Le fils des eaux
La porte claqua. Il était rentré, Handor le savait. Chaque fois, il rentrait précisément quand la pluie cessait. Dans le creux de la vallée, éloigné des rivages ardemment désirés, une petite maison, creuse et humide, se blottissait entre quelques
demeures d'une toute autre constitution, et dont l'allure rappelait le solide empire des hommes sur terre. Le cresson, humide et écrasé, déchantait sous la perfide et pernicieuse pression du vent, sempiternel et implacable conquérant. L'homme mugit, le vent domine. Handor repensait à cette maxime qu'il lui répétait toujours avant chacune de leur discussion. Il était encore assez jeune, à peine la vingtaine. Il venait une fois par mois dans ce coin éloigné de sa cité, et de son petit domaine. Il soupira. Le temps de la visite était venu.
Handor se para de son manteau de laine, puis il se mit en route. En route pour aller le voir. Il aurait certainement envie de compagnie, sa compagnie. L'intempérie loin d'ici, il pouvait désormais aller le retrouver.
Gerzey n'était pas bien grande ; enfin, l'océan n'était pas bien loin, et cela suffisait au bonheur d'Handor. La vallée dans laquelle se terraient ses concitoyens n'était pas laide. Les petits hameaux fixés ici et là avaient leur charme. Cependant, l'homme qu'il allait voir n'aimait pas la cité et les villages alentours.
Il ne fallut pas dix minutes pour enfin apercevoir la vieille porte en bois délabrée, moins marquée par le temps que les intempéries ? Aussi Handor frappa doucement, comme s'ils craignaient de voir ses doigts en traverser le bois.
— Entrez.
Handor entra. Il le vit. Un vieil homme, dégarni, aux traits marqués par les âges et l'air rude de la mer, cicatrice que ce dernier arborait avec plus de fierté que quiconque.
— Bonjour. J'ai marché avant. En ville. Je me suis fait une réflexion. L'homme mugit, le vent domine.
— Je sais, je sais. Gus, vous avez encore une fois marché sous la pluie, n'est-ce pas ? Pourquoi ne pas profiter du beau temps ? Vous allez finir par tomber malade.
— Ce n'est qu'un ramassis de c... bêtises ! L'eau de pluie n'a jamais fait de mal à personne !
— Pardonnez-moi Gus. Je ne voulais pas vous offenser, marmonna Handor, qui ne voulait pas commencer de débat sur le sujet.
Handor baissa le regard. Il aurait dû s'y attendre. Les habitudes avaient la vie dure ; Gus ne sortait presque pas quand le ciel était apaisé.
— Sortir maintenant, c'est tout juste bon à voir la tête de ce péquenaud de Rodoful. Garçon, retiens ça... y a rien de plus vrai que la mer. Mais ce crétin m'en a éloigné à tout jamais.
— Pourquoi ne pas aller vous installer au bord de la mer, dans ce cas ? demanda le jeune garçon.
— Tu es un marrant, toi. Je vais te dire pourquoi : ça me ferait mal d'être installé à côté. La voir, comme un spectateur, débilisé par ses années passées sur terre.
— Enfin... vous n'allez pas vous tuer à rester ici, tout de même !
— Gamin, reprit Gus, ma vie je l'ai perdue en même temps que mon rêve. J'étais, tu le sais, marin. Je suppose qu'on pourrait me qualifier de vieux loup de mer, bien que je ne sais pas ce que vient faire un « loup » dans l'histoire. Je suis né sur la mer, j'ai grandi sur la mer, j'ai vécu sur la mer.
Alors le plancher des vaches, je l'... je n'en ai rien à faire. Je ne suis pas attaché à cette vie, gamin, cette vie-là, je veux dire.
Tout en parlant, Gus regardait son sabre d'abordage finement entretenu avec les années. Il n'avait nullement l'apparence de ces instruments de mort vieillis, enlaidis avec le temps, l'humidité et le manque de soin. Handor se concentrait sur le regard son interlocuteur, sur ses lèvres surtout, afin de ne rien louper de ses récits d'aventures. Jamais il ne s'était ennuyé. Aujourd'hui cependant, le vieil homme semblait avoir plus de réserve qu'habituellement.
— J'ai vu beaucoup de choses, gamin. Des gens brillants, des gens qui représentent parfaitement la bêtise humaine aussi, et ce gros empoté en fait partie.
— Vous voulez parler de Rodoful ? demande Handor, tout en consignant l'entrevue dans son carnet.
— Evidemment ! De qui d'autre, sinon ? Bon, ben... oui, voilà.
Je... Je crois... je crois que c'était il y a dix ans... boh... un matelot vantard à la barre, et plus tard, la catastrophe... — Cela me semble un peu... rapide, comme conclusion.
— Qu'en sais-tu ? s'indigna le vieux loup de mer. A voir ta tête d'ahuri, t'as jamais pris la mer.
— C'est bien vrai. Je n'ai jamais pris la mer. Et je ne connais personne d'autre qui en parle aussi bien que vous. J'ai... quelque chose qui pourrait vous intéresser. Un travail.
— Petit, trouve-toi quelqu'un d'autre.
— Et... si je vous disais... que vous pourriez retrouver la mer ?
Gus leva sa tête ; son expression changea le temps d'un battement de cils. Rien de cet instant éphémère n'échappa à Handor ; il aperçut dans cette expression vieillie un espoir inespéré, un soupçon de rêve, de nostalgie peut-être, puis une sombre émotion qui l'amena à s'affaisser. Son manteau humide glissa sur le sol, son képi le rejoignit.
— Petit, c'est gentil d'avoir pensé à un vieux briscard. — Je ne voyais nul autre que vous, monsieur.
— Hélas... j'ai raccroché.
— Non, vous ne pouvez... monsieur, je ne vous comprends pas ! Je vous propose de rejoindre une nouvelle fois la mer, et vous changez soudainement d'avis ? Ne me dites pas que je ne peux pas comprendre. Expliquez-moi !
Handor vit le vieil homme se tourner vers lui si lentement, encore mouillé de la pluie, qu'il pouvait presque entendre ses os rouillés grincer.
— Ton travail, doit y avoir des contreparties. J'suis vieux, et je sais pas si je passerai la nuit... je me dis ça à chaque fois avant de dormir. Possible que je tienne pas tout le voyage.
— Je suis sûr du contraire. Venez, il n'y a rien pour vous ici.
— Comme si tu en avais quelque chose à faire. Tu sens bon, tes gestes sont maniérés, tes vêtements sont pas trop adaptés à la campagne, alors je dirais que tu viens de la cour des grands, effectivement. Tu ne m'as jamais dit d'où tu venais, petit gars. Jamais. Alors je te le demande aujourd'hui. D'où viens-tu ? — Lierbesan.
— Chouette endroit ! s'exclama le vieil homme.
— Je ne voulais pas que vous me jugiez à... mon milieu... et autre chose ! J'en ai quelque chose à faire. J'éprouve quelque grande admiration pour vous. Je vous en prie : venez. Je ne viens pas vous mander par appât du gain, ou parce qu'une récompense m'attend à mon retour pour vous avoir trouvé et employé. Je suis là pour réaliser l'impossible, mais pour cela, je vais avoir besoin de votre aide.
Le regard de Gus se teinta d'une étrange expression que jamais Handor n'eût cru possible. Etonné, il ne savait pas s'il devait continuer de parler. Le senior coupa court à son hésitation ; il se rengorgea, se leva lentement, très lentement, chercha une pipe qu'il bloqua entre ses lèvres vieillies et meurtries ; il bourra la pipe de terre et d'herbe. Après un petit temps, faisant mine de chercher quelque chose dans sa poche, il daigna regarder son visiteur.
— Quelle est votre mission ?
— Franchir la Passe de l'Immortel.
*
Le palais de Lierbesan était l'un des plus grands du pays, situé le long de l'un des fleuves les plus propres du Majesôle, le Lalange, et les jardins ceignant la noble édifice, lieux de faste, d'ordre et d'harmonie, étaient rarement dépeuplés, toujours d'un vert presque irréel. La taille était régulière, quasi-parfaite ; les haies, ni trop hautes ni trop basses, figées malgré le vent naissant d'une fin de printemps, impressionnaient le vieillard. Il n'avait rien dit de tout le voyage. Il s'était contenté de prendre ses affaires, un manteau de fortune, son sabre d'abordage et sa pipe, et de suivre docilement Handor. Ce dernier, par ailleurs, était venu à cheval, et il s'étonna fort de voir le vieux marin fort adroit une fois monté sur l'équidé. Malgré les quatre heures de route, nul n'avait bronché. Pas même Arsouille, un cheval bai pommelé, dont la crinière flottant au vent était l'attraction qui captivait le plus Gus ; ces poils volants lui rappelaient étrangement la voile d'un navire.
Enfin, les voyageurs descendirent, et quelques
domestiques prirent à cœur d'emmener Arsouille, et de lui donner moult avoine pour le récompenser.
— C'est un peu grand, comme domaine. Je suis impressionné.
Oh... et ça... qu'est-ce que c'est ?
— C'est une fontaine.
Le vieil homme se rapprocha ; cette eau, qui coulait et provenait d'on-ne-sait-où le paralysa un bref instant.
— Tout va bien ?
— Oui, je... trouve que c'est un immense gâchis. Bon, allonsy.
L'intérieur du palais respirait l'excès en chaque recoin ; tout semblait prolixe, et les dorures, et les reliefs, et les toiles dont on pouvait encore sentir l'huile, et toutes ces fenêtres ; le vieux loup de mer se mordait machinalement la lèvre inférieure ; ses doigts se trituraient, et ses bras faisaient de grands mouvements de balancier, seul moyen pour réprimer ses légers tremblements. De nombreuses gens circulaient ; la cacophonie de ces voix multiples et inégales, ces gestes, ces regards incontrôlés lui donnaient la nausée.
Une porte finit par se dessiner derrière les masses ; les nombreuses incrustations d'or ne firent pas même soulever un sourcil du vieil homme. Toute cette richesse lui fit pousser un soupir d'exaspération. Comme si ces choses comptaient réellement. Il ne fut cependant pas le seul à soupirer.
— Je déteste cet endroit, dit soudainement Handor. Puissionsnous partir rapidement après ça.
— Tu montes dans mon estime, gamin. Ce lieu... c'est du gâchis. Faudrait presque mettre au fer celui qu'a jeté son argent par les fenêtres.
— Il faudrait, cependant, cet homme est justement celui qui nous paie pour reprendre la mer.
— Ouais... on va pas cracher dessus.
Handor ouvrit la porte ; une petite pièce, plus modeste, s'offrit à eux. Les tapis de velours cédèrent leur place à un parquet en bois clair. D'autres murs, vides de tout ornement, une petite bougie devant une étroite fenêtre, qui donnait sur les jardins, et au milieu de cet espace vide, un homme fin et grand, pas plus jeune que le vieux loup de mer. Ce dernier soupira, se pensant dans la même position que le celui qui attendait ici, dans un palais prolixe.
— C'est pas vrai... Gus ? Gustille ?
— Rodoful ! Arg... ça c'est la meilleure !
— T'as pris un sacré coup de vieux !
— C'est toi qui recrutes ? Ah... ça non alors ! La dernière fois que tu...
— Encore sur cette histoire ? C'était un accident !
— Un accident ? s'emporta le vieux marin. Un aveugle aurait mieux fait ! Empoté, bougre d'incapable ! Espèce de coqueluche ! Moule à merde !
— Eh ! doucement, tu vas te faire du mal, pépé ! rit Rodoful. De toute façon, je ne suis pas le commanditaire de l'expédition. J'en suis seulement le responsable, pour l'instant. Oui, ça me chagrine, cette histoire, et ça me chagrine que notre bon jeunot n'ait pas trouvé quelqu'un d'autre.
— J'ai jamais pu reprendre la mer à cause de toi ! enchérit Gus.
— Eh bien tu vas la reprendre maintenant, grâce à moi.
La porte claqua. Les trois hommes se retournèrent. A cadence irrégulière une goutte terminait sa course sur le sol, encore et encore, sans jamais que cela ne prenne de fin. Dans l'obscure clarté de la voûte boisée avançaient deux faisceaux bleus. Deux yeux. D'étranges lignes fluorescentes approchaient ; c'étaient là des runes, qui parcouraient une chair pâle, non, grise plutôt. Une robe aux extrémités fumeuses couvrait un corps de femme. Aucune chausse, des pieds nus, flottant au-dessus du sol, et dont le marin s'étonna qu'ils n'étaient ni rougis par l'effort ni salis par la marche, la terre ou la gadoue. Immaculés. Juste immaculés. Et ces deux yeux bleus, intenses lumières sans pupille, fixaient le trio de fortune. Handor se fléchit, sans doute pour s'incliner, mais la femme le coupa net dans son élan.
— Ce ne sera pas nécessaire, Handor, fils de Talwin et Yacob.
Messieurs...
— Oracle Elyséa... ?
— Je... vous... êtes... l'oracle... ? bredouilla Gustille. Je... non, c'est... incroyable...
Malgré ses vieux os, l'homme tomba à genoux ; des larmes coulèrent sur ses joues rudes et âgées, et ses mains tremblaient, maladroites comme celles d'un enfant. La Dame sourit, s'approcha et se pencha ; Gustille sentit les cheveux humides frôler ses doigts, et elle donna un baiser sur le front du marin.
— Je vous ai vu, la danse peut commencer ; ma bénédiction est tienne, Gustille le marin. Le grand saut t'attend.
Messieurs... que Soleil et Lune veillent sur vos âmes.
— Pourquoi sommes-nous là ? rugit Rodoful. Je veux dire... on attend quelque chose de spécial ? Ne va-t-on pas rencontrer notre commanditaire ? Eh ! Oracle ! Je vous parle.
Rodoful s'élança ; il glissa subitement, heurta le mur, poursuivit dans son élan comme pour l'astiquer, et fit ainsi le tour de la pièce, jusqu'à s'écrouler en son centre.
— Silence, vieille canaille. Ma bénédiction acquise en ce lieux... étrange..., vous pouvez rallier le navire. C'est ainsi que les choses devaient se passer ; votre commanditaire s'est absenté.
— Il voulait seulement nous faire savoir pour qui nous allions travailler en exhibant ses richesses, ouais..., grogna Rodoful qui se massait la mâchoire. Etrange. Bon... Oracle, pardonnez-moi.
— Tu es pardonné. Maintenant, partez.
*
Nul ne dit mot ; il n'y avait rien à dire. Gustille continuait
d'observer sa main humide, dernière trace du passage de l'oracle. Son vieux cœur battait encore la chamade.
— Pourquoi l'oracle t'a embrassé le front ? demanda Rodoful.
— Je ne sais pas.
— Et pourquoi n'ai-je pas eu le droit à un baiser, moi aussi ?
— Je ne sais pas.
— Pourquoi tu continues de fixer ta main ? Tu devrais la sécher.
— Je ne sais pas.
Pourquoi ? C'était si vrai, pourquoi ne pouvait-il se soustraire à cette main râpée, humide ? Cette main... qui a frôlé la Dame des Eaux... qui a touché ses cheveux mouillés... qui a même senti sa peau fraiche... cette bénédiction... Après quelques minutes de marche, il parvint enfin à arracher son regard de ce pauvre spectacle. L'océan... l'océan était là ! Immense et sans fin ! Ses yeux pétillaient !
Ce port était l'un des plus grands du continent ; la région atalanne était déjà réputée pour sa puissance maritime à l'époque où Gustille était prépubère ; quand il avait atteint l'âge d'homme, il avait pu goûter aux joies de la mer en partant de ce même port. A l'âge de vieillesse, il se délectait de la nostalgie ; ce fut sur la pensée de son ancien navire, L'Albahiola, que son cœur manqua de s'arrêter définitivement. Il était là ! Devant lui !
Il l'aurait reconnu d'entre tous, son bâtiment, ses voiles, son... navire.
— Euh... Rodoful, se hasarda Handor. C'est un grand bateau, quelles sont ses... capacités ? Je veux dire... y aura-t-il du monde à bord ?
— Je t'avoue que je ne... sais pas dans les dét...
— Deux-cents hommes, petit, trancha net Gustille. Ce n'est pas un simple bateau, c'est une galéasse. J'imagine que nous serons au complet, et je l'espère, ce qui veut dire qu'il y aura du monde. Vingt-cinq rangs de rameurs, occupés par sept hommes, et trente-six pièces d'artilleries. Tu vois, Rod ? Un vrai marin connaît son navire. Petit... le pied droit en premier.
— Tu vois, Gus ? Moi, je pensais que tu n'étais qu'un vieux gâteux qui était périmé, ne pouvant plus prendre la mer.
J'admets m'être trompé. Oui, nous allons à pleine capacité. Et je serai à la tête de ce navire.
— Pfff.
Gustille prit le pas sur les autres, et embarqua en premier. Sur le pont, il aperçu une silhouette de dos, plus grande que lui, le cheveu d'un roux intense, une veste longue, un tricorne, et lorsqu'elle se retourna, il vit une femme dont seul l'œil gauche n'était masqué par la longue chevelure... et quel œil ! Un bleu plus pur que la mer, presque trop intense pour paraître naturel... un regard effrayant, qui le transperça ; en perdant tout son vocabulaire, il resta planté devant elle. Elle lui tendit la main, il la serra machinalement.
— Qu... quel est ton nom ?
Elle ne répondit pas. En descendant son regard, il vit qu'elle portait au ceinturon un sabre qui ne venait pas du continent. A en croire la finesse du fourreau, et par extension de la lame, celle-ci devait venir de l'Orient. Sans doute de l'apparat ; au premier croisement de fer, elle se briserait certainement, comme la quasi-totalité des épées. La rouquine ne devait pas avoir plus de seize ans, et pourtant, quelle aura ! Impressionné, Gustille ne la vit pas se détourner et partir. Il sursauta quand il aperçut Handor devant lui, le visage gracieux.
— Eh ! Oh ! Gus, est-ce que ça va aller ?
— Mmh... Oui ? Je... Euh... Sommes-nous déjà... ?
— En mer ? oui. Cela fait bien vingt minutes que nous sommes partis, que vous êtes figés.
— Nous sommes en mer ? Nous sommes en mer !
Gustille sautillait, bondissait, se pressait à la poupe, obnubilé par les incessantes vagues, la mousse filante et les remous de l'eau, ainsi que les rames longues et nombreuses qui s'animaient unanimement. Handor le rejoignit, émerveillé devant l'attitude enfantine de son compagnon de mer.
— Dis, Handor... c'est qui, cette gamine ?
Le jeune homme sourit. C'était la première fois depuis qu'ils se connaissaient qu'il l'appelait par son prénom.
— Une femme marquée par la vie. D'après ce que dit la rumeur, personne ne peut se vanter d'avoir pu triompher d'elle. Une bretteuse hors-norme, pratique pour se défendre contre les pirates.
— Les pirates, les pirates... ne soit pas trop agressif envers eux... ce sont des types qui aiment la liberté et qui font ce qu'ils peuvent pour vivre. Dans une autre vie, j'aurais peutêtre été pirate.
— Ah bon ? Vraiment ? Et vous auriez fait quoi ? Pillé des galions pour ensuite enterrer votre trésor dans le sable !
— Bêtise ! Les pirates font pas ça, ce sont des légendes, rit le marin.
Après avoir humé l'air, le vieil homme retrouva sa contenance, et s'en alla sur le pont. Il observa l'océan qui lui avait manqué, un peu comme une vieille amie. Enfin, il finit par rentrer, pour se pencher sur des cartes, et établir des calculs. Nul ne savait ce qui se trouvait de l'autre côté de la Passe de l'Immortel. Des trésors ? D'autres continents ? La fin du monde ? Gustille n'en avait cure. Il avait voulu la mer, il l'avait eu.
Deux semaines passèrent avec une quiétude déconcertante. Gus était bercé par les flots, il en sentait chaque mouvement ; l'air marin l'avait revigoré, quand il tomba subitement de sa couche. Dans un état incertain, il peina à remettre sa veste, et le choc sonore de chaque pièce d'artillerie en action le fit sursauter ; chaque éclat lui frappait le cœur et la poitrine. Enfin, il parvint à se remettre sur ses jambes. Montant les escaliers à la hâte, il fut bousculé par la rouquine qui se ruait au combat.
Gustille manqua de dévaler les escaliers. Il se ressaisit néanmoins, et remonta une nouvelle fois sur le pont. Il y avait quelques hommes assommés, dont il ne reconnaissait pas les visages. Le senior rit malgré lui : ils avaient été bien arrangés !
Un nouvel intrus tomba à côté, inconscient ; le poing de la gamine avait parlé.
— Holà ! Doucement ! On se calme, d'accord ? Ho ho ho ! Je veux parler au capitaine de ce navire. Où est-il ?
— Il s'est planqué, murmura la rouquine.
— Je suis là ! tança Rodoful qui surgit de nulle part, je suis là ! Je suis le capitaine Rodoful.
— Mon bon capitaine, que transportez-vous et où allez-vous pour avoir une véritable tigresse qui défend votre bâtiment ?
Avec elle, nul besoin d'une armée, ho ho ho !
— Nous ne sommes qu'un navire de commerce, quant à notre destination... je l'ignore...
— Ho ho... attendez... comment ça, vous l'ignorez ? Vous êtes bien le capitaine, non ?
— Euh... oui, cela est... bien vrai, mais je... Ah ! Gustille, approche !
Rodoful avait l'air bien finaud face à ce gringalet. Le vieux marin s'approcha d'eux. Il considéra le capitaine adverse avec un œil critique. Un perroquet gris sur l'épaule, un tricorne de bonne facture, un sabre d'abordage trop brillant pour avoir été employé ne serait-ce qu'une seule fois auparavant... sans doute un homme nouvellement conquis par la mer.
— C'est quoi ton nom, gamin ?
— Gamin ? Je suis capitaine ! Je suis le capitaine Islima Crutoko !
— Et ton perroquet ?
— Il s'appelle Crutoko !
Gustille rit, sans se ménager. La rouquine sourit, et Handor s'approcha du perroquet.
— Crutoko ! Crutoko ! s'extasia le perroquet.
— T'as le même nom que ton perroquet ?
— Et pourquoi pas ? Avez-vous une carte de ce lieu ?
— Quel lieu ? On est en mer ! fit remarquer Handor.
— Ah ? Oui, hum... Une carte... Oui, juste là-bas, je peux... — Crutoko ! Crutoko !
Islima sortit de nulle part la carte mentionnée. Gustille n'en crut pas ses yeux. Il descendit en hâte avant de juger. La carte était toujours sur la table. Il remonta aussi vite qu'il put, la carte était aussi dans les mains du pirate !
— Illusion ?
— Non non non ! Crutoko est un animal sensible à la psyché.
— Ah... la magie...
— Non, la psyché. La magie, c'est une appellation bonne pour les enfants et les barbares. Crutoko peut dupliquer les objets. Ho ho ho... Bon, vous allez où ?
— La Passe de l'Immortel, lâcha Gustille.
— Quoi ? crièrent de concert Islima et Rodolfu.
Le capitaine de l'Albahiola tomba à la renverse. Son visage était devenu pâle, tandis que les autres marins le toisaient du regard.
— Et tous ces hommes vous suivent ?
— S'ils étaient restés sur le continent, ils étaient morts, lâcha la rouquine. S'ils reviennent de cette expédition, ils seront riches.
— Des hommes en quête de fortune, je vois... Eh eh eh ! Vous êtes fous ! Personne ne passe la Passe ! Bon, je dois y aller ! J'ai... euh... un poisson rouge à nourrir ! alors bonne chance ! Tigresse ! Je sais qu'on se reverra.
— ...
Aussitôt dit, aussitôt fait, les pirates débarrassèrent le plancher.
— Hmm... « passe la Passe » ? Cet homme est d'une lourdeur..., maugréa Handor.
— Je n'ai pas signé pour ça..., se plaignit Rodolfu. On va... à la... Passe... on... va... à la Passe... Gus... dis-moi que ce n'est pas vrai ! Dis-moi qu'on n'y va pas ! Dis-moi qu'on n'y va pas...
— Toi t'es marrant. Tu signes un contrat sans savoir où tu vas.
On y va.
— Oh non... on va tous mourir ! On va tous...
Un petit coup, et le voilà assommé. La rouquine le traîna par le pied, et l'attacha au mât. Elle vérifia la hune de misaine manuellement, avant de faire signe : on pouvait repartir.
— Cela dit... j'comprends qu'on soit parti vite et bien sans compte à rendre, dit Gustille. Qui aurait envie de voir de potentiels futur cadavres ? Pour une potentielle missionsuicide...
— Oui, bon... Gustille... je peux te poser une question ?
— Oui, c'est le moment ou jamais, Handor.
— Tu crois qu'on va réussir ?
— Oui... on va réussir... on a les faveurs de l'oracle...
— Ouais... je ne suis pas convaincu. Maintenant qu'on y est... c'est... impressionnant, reconnut Handor.
— N'est-ce pas ?
— Oui, mais je peine à croire en notre réussite.
— Nous avons aussi la tigresse.
Les jours passaient, les nuits défilaient ; les étoiles étaient nombreuses. Elles semblaient se rire de l'impossible périple. Sous la pluie, sous le vent, sous le soleil, jamais les efforts ne faiblirent. Lentement, la galéasse avançait et traçait son bout de chemin. L'équipage ne disait rien, et suivait les ordres de Gustille. Sans que personne ne dise mot, tous comprenaient. Le véritable capitaine de ce navire, c'était cet homme-là. Il n'avait montré aucun signe de peur ; son assurance, nourrie par la poigne et l'agilité de sa seconde, la tigresse, rassérénaient les hommes.
Plus on approchait le nord, plus le froid prenait de l'importance ; la pluie douce devint amère et assassine, toute brise devint coup de lame ; heureux étaient les rameurs qui, malgré la souffrance de l'effort, continuaient à bon rythme leur office. Le vent ne les atteignait pas.
Puis un jour... la catastrophe... les hommes étaient gelés ; le bois de la galéasse vrombissait. Le bastingage se recouvrit d'une épaisse pellicule de glace craquelant par à-coups, menaçant l'intégrité de l'Albahiola.
— Je... j'ai froid... on... peut pas... se rapprocher... de ce glacier... quelques minutes... pour faire escale... ? Un feu... juste un feu..., supplia Handor.
Le silence était sur toutes les lèvres, condamnant les âmes et la nef. Une brume naquit de cet indicible besoin d'avancer encore et encore, avant d'affaiblir le moral et l'espoir des marins en quête de richesse. Et l'on ne voyait plus les rames ; Handor eut un mauvais pressentiment ; ses gestes incontrôlés, rythmés par le claquement de ses dents, et ses mains qui glissaient inopinément sur les bords du bateau le firent crier.
Les rames demeuraient invisibles sous les nappes grises fumantes ; même les remous de l'eau s'étaient tus. Il n'y avait plus rien. La tigresse et le vieux loup de mer côte à côte restaient neutres. Il n'y avait plus rien...
— Petit... j'ai... une mauvaise nouvelle...
Handor sursauta. Il se retourna vers Gus, qui conservait son calme ; son regard cependant fixa le glacier lointain, bercé par la brume. Quelque pluie hostile vint nourrir son effroi ; sa peau le brûlait, et ses vêtements lui suçaient la chair.
— Quoi ? Qu'est-ce que... ? Gus ? Gus ! Par pitié, parlezmoi !
— Handor, mon ami... couche-toi parterre, tu vas comprendre.
Le jeune homme entendit un grand craquement. En regardant sur le côté, il vit de nombreux débris, et des corps flottant à même la surface. Sous l'effet de la nausée, il fut contraint de s'assoir, puis de se coucher. Le sol était froid et âpre. Glissant... Il ouvrit les yeux et hurla de terreur, ainsi que l'équipage, à l'exception du duo qui menait l'expédition.
— On va tous mourir ! Relâchez-moi, ah ! A moi ! Non ! s'époumona Rodoful.
Ce n'était ni un glacier ni un iceberg ni un quelconque obstacle de la même nature. Non... des cors semblant venir de l'au-delà, aux mille gammes et aux mille tons, résonnèrent, manquant d'assourdir l'équipage, faisant vibrer le bois, la glace et les os. Les mers déchaînées s'écrasaient désormais sur la galéasse, ballotant dans tous les sens, et secouant les marins couchés. Ce n'était pas un glacier. Gus ne tourna pas la barre, mais il s'y cramponna. La tigresse resta droite, imperturbable, les rameurs rentrèrent les rames, Rodolfu continuait de hurler à qui voulait l'entendre, dans ce vacarme où tout pétait sans ménagement.
Ce n'était pas un glacier... c'était... un bateau... de glace... un bateau géant, qui écartait les volutes de brume pour encore s'approcher, prêt à briser la galéasse, prêt à briser les hommes, prêt à dévorer les espoirs... Personne ne remarqua Rodolfu qui s'était détaché. Personne ne remarqua Rodolfu qui s'était jeté par-dessus bord. Personne ne remarqua sa crise cardiaque et sa fin imminente, à l'instant où son corps fut immergé dans l'eau avec une violence à lui en exploser les entrailles.
Handor continuait d'observer ce bateau... immense ! Il était plus grand que dix montagnes se chevauchant, plus vaste qu'un village, une cité, une région ! On n'en voyait pas la fin... si grand... si titanesque... et au milieu du vacarme... Gustille qui dansait, et chantait...
— Vous êtes devenu fou, mon vieux ? Eh ! Je vous parle !
Rien à faire, Gus ne pouvait l'entendre. Sa voix ou ne sortait pas ou était noyée par les cors divins. Le vieillard n'était plus un senior. Handor voyait un enfant rire et pleurer et chanter et danser, et tout donner devant l'austère spectacle d'une Passe qui leur avait été interdite. Il n'y avait plus rien à faire... mais lui jouait, et chantait... et il s'accroupit en larmes devant cette... chose de titan ! Le vieux avait mené la danse... et il comprit. Alors il fit mine à la tigresse de venir.
— Je sais ce qui me reste à faire. Et vous ?
— Je sais.
— Puis-je vous demander une dernière faveur ? demanda
Gustille.
— Je m'appelle Violette.
— Vous saviez déjà ce que j'allais vous demander... vous êtes pas banale...
Gustille s'approcha, sous l'emprise d'une énergie extraordinaire, écartant les bras, à l'avant, embrassant d'un dernier regard ce spectacle que nul ne devait voir ; c'était le moment où jamais, l'ultime instant attendu, le cadeau de la dame des eaux qui savait son chagrin et sa tragédie... ce présent, il l'accepta... et il sauta... Le fils des eaux.
Handor pleura abondamment, mais la pluie se fit pour lui plus douce... plus douce à jamais.
La galéasse fut la première à franchir le Passe de l'Immortel, et à en revenir, faisant de son équipage des hommes riches et heureux. La tigresse, elle, se contenta de partir sans gloire ni honneur. Et l'Albahiola Gustilla mené par la tigresse était son héritage et celui du fils des eaux.
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