Le goût des choses simples
Jeudi 15 janvier
- Tu sais ce qu'il y a, dans un mois ?
Je crois qu'elle a un peu bu, Nina. Il faudrait que je lui retire son troisième verre de bière, mais elle le tient fermement, et me regarde d'un air buté.
- Les vacances de février ?
- Oui ! Mais pas seulement. C'est la Saint Valentin !
- Ah. Génial.
Heureusement que Joshua est parti cinq minutes avant qu'elle n'arrive – je n'aurais vraiment pas aimé qu'elle tienne ce genre de discours devant lui. Et encore, elle est loin d'avoir fini ; on ne la refait pas, la Nina : chaque année, plus la Saint Valentin est proche, plus elle est hystérique.
- Le Saint Valentin, c'est le moment de prouver à l'autre que tu l'aimes de toutes tes forces.
- Et tu peux pas le faire tous les autres jours de l'année ?
- Non ! La Saint Valentin, c'est spécial ! martèle-t-elle.
- C'est purement commercial, Nina. Arrête un peu avec ta Saint Valentin. Tu sais que chaque année, tu me sors le même couplet ? C'est juste une fête où les commerçants en profitent pour s'en mettre plein les poches. Il n'y a pas de jour pour le Véritable Amour.
Elle me regarde d'un air extasié, comme si je venais de combler ses attentes les plus secrètes (je n'ose même pas imaginer ce qu'elles pourraient être...) et s'exclame :
- C'est trop beau, ce que tu viens de dire !
Bon, j'avoue, j'ai dit ça à moitié pour qu'elle arrête de m'emmerder avec cette fête stupide. Moi, personnellement, j'ai toujours détesté la Saint Valentin. Pas parce que je les passais toujours seul, comme c'est le cas pour la plupart des détracteurs de la fête ; mais parce que c'est un jour où je n'ai jamais la paix. Pourquoi les gays se sentent-ils obligés d'être romantiques ? Moi, je suis plutôt du genre : "une bonne partie de jambes en l'air pour célébrer ça et on n'en parle plus". Et si pour les autres, ça pouvait être pareil, ça serait bien – mais non, chaque année, c'est le même couplet, je me fais harceler de tous les côtés par des messages romantiques, des mails, des gens qui viennent me voir en personne au bar où je travaille, ou même jusque chez moi – c'est à ce moment-là, en général, que je commence à devenir vraiment désagréable.
Et c'est pour ça que j'apprécie particulièrement Joshua : il est loin, très loin d'être du genre à me gonfler avec ça. "Joshua" et "romantisme" sont deux termes qui s'accordent très mal, et c'est parfait comme ça. C'est peut-être pour ça qu'au bout de trois semaines, déjà (une éternité!), je continue à avoir envie de rester avec lui. Quand j'y pense, ça ne m'était plus arrivé depuis un certain temps...
Mais je ne l'ai pas encore dit à Nina – je ne voulais pas lui faire de faux espoirs. Toutefois, comme trois semaines commencent à constituer un délai tout à fait respectable, je décide brusquement que je vais lui en parler.
Ça, et puis le fait que j'ai envie que ma meilleure amie sache que je sors avec un type qui me plaît.
- ...Et quand le gars t'offre des roses, c'est juste, gaah !
- Nina, je l'interromps.
Je n'ai pas du tout écouté ce qu'elle venait de dire, et je me rends compte subitement que j'ai une certaine tendance à la distraction, ces derniers temps – mais bon, j'y penserai plus tard. Nina lève les yeux vers moi, l'air vaguement agacée.
- Je sais que t'es pas d'accord avec moi, boude-t-elle. Mais enfin, Gabriel...
- C'est pas ça. Je voulais juste te parler d'un truc.
- Quel truc ?
- Je sors avec un type, en ce moment... Depuis trois semaines...
Elle écarquille les yeux – il faut croire qu'elle mesure aussi bien que moi tout ce que ça représente, me connaissant.
- C'est vrai ? Trois semaines ?
- Ouais.
Je ressens un peu de fierté – totalement absurde, d'ailleurs – alors qu'elle me regarde d'un air ahuri. Trois semaines ! Beau boulot, Gabriel. Continue comme ça.
- Et tu comptes le larguer quand ? demande-t-elle, méfiante.
- Je ne sais pas encore. Il me plaît pas mal...
- Oh ! s'exclame-t-elle, bouleversée. Mais c'est génial, Gabriel !
Elle se lève, sans doute pour me serrer dans ses bras par-dessus le bar, mais avant qu'elle ait eu le temps d'esquisser seulement le geste, elle se casse monumentalement la gueule du tabouret en hauteur sur lequel elle était assise.
- Nina !
Je me précipite, forcément – les autres clients nous jettent un regard intrigué à travers la pièce, certains rient, et Jorge secoue la tête d'un air blasé. Nina bourrée, il a déjà vu – le spectacle est parfois très amusant, et souvent un peu navrant.
- C'est bon, j'ai rien, balbutie-t-elle en se relevant. Juste un peu mal au coccyx... Mais Gabriel, tu sors avec un type pour de bon !
Je la relève et je la rassois sur le tabouret alors qu'elle passe ses bras autour de mon cou d'un air extasié.
- J'irais pas jusqu'à dire ça, je tempère. On va dire qu'on a passé la période cruciale de la première semaine ensemble.
- Mais Gabriel (pourquoi elle persiste à répéter mon prénom quand elle est bourrée ?), dans une semaine, ça va faire un mois ! C'est génial !
- On n'y est pas encore, ok ? Te réjouis pas trop vite. Je voulais juste te le dire, pour que tu le saches.
Je reprends ma place derrière le bar, et elle me sourit, les joues rouges d'excitation, les yeux rêveurs.
- Il s'appelle comment ?
- Joshua. Il était assis à ta place, cinq minutes avant que t'arrives, tu l'as peut-être croisé dans la rue sans le savoir. Si on passe le cap du mois, je te le présente.
J'ai l'impression que c'est Noël en avance, pour elle (ou plutôt la Saint Valentin, puisqu'elle aime tellement cette fête). Elle a les yeux qui brillent – c'est peut-être aussi dû à l'alcool – et un sourire qui va d'une oreille à l'autre.
- Gabriel, je suis si contente pour toi !
Elle en arriverait presque à me faire rougir, cette idiote. On dirait que son enfant vient de lui annoncer qu'il allait se marier. On est encore loin du compte, mais c'est l'effet que ça me fait. Du coup, je ne peux pas m'empêcher d'esquisser un sourire amusé – et Jorge, qui ne perd pas une miette du spectacle, me jette un regard qui dit clairement à quel point il pense qu'on est idiots.
Ce en quoi je ne peux pas lui donner tort.
Même Nina, saoule, le remarque :
- Eh, Jorge ! Tu pourrais faire semblant d'être content, au lieu de tirer cette tronche ! Je veux dire, trois semaines, quoi ! C'est hallucinant !
- Moi, ça fait cinq ans que j'aime la même personne, répond-il d'un ton blasé. Cinq ans...
- C'est beau, répond Nina, rêveuse.
Les yeux posés sur la porte du bar, j'interviens :
- En parlant de ça, la personne en question vient juste d'entrer.
Aussitôt, un affreux bruit de verre brisé résonne derrière moi ; je tourne la tête vers Jorge, qui, rouge pivoine, vient de laisser tomber le plateau de verres qu'il tenait dans les mains – vides, les verres, heureusement, mais quand même un désastre.
- Oh mon dieu, je suis désolé, bafouille-t-il, écarlate.
- Laisse, je m'en occupe. Va lui dire bonjour, plutôt.
- Non non, proteste Jorge, je vais t'aider, bien sûr !
Il lève les yeux vers le bar, où le type dont il est follement amoureux vient d'arriver, l'air interloqué.
- Qu'est-ce qui s'est passé ?
Louis, il s'appelle. Louis Legat. Quand on sait qu'il est la personnification de la distraction sur terre, ça m'étonne même qu'il ait remarqué le désastre qui vient d'avoir lieu. Au demeurant, c'est un type charmant, intelligent (à sa façon...), et mignon, même, mais il vaut mieux éviter de l'avoir au volant, parce qu'il est du genre à rentrer dans une voiture (au mieux... un passant au pire) parce qu'il était en train de regarder les jolis petits papillons qui voletaient à côté de sa fenêtre ou la forme marrante du nuage là-haut.
- Laisse, Jorge, je ramasse. Occupe-toi des clients !
- Bon... Ok, merci, dit-il, très embarrassé.
Il s'éloigne pour s'occuper de la commande de Louis et pour profiter de sa présence, et moi, je ramasse les débris de verre, accroupi derrière le bar, tandis que Nina m'observe de l'autre côté, assise tranquillement sur sa chaise, le menton dans les mains et les coudes lourdement posés sur le bar, un sourire vague imprimé sur ses lèvres.
- Ce que t'es chou, Gabriel !
- Je sais.
- Si t'étais pas pédé comme un phoque, je sortirais bien avec toi !
- Et je te ferais souffrir, tu te souviens ?
Je jette le verre à la poubelle et je me tourne vers Nina, qui sourit toujours, complètement bourrée. Qui c'est qui va la ramener à la maison ? Eh oui – c'est encore bibi qui s'y colle.
- Vaut mieux être mon amie, t'as tout y gagner. Et arrête de boire, maintenant.
- Bon, Gabriel ! s'exclame-t-elle brusquement d'une voix forte. La semaine prochaine, rendez-vous ici-même, et tu me présentes ton copain !
- Si on est encore ensemble.
Je vous ai déjà dit que je n'étais pas du genre optimiste ? Voilà, c'est fait. Chaque fois que je commence à sortir avec quelqu'un, je me demande déjà comment je vais le larguer. Pour cette fois-ci, l'équation est un peu différente – je me demande comment lui va me larguer. Optimiste, je vous dis.
Bon, puisque c'est lui qui a pris les devants, il n'y a pas de raison qu'il le fasse avant un certain temps, mais si j'ai tendance à me lasser très vite, il se peut très bien que ce soit le cas pour lui aussi. Et ça a plutôt tendance à m'inquiéter – j'ai horreur des relations où je ne maîtrise rien...
Et là, j'ai vaguement l'impression que petit à petit, je maîtrise de moins en moins.
- J'ai hâte de le voir ! s'exclame Nina.
Le pire dans tout ça, c'est que moi aussi... Ça fait pourtant moins d'une heure qu'il est parti.
Pathétique...
.oOo.
Ciel bleu.
- C'est quand, ton anniversaire ?
Les mains dans les poches, assis sur le banc, la tête en arrière et une écharpe enroulée autour du cou, je contemple les longues traînées blanches des avions qui traversent l'espace aérien, où je peux contempler le plus beau camaïeu de bleu qui pourra jamais exister.
- Le 17 novembre. Pourquoi ?
- C'est loin, je réponds, pensif. Je ne peux pas me projeter si loin dans le futur.
- Pourquoi tu le fais ? Tu m'as posé une question, je réponds. C'est tout.
Je hoche la tête, et le silence nous enveloppe à nouveau, agréable comme une serviette chaude sur une peau nue. Il est assis à côté de moi sur le banc du parc, emmitouflé dans son manteau à la capuche bordée de fourrure, les mains bien au chaud dans les poches, et il ne dit rien, parce qu'il n'y a pas besoin de mots, en cet instant – c'est une question d'ambiance.
Assis l'un à côté de l'autre, à ne rien faire à part contempler l'immensité du ciel sans nuages – il y a un mois, je n'aurais jamais cru que ça m'attirerait plus que ça. Il faut croire que beaucoup de choses peuvent changer en un mois. Un mois.
- Et ton anniversaire à toi ?
Il me pose la question d'une voix distraite et vaguement agacée, comme si au fond, il se moquait totalement de la réponse, qu'il me la posait juste par politesse, en réponse à la mienne.
Peut-être que c'est du masochisme, mais j'apprécie particulièrement ce côté de sa personnalité – bourru, un peu grognon... sec, au fond ; ça me plaît. Les débordements affectifs ne font pas partie de son caractère, et c'est très bien comme ça.
- Le 2 avril.
Il ne répond rien – est-ce qu'il a seulement écouté la réponse ? – et fixe un avion qui traverse le ciel au dessus de nous, et dont la traînée, éclairée par les rayons du soleil couchant, prend une teinte rouge.
- En avril, ici, il y a des cerisiers du Japon. Ce sont les arbres là, devant... Leurs pétales sont tout roses pendant deux semaines environ, mais pas plus.
Il jette un regard aux cerisiers, en silence, et moi, les yeux posés sur l'arbre en question, totalement dépourvu de feuilles à cette période de l'année, je continue :
- Sakura, ça s'appelle. Au Japon, ils prennent ça très au sérieux, la floraison des cerisiers. Ici, tout le monde s'en fout.
Il laisse retomber sa tête sur le dossier du banc et hausse vaguement les épaules, l'air fataliste. On n'y peut rien. Moi, en avril, je viens toujours dans ce parc pour regarder la floraison des cerisiers. Peut-être que la fois prochaine, on pourrait y venir à deux...
Mais ça, évidemment, je ne le lui dis pas – plutôt mourir.
- Pourquoi t'étais au bar, le soir du réveillon de Noël ?
Cette fois, il tourne la tête vers moi, l'air plutôt surpris.
- Hein ?
- Au bar... Tu fêtais pas le réveillon ?
Il reste silencieux à m'observer pendant quelques secondes, comme s'il se demandait d'où sortait la question, brusquement.
- Et toi ? demande-t-il finalement. Pourquoi tu ne le fêtais pas ?
- Parce que je bossais...
Même si j'ai envie de lui extorquer des informations, étrangement, je n'ai pas envie qu'il sache que de mon côté, le mot "famille" ne m'évoque pas une histoire vraiment glorieuse.
- Je n'avais personne avec qui le fêter, c'est tout, dit-il simplement.
- Et ta famille ?
Il fixe les cerisiers effeuillés sans répondre – apparemment, ça n'a pas l'air d'être la joie dans son foyer non plus. Je soupire et laisse à nouveau glisser ma tête sur le dossier du banc, sans insister davantage. Je suis bien placé pour savoir que s'il y a des choses qu'on préfère garder sous silence, c'est pour une bonne raison.
Au bout d'un long moment de silence et de calme dans ce parc tranquille, il commence à frotter ses mains l'une contre l'autre, et se redresse.
- Il commence à faire froid. On s'en va ? Tu bosses à partir de quelle heure ?
- Dix-neuf heures. Tu comptes venir au bar ?
- Ça dépend si ta copine est là ou pas...
Ah oui, la fameuse entrevue Nina-Joshua – qui a eu lieu il y a quelques jours, comme je l'avais promis à Nina si on dépassait le stade du mois. Le moins qu'on puisse dire, c'est que je n'ai pas eu l'impression que Joshua l'ait beaucoup appréciée...
Il faut dire qu'elle était très en forme, ce jour-là – elle a sorti des énormités comme elle n'en avait plus dit depuis longtemps. En particulier, elle lui a raconté que je n'avais pas confiance en mon prochain, que je craignais plus que tout au monde d'être trahi par un proche, et que c'était pour ça que mes relations ne dépassaient pas le stade de la semaine, en général. Et que si jamais quelque chose se passait mal entre nous, elle le buterait de ses propres mains – elle a vraiment dit ça, je vous jure.
Je crois que Joshua a eu l'air un peu interloqué, à ce moment-là. Il faut dire, on le serait à moins – on n'a pas idée de dire des choses pareilles pour une première rencontre ? Mais encore une fois, elle avait un peu forcé sur la bière. D'ailleurs, il faudrait que je commence à faire attention à ce qu'elle boit ; l'idée de la voir prendre la pente d'une alcoolique ne me plaît pas beaucoup.
Quoi qu'il en soit, je pense que son hystérie a un peu effrayé Joshua – il n'a pas l'air très emballé à l'idée de la revoir sous peu.
- Je crois qu'elle ne viendra pas. Elle ne vient pas si souvent, tu sais.
- Je passerai peut-être, alors...
Je hoche la tête – il commence à devenir un régulier du bar, à tel point que même Yeonsaeng, notre collègue serveur, arrive à retenir son nom ; et c'est plutôt un honneur, quand on connaît le personnage. Adorable – et d'une beauté renversante en plus de ça, le pur beau gosse coréen – mais très, très spécial. Un peu con, on pourrait dire.
- Alors on va manger un truc pas loin, je t'accompagne au bar, et puis je rentrerai chez moi, décide-t-il soudain.
C'est un autre aspect de lui qui me plaît, cette facilité qu'il a à prendre des décisions. Il ne me demande même pas mon avis – du moment qu'il l'a décidé, ça se passera ainsi. Peut-être que ça deviendra un problème, à l'avenir, qui sait ? Mais les gens indécis m'ont toujours tapé sur les nerfs.
Pas étonnant, finalement, que ça fasse plus d'un mois qu'on soit ensemble – à mesure que le temps passe, Joshua se fond de plus en plus avec l'image de mon idéal masculin. Et même si Nina trouverait sans doute que c'est une bonne chose, je ne peux pas m'empêcher d'avoir la trouille, parce que plus je m'attache à ce type, et plus le moment le chute sera douloureux – puisque de toute façon, il y en aura forcément une...
Et le plus terrifiant, dans tout ça, c'est que je ne serais pas en mesure d'y faire quelque chose. À moins de le quitter tout de suite, mais larguer quelqu'un parce qu'il commence à trop vous plaire, c'est quand même la chose la plus stupide du monde, à mon avis.
- On va au Mc Do ?
Je lève les yeux vers lui, et une nouvelle fois, je suis soufflé par sa beauté. Même quand il me regarde d'un air étonné comme il le fait en cet instant précis, en se demandant pourquoi je le fixe comme ça, et pourquoi je ne réponds pas à sa question pourtant simple.
- On passe chez moi d'abord ?
Maintenant, il pige le pourquoi du comment – le "mode libido" a été enclenché, et rien ne pourra l'arrêter avant l'assouvissement de ses besoins.
Mais visiblement, ça n'a pas l'air de lui déplaire, et il esquisse un de ses trop rares sourires en coin.
- Ok.
Et il m'attrape le poignet avec force pour m'emmener vers chez moi, en courant presque – on dirait qu'il est plutôt motivé ; après tout, lui aussi dispose d'un "mode libido" en état de fonctionnement (et pas qu'un peu, encore). Et moi, pour la première fois depuis des temps immémoriaux, je me dis que j'aimerais bien qu'une relation sans prise de tête comme celle-ci puisse durer indéfiniment.
Étrange réflexion, me connaissant.
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