Froide et longue nuit

    Profitant de l'entrée d'une caravane marchande, il put retourner près du temple de l'eau sans encombre. Là, il dissimula son butin dans une cache découverte par Svida, puis passa le reste de la journée seul, à fouiller les maisons vides et traquer rats, chats, chiens et volatiles nécrophages.

       Les autres arrivèrent à la planque une demi-heure avant le couvre-feu, et esquivèrent grâce à lui les autres groupes. Tout le monde cherchait un lieu où passer la nuit. Eux restèrent soigneusement dans le territoire qu'ils contrôlaient, et trouvèrent un grenier. Jarvioss étant le seul à pouvoir sortir les griffes, il grimpa le premier et aida ses soumis à monter.

      Cette nuit-ci, Elbar ne trouva pas le sommeil. Après son tour de garde, il se sentait agité. Il comparait son avenir à celui de Galard, et cela l'enrageait. Jarvioss, qui épluchait les patrouilles prévues, pendant que Srass montait la garde, l'envoya se rafraîchir les idées dehors. Ils avaient besoin de son amitié avec le noble. Le grand dominant lui demandait de tenir encore au moins quarante ans. Elbar ne savait pas s'il pouvait refréner son envie si longtemps. Pourtant, il savait que Jarvioss avait raison. Dans quarante ans, ils seraient tous adultes, moins susceptibles de se faire tuer par les autres, plusieurs d'entre eux seraient certainement devenus mages, peut-être même qu'ils pourraient monter un groupe de mercenaires. Mais pour tout cela, ils devaient avoir au moins un siècle pour être majeurs.

       L'esprit en ébullition, il se promena sur les toits plats et mal entretenus des bas-quartiers. Il esquiva les guetteurs se trouvant à sa hauteur, profitant du mauvais état général des habitations. Il évita aussi les patrouilles, plus nombreuses et dangereuses que d'habitude. L'une d'entre elles passa sous lui. De là où il se trouvait, il pouvait sentir leur nervosité. Ils craignaient tant que ça une attaque licornienne ? Ou ils redoutaient de nouvelles vagues de crimes nocturnes ?

       Pendant son errance sur les toits, il croisa un autre promeneur. Les deux décidèrent, d'un accord tacite, de s'ignorer. Il s'estima chanceux que ça n'aie pas abouti à un combat. Marcher dans l'air froid et piquant le soulagea peu à peu.

       Se sentant apaisé, il retourna sur ses pas. Évitant encore une sentinelle perchée sur un toit, il bondit au sol et voulut contourner le bâtiment. Il surveillait les environs, quand un son, des plus bas que les dragoniens pouvaient produire, lui parvint. Cela ressemblait à un code. Des mercenaires Sel ratissaient l'endroit. Cela l'angoissa. De tout ce qu'il pouvait rencontrer, les Sel étaient les pires.

       Ne croyant plus en une chance quelconque, il se demanda que faire. Il n'avait perçu qu'un seul grondement bas, venant de sa gauche. Peu habitué à ce type de communication, il ne put situer plus précisément la menace. Il ignorait à quelle distance pouvait se trouver le mercenaire, et surtout, où se situaient les autres. Peu importait ce qu'ils cherchaient, s'ils le voyaient ils le tueraient. Ou pire, ils le confieraient à leurs apprentis tortionnaires.

       Elbar s'imposa de s'accroupir pour réfléchir. Un autre Sel répondit, dans une rue parallèle au premier, bien plus près. Il entendit de l'agitation au-dessus de lui. La sentinelle désertait son poste, et prévint son groupe, à l'intérieur du bâtiment. Le Quézermistoss les entendit se regrouper, et prier. Il les envia. Il regrettait sa sortie.

      Ne pouvant rester indéfiniment accroupi près d'un mur, Elbar décida de suivre une rue perpendiculaire aux deux Sel, en priant pour ne pas tomber dans les bras de leurs pairs. Toutefois, dans le chaos des rues des bas-fonds, les notions de parallèles et de perpendiculaires restaient toutes relatives.

       De nouveau, des grondements sourds se firent entendre. Elbar se sentit soulagé. Il s'en éloignait. Poursuivant sa route, il estima pouvoir s'en tirer sans plus de sueurs froides. Plus loin, dans le quartier dont il s'éloigna, il entendit un rugissement annonçant une charge. C'est avec bonheur et soulagement qu'il ne se sentit pas concerné. Ce fut d'ailleurs le seul son qu'il entendit. Il supposa que les Sel avaient gelé le cœur de leurs proies, comme ils le faisaient toujours. Aussi, il demanda silencieusement aux esprits que les Sel pensent à amener les corps à la fosse commune. La viande fraîche était toujours bienvenue.

       Alors qu'il grimpait sur une carcasse de charrette abandonnée, pour observer les environs, Elbar surprit d'autres bruits, qui le figèrent. Sans qu'il ne perçoive la moindre odeur, ni ne voie rien, il entendait deux cœurs battre. Deux personnes invisibles et ayant dissimulé leur odeur le suivaient. Le dragonien ne sut que faire. Avec ces deux poursuivants, il ne pouvait rejoindre Jarvioss.

       Résolu à les semer, et éventuellement leur faire rencontrer une patrouille, Elbar se dirigea vers les quartiers surveillés cette nuit-là. Il savait d'expérience que les gardes laissaient volontiers échapper les éclaireurs pour tomber sur le gros de la bande.

       Tentant tout de même de les semer, il se glissa jusqu'à une zone surveillée. Il restait éloigné des Sel, qui continuaient de chercher quelque chose. La possibilité qu'ils cherchent ses deux poursuivants n'échappait pas à Elbar, mais il préférait avoir affaire aux gardes Driss plutôt qu'aux mercenaires Sel. Les gardes, au moins, ne torturaient pas et leurs tarifs de soudoiement restaient abordables pour lui. Pour finir, si jamais il était traîné au domaine Driss, il pourrait s'arranger avec Galard pour s'en sortir vivant.

       Arrivé à destination, Elbar se mit en quête des gardes les moins sanguinaires. Les deux autres le suivaient toujours. Il frôla une première patrouille, qui se rassemblait autour d'un feu. Il en identifia plusieurs, et prit le risque de courir dans le cercle de lumière, en rasant les murs. Le mouvement attira l'attention générale. Le gamin des rues poursuivit sa fuite, tandis que les gardes prenaient les armes et fouillaient les environs de leur feu. Trois prirent de la hauteur, tous tendirent l'oreille. A moins que ses poursuivants ne pensent à dissimuler les battements de leur cœur, ils étaient foutus.

      Comme souvent, personne ne coursa Elbar. Ce dernier fit plusieurs crochets, esquivant les autres gardes, avant de retourner aux alentours de leur feu. Selon eux, ses poursuivants s'étaient téléportés. Débarrassé d'eux, il put retourner auprès de Jarvioss. Plusieurs fois, il s'assura que nul ne le suivait, et retrouva sa bande avec soulagement.

      Deux heures plus tard, le soleil se levait. Personne ne l'interrogea sur sa balade. Ils débutèrent la journée en chassant les chats et les rats, puis se frottèrent contre les angles des maisons qui bordaient leur territoire. Tous les huit. Le marquage de territoire terminé, Jarvioss les envoya chercher de quoi manger pour le repas du midi, toujours par groupe de deux. Elbar amena Srass à la fosse commune, et constata qu'il ne restait déjà des victimes des Sel que quelques os. Certains habitants préparaient l'arrivée de l'hiver et prenaient toute la viande qu'ils pouvaient, pour la faire sécher hors de portée des autres. Certains poussaient le vice jusqu'à revendre ces viandes à prix d'or, en fin d'hiver.

       En tendant l'oreille, il surprit quelques mendiants espérer que les rumeurs concernant une avancée licornienne s'avère véridique. Cela changerait leur quotidien. Elbar était de leur avis. Ils se nourrissaient tous de chats, de rats, de chiens et d'oiseaux charognards, ainsi que de cadavres de leurs pairs plus ou moins frais. Ils accueillaient volontiers tout ce qui pouvait changer leur ordinaire.

      Elbar conduisit alors Srass vers des quartiers plus riches que le leur. Ils guettaient les bouchers et les équarrisseurs. La plupart d'entre eux payaient des mercenaires pour interdire les vols. Les autres s'en protégeaient à l'aide de la magie. Enfin, certains, vicieux, empoisonnaient certaines de leurs pièces. Elbar montra à Srass comment les repérer. Cela ne les empêcha pas de revenir bredouilles auprès des autres. Ils mangèrent la même chose que d'habitude.

      Dans l'après-midi, Elbar fit équipe avec Svida. Ils profitèrent de la beauté de cette dernière pour voler aux classes moyennes. Elle ressemblait à une petite enfant faible et fragile. Elle envoûtait quiconque croisait son regard de Lorias, argenté. Grâce aux efforts de la bande, elle possédait quelques vêtements neufs dans lesquels elle pouvait faire bonne impression.

       La tactique était simple. Elle allait et venait, l'air perdu, au bord des larmes jusqu'à ce qu'une bonne âme l'approche. Svida sortait alors le grand jeu. Entre deux sanglots, elle racontait son malheur, la mort de sa famille, l'absence de toit, la peur de finir dans les taudis. Les bonnes âmes lui offraient alors un repas chaud, et elle glissait quelques mots sur des frères survivants. Avec leur espérance de vie, les dragoniens pouvaient vite avoir des familles très nombreuses, la norme se situait d'ailleurs aux alentours de la vingtaine d'enfants. Elbar jouait tantôt le rôle du grand frère protecteur, inquiet pour sa sœur, tantôt celui du frère calmant l'imagination de sa sœur.

        Parfois, aussi, il évitait à Svida d'entrer chez des personnes malintentionnées. Son instinct ne le trompait jamais sur le sujet. Ayant toujours vécu dans les taudis, près de maisons closes, il reconnaissait les regards concupiscents ou carnivores à l'instant. Quand ils croisaient des détraqués, Elbar se faisait une joie d'envoyer ensuite des mercenaires Sel. Sa mère avait dit que pour se débarrasser de dégénérés sans craindre des représailles, les Sel étaient tout désignés. Cette réflexion s'avérait juste. Le Quézermistoss ne connaissait pas de personne ayant survécu à ces mercenaires. Et surtout, dans ces cas-là, les mercenaires ne demandaient aucun salaire. Ils en profitaient pour former leurs jeunes, afin que ces derniers puissent devenir à leur tour des fous sanguinaires, sadiques, impitoyables et infaillibles.

       Satisfaits de leurs réserves en milieu d'après-midi, ils retournèrent à la planque près du temple de l'eau. Ils s'offrirent même le luxe de les entamer un peu. Ils se lâchaient sur leurs sauveurs, commentant tout ce qu'ils venaient de voir, quand Elbar remarqua la présence de quelqu'un sur le seuil de la cabane délabrée.

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