est assis au bar, ce qui constitue une évolution par rapport à d'habitude, il ne parle qu'à Jorge. De cocktails, d'études, de politique, d'appartements, de loisirs... Le sujet de l'amour est soigneusement évité, cela dit – Jorge, parce que ça le déprime, étant amoureux du pauvre même type depuis des années, et sans que celui-ci s'en rende seulement compte ; et Joshua n'en pipe pas un mot non plus.

Parfois, Jorge s'éclipse pour aller servir une commande à un client – et là, c'est le silence absolu jusqu'à ce qu'il revienne. C'est si ridicule que ça en devient presque embarrassant. De plus, c'est Jorge qui a fait l'ouverture du bar, aujourd'hui, ce qui signifie qu'il ne tardera pas à terminer son service – comment agira-t-il, à ce moment-là ? Est-ce qu'il se forcera à lier conversation avec moi, ou est-ce qu'il s'en ira ?

- Gabriel, je peux te laisser le bar, à toi et Yonsaeng ? Il faut que je rentre m'occuper de Berlioz.

- Berlioz ? Ton nouveau copain ?

Il sourit d'un air un peu amer – lui aussi aimerait passer à autre chose, je crois – et répond :

- Non, c'est mon chaton. Je l'ai eu il y a quelques jours. Il pisse partout quand je le laisse seul, alors j'essaye d'être là le plus possible...

- Oh, d'accord... Sympa, Berlioz, comme nom ! Je savais pas que t'aimais la musique classique.

- Ouais, j'aime bien, dit-il en souriant. J'y connais pas grand-chose, mais j'aime bien la Symphonie Fantastique, alors...

- Ouais, c'est un beau morceau. Et la suite est pas mal, non plus, Lélio ou le Retour à la Vie...

- Ou alors Roméo et Juliette ! s'exclame Jorge.

Il a l'air carrément enthousiasmé par le tour que prend la discussion – je ne le savais pas si passionné. Comme quoi, si j'avais su, je lui en aurais parlé plus tôt, parce que moi aussi, j'aime beaucoup le classique.

- Roméo et Juliette, je préfère la version de Prokofiev, moi...

- Ah oui, elle est super aussi ! admet Jorge avec un grand sourire. Mais elle est trop souvent utilisée dans les pubs.

- Oui mais enfin, ça n'enlève rien à la beauté de la pièce. T'es pas d'accord, Joshua ?

Tentative pour essayer de le faire participer à notre discussion – c'était plutôt gentil de ma part, non ? – mais il nous fixe d'un air irrité, et quand il répond, sa voix est glaciale :

- Je ne sais pas. Je n'écoute pas de musique classique.

Évidemment, son ton peu amène jette aussitôt un froid, et rappelle à Jorge qu'il doit aller s'occuper de son chaton. Il me jette un regard où j'ai l'impression de lire "bon courage!" et ne tarde pas à s'éclipser, après avoir rassemblé ses cliques et ses claques, et après avoir souhaité une bonne soirée à Joshua.

Qui reste là, silencieusement, à boire son mojito.

Il ne reste plus grand monde, dans la salle, à cette heure-ci – en plus, le mardi, ce n'est pas un jour plein, et à tout prendre, il doit rester moins d'une dizaine de personnes. C'est peut-être le moment idéal pour résoudre ce problème qui me prend la tête.

Je m'accoude au bar, en face de Joshua, et je n'y vais pas par quatre chemins, je dois dire – je lui demande franco :

- Dis-moi, Joshua, pourquoi tu viens ici tous les soirs, au juste ?

Peut-être qu'il ne s'attendait pas à ce que je sois si direct – quoi qu'il en soit, il est un peu surpris. Il lève les yeux vers moi (ah ! enfin...) et reste silencieux, pensif.

- Le bar me plaît, finit-il par laisser tomber.

- Ah, oui. Donc tu viens tous les soirs, même quand je ne suis pas là ?

S'il était un menteur, il me répondrait oui tout de suite, mais peut-être qu'il n'en est pas un – quoi qu'il en soit, il fronce les sourcils, et dit :

- Pourquoi tu me demandes ça ?

- Simple curiosité, je réponds d'un ton neutre. Ça t'embête d'y répondre ?

Je sais, c'est pas très sympa de le ferrer comme je le fais, mais j'ai envie de savoir ce qui motive ses actions, à la fin. Ça m'énerve de rester dans une telle incertitude.

- Je sais plus si je suis venu ou pas ces soirs-là, finit-il par répondre, sur la défensive.

Ouais, tu parles. Très crédible, mon loulou.

- Ah bon... Et tu es étudiant, c'est ça ?

- Ouais...

Il est méfiant, ça se voit. Qu'importe.

- En quoi, déjà ?

- En droit...

- Ah, en droit... J'aurais bien aimé faire ça, moi aussi ! Mais je ne crois pas que j'aurais trouvé le temps et l'argent de venir squatter tous les soirs dans un bar si ça avait été le cas.

Cette fois, il a l'air vraiment irrité – je crois qu'en fait, loin d'avoir envie de sortir avec moi, il me déteste, plutôt. Peut-être que c'est après Jorge qu'il en a, après tout ? Mais non, impossible – il s'en va juste après la fin de mon service, il ne vient que les jours où je suis là, et il passe son temps à me regarder, du fond du bar...

- J'ai le droit de venir ici si ça me chante, non ? grogne-t-il.

- Bien sûr. J'ai jamais dit le contraire.

- Vu tes allusions, c'est comme si ! Je fais ce que je veux, et j'ai pas de comptes à te rendre.

Le client est roi, disent-ils. Alors même si j'ai envie de plein de choses, en ce moment-même, comme de le tabasser, de l'engueuler, de lui crier qu'il a intérêt à me fournir des explications, de l'embrasser, de le gifler (trouvez l'intrus parmi les différentes propositions), je garde mon sourire professionnel et une voix aimable pour répéter :

- Bien sûr.

Il hoche la tête, l'air de dire "bien !" et ajoute :

- Sers-moi un autre mojito.

Et en attendant, il ne s'en va toujours pas. Jorge n'est plus là, Yeonsaeng... Pourrait-il en avoir après Yeon ? Non, il ne travaille ici que trois soirs sur sept, et Joshua vient même quand il n'est pas là. Quant aux autres clients du bar, aucun n'est tout seul, ce soir.

Je lui sers son mojito.

- Merci.

- Pas de quoi, j'espère qu'il sera aussi bon que celui de Jorge.

Il goûte... et ne dit rien. Pas de "oui, il est aussi bon, t'inquiète!" ni de "waouh, il est même encore meilleur". Je pourrais même me sentir un peu vexé, si je ne savais pas parfaitement à quel point le type que j'ai en face de moi est spécial. Il le boit d'un trait, mon mojito – pour faire passer plus vite son goût dégueulasse ? non, impossible... je ne suis pas si nul – et me regarde d'un air que je n'arrive pas à analyser et qui m'agace plus que tout.

Je crois que je commence à avoir une dent contre ce type.

- T'es encore célibataire, en ce moment ?

La revoilà, la phrase taboue ! Cette fois, pas question de lui répondre simplement, si c'est pour qu'il me mette encore un vent, comme la fois dernière.

- Pourquoi tu veux savoir ?

- Parce que j'avais entendu dire que tu sortais avec n'importe qui, alors...

- Alors ?

- Ça m'intriguait, c'est tout.

Il est sur la défensive, à nouveau. Tant pis, il s'est lancé encore une fois dans la conversation, cette fois, s'il s'embourbe, c'est pas mon problème – moi, je ne me ferai plus avoir.

- Et pourquoi ça t'intrigue ? J'aime pas les gens qui tournent autour du pot, alors si tu veux me dire quelque chose, dis-le moi clairement.

- J'ai rien à te dire, dit-il sèchement.

On dirait que ce n'est pas encore ce soir que j'aurai mes explications. Il dépose un billet de dix sur le comptoir, ne prend pas la peine de récupérer la monnaie de ses deux mojitos, et se lève, remet son manteau. Je ne vois pas bien comment je pourrais le retenir, et surtout, je ne vois pas non plus pour quelle raison je le ferais. Plus je lui parle, moins je le comprends, et ça m'agace prodigieusement – j'ai atteint la dose limite pour ce soir, il vaut mieux qu'il s'en aille.

- À plus, lance-t-il simplement avant de s'en aller.

- Merci de votre visite, cher client, je réponds sur un ton monocorde.

Il claque la porte d'entrée derrière lui, et je soupire. Encore une soirée où je n'ai rien pigé au comportement de ce type. Il me demande si je suis célibataire, encore une fois, et l'instant d'après, il me fixe comme si je le répugnais au plus haut point.

À quoi ça rime, bon sang...?

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