Âme damnée

Lundi 2 décembre

- So, can anyone tell me who's the narrative device in this film ?

Le crayon tourne. La feuille est blanche. Mes yeux sont posés de l'autre côté de la fenêtre, sur le parc enneigé de la fac, et la voix du prof d'anglais tombe dans mes oreilles bien malgré moi.

- Yes, right, it's Kay Adams. She doesn't know anything about the Corleone family, so Michael tells her. She's our narrative device.

Dehors, il y a des étudiants qui font des glissades sur le macadam verglacé, et d'autres qui se ramassent magnifiquement alors qu'ils n'avaient rien demandé. Le ciel est d'un bleu insolent pour un mois de décembre, de quoi donner envie d'aller boire un verre en terrasse, même si la température est dans les négatifs. À l'intérieur de la salle, il y a des étudiants qui dessinent sur leur bloc-notes, d'autres qui écoutent religieusement le prof irlandais qui est en train d'analyser les quinze premières minutes du Parrain – the Godfather, car bien sûr, on regarde le film en V.O. – avec Marlon Brando et Al Pacino, et moi, j'oscille entre l'écoute distraite de l'analyse et une vague observation du paysage extérieur, tout en faisant tourner mon crayon dans ma main.

À quel point peut-on se faire influencer par les paroles de quelqu'un ? Et moi, à quel point suis-je influençable ? Ça fait plus d'une semaine que je me pose la question. Je n'ai pas oublié la conversation avec ce type, Joshua, dans le bar, quand il n'y avait personne – ses paroles m'ont marqué, apparemment. Tellement marqué, même, que j'ai refusé des propositions de relations, prétextant que j'étais déjà en couple, rien que pour avoir du temps pour moi, pour réfléchir. J'ai menti en faisant croire que j'étais déjà avec quelqu'un ; ça n'était jamais arrivé avant. Du coup, ça fait plus d'une semaine que je suis libre comme l'air, et bizarrement, c'est une sensation qui est loin d'être désagréable...

C'est ce mec qui m'intrigue. Joshua. Il n'est pas revenu au bar depuis notre étrange conversation, mais j'y pense assez régulièrement. C'est bien la première fois que quelqu'un me fait le coup de me demander si je suis célibataire pour ensuite m'envoyer sur les roses – pas étonnant que ça suscite mon intérêt. Je m'étais dit que c'était à lui que j'allais laisser une chance cette semaine, mais il n'est pas revenu pour me demander de sortir avec lui. Tant pis, donc – ce n'est certainement pas moi qui vais faire la démarche.

- T'es distrait, aujourd'hui, Gabriel... T'as un problème d'impuissance ?

Lui, vous ne l'avez pas encore rencontré. Lawrence. Un ami de fac. Don Juan, obsédé par le cul, qui change de copine encore plus rapidement que moi de mec – ce qui n'est pas peu dire.

- Moi, impuissant ? Encore moins crédible que toi célibataire pendant un an.

- Pas la peine de t'énerver, chaton. Je constate des faits, c'est tout. Les faits, c'est que t'étais complètement ailleurs en cours d'anglais. Pendant le Parrain. Rien que pour ça, je te reconnais plus.

Soit – ma matière préférée, dispensée par mon prof préféré, et un de mes films préférés. Compréhensible. C'est la faute à ce type, là, ce Joshua.

- Plutôt que de m'emmerder, t'as pas une petite nana à aller te taper, là, Lawrence ?

Objectivement parlant, Lawrence, c'est dommage qu'il soit hétéro. Dans le jargon courant, il est clairement ce qu'on peut appeler un BG. Cheveux noirs et courts dans tous les sens, les yeux d'un bleu vif, un corps à damner un saint, et un style vestimentaire pas trop ringard. Carrément baisable – ses copines doivent y trouver leur bonheur. Par contre, il aurait été vraiment parfait s'il était né muet. Le problème de Lawrence, c'est qu'il ne sait pas la boucler, dans aucune circonstance. Quand il est en mode cynique, ça peut être carrément jouissif, mais quand il est en mode boulet, il vous donne des envies de suicide en moins de cinq minutes top chrono.

Aujourd'hui, pour mon malheur, il est plutôt en mode boulet.

- Une semaine que t'es célibataire... Avoue qu'il y a de quoi se poser des questions.

Il a son sourire d'emmerdeur et je sais d'avance qu'il ne lâchera pas la grappe, sous aucun prétexte – Lawrence, c'est comme une sangsue. Dès qu'il trouve un coin juteux, il s'y colle et vous suce les infos jusqu'à la moelle.

- Si j'ai envie de prendre une petite pause entre deux coups foireux, c'est encore mon droit, que je sache !

- Ouais mais ça n'est jamais arrivé jusqu'ici, alors je me pose des questions.

Lawrence, c'est pas juste de la gueule, des yeux bleus et un sourire cynique – c'est surtout un flair, un instinct hors-normes qui lui permet de deviner d'emblée tout ce qu'on pourrait essayer de lui cacher. Et comme ma vie est toujours transparente pour lui, pas besoin de se demander pourquoi il est au taquet.

- Allez, raconte à papa. T'as rencontré un beau monsieur ?

Non seulement le drôle a du flair, mais en plus, chaque fois qu'il essaye de deviner, il tombe juste, ce qui le rend particulièrement redoutable.

- C'est pas ça, alors fous-moi la paix.

- C'est quoi son nom ? susurre-t-il. Je vois d'ici un beau gosse typé qui t'aurait posé un lapin alors que t'étais sûr de le tenir dans le creux de ta main. Je me trompe ?

- Lawrence, fous-moi la paix !

Comment peut-il être si proche de la vérité en n'ayant strictement aucun indice ? Il doit avoir un don de divination, c'est pas possible autrement !

Quoi qu'il en soit, si je ne lui dis pas, il va me harceler toute la journée, et j'ai encore quatre heures de cours aujourd'hui à passer avec lui. Autant dire quatre heures d'enfer, si je ne capitule pas. Alors, comme de toute façon, qu'il soit au courant ou pas ne changera pas grand-chose, autant lui dire.

Pas comme s'il y avait beaucoup à raconter, non plus.

- Il y a un type qui est venu boire un verre au bar l'autre soir. On a discuté, il m'a demandé si j'étais célibataire ; j'ai dit oui, et il a fait "Ah. Ok." et il s'est barré. C'est complètement loufoque, tu trouves pas ?

- C'est super étonnant, admet-il. Il connaissait ta propension à sortir avec n'importe qui ?

- Ouais. C'était justement pour ça qu'il me demandait si j'étais célibataire en ce moment.

- Alors c'est encore plus bizarre. Fais attention, c'est peut-être un type louche.

- J'y ai pensé, mais bon, il a pas l'air plus louche qu'un autre. En plus, il est super canon.

- Oui enfin, même les types canons peuvent être louches, rétorque-t-il.

Tout en parlant, on est arrivés au café juste à côté du restaurant universitaire, le Floras, et comme lui et moi avons une heure de trou avant de reprendre les cours, on décide d'aller y prendre un expresso. D'habitude, on aime bien flâner sur le campus ou aller s'allonger dans l'herbe dans le petit parc derrière les bâtiments de la fac, mais là, c'est l'hiver, l'herbe est couverte de neige, et la température devant avoisiner les moins deux degrés, on préfère autant rester à l'intérieur.

Ce qui s'avère vite être une mauvaise idée – visiblement, le quart de la fac a un trou dans son emploi du temps de dix heures à onze heures. Et je suis sorti avec la moitié de ce quart, et Lawrence avec l'autre moitié. À peine entrés, tous les élèves lèvent les yeux vers nous, et je comprends aussitôt que c'est même pas la peine d'espérer discuter tranquillement dans un endroit pareil. Tout le monde aura l'oreille tendue dans notre direction, et je n'ai pas envie que mon problème actuel devienne d'ordre public.

Pas le choix donc : on se réfugie dans le bar-sandwicherie qui se trouve près du campus, où j'ai l'habitude d'aller chercher mon repas du midi, le Hop.

- Les sandwiches sont pas encore préparés, mes chéris, nous dit la gérante lorsqu'on entre dans le bar.

- Pas grave, on va prendre un café en attendant.

À cette heure-ci, il n'y a presque personne dans le bar – on peut s'asseoir sur les coussins moelleux en cuir qui sont toujours occupés si on arrive après seize heures.

- Bon, mon cher, commence Lawrence d'un ton dégagé. Permets-moi de te dire que si c'est pour ce type que tu fais abstinence depuis une semaine, l'heure est grave. Donc j'attends avec impatience que tu me dises que je me trompe et que c'est parce que tu as attrapé une infection au sumac vénéneux en allant faire pipi dans la forêt, ou que tu as un problème d'impuissance en ce moment, ou que tu as appris que tu avais un cancer des testicules... Bon, quand même pas, allez.

- Si j'avais une infection au sumac vénéneux, je serais toujours en train de me gratter là où tu penses. Et puis je ne vois pas comment je l'aurais attrapée vu que j'habite dans une jungle de béton.

- Et pas d'impuissance non plus ? dit-il d'un ton de regret.

- Non plus. Juste une envie de rester célibataire pendant une semaine, qu'est-ce qu'il y a de mal à ça ? C'est pas interdit, non plus.

- Gabriel, me dit Lawrence très sérieusement, c'est pas une question d'interdiction, mais une question de principes. Et tes principes, à toi, c'est de ne jamais passer plus de deux jours tout seul. Et ça dure depuis des années. C'est normal que je me pose des questions. Pour un peu, tu vas commencer à faire ta Nina et à dire "j'attends de trouver mon Véritable Amour".

- Eh là ! Arrête de m'insulter, tu veux ? Et puis, c'est quand même pas la fin du monde, quoi. Pas la peine de t'alarmer.

- Ok. J'espère juste que tu vas me rétablir la situation, et plus vite que ça.

Si Nina est l'ange sur mon épaule, ma bonne conscience, qui me pousse à bien agir, Lawrence est mon âme damnée, celui qui me souffle à l'oreille toutes les conneries possibles et imaginables. Plus je fais mon salaud, plus il est heureux ; par contre, si je me montre un peu trop gentil, je suis sûr qu'il sera au tournant pour me remonter mes bretelles. Pour Nina, Lawrence, c'est Satan en personne ; et réciproquement, Lawrence trouve que Nina est la personne la plus ennuyeuse sur terre. Mettez-les dans la même pièce, et le résultat sera explosif – j'en ai déjà fait l'expérience.

- Allez, chaton. On arrête de déconner, maintenant, et on se reprend. Si un gars te propose de sortir avec lui aujourd'hui, tu dis oui et puis basta. En attendant, tu fais une partie de billard avec moi.

C'est fou comme il a l'art de minimiser les choses – grâce à lui, ce qui me paraissait un énorme problème depuis une semaine m'apparaît brusquement bien moins compliqué. C'est peut-être pour ça que je traîne avec lui, au fond ; tout boulet qu'il puisse être, il n'est pas complètement inutile.

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