Anvindr

Un air sérieux sur le visage, Anvindr adopta sa voix la plus mature et déclama sans le moindre accent :

— Le vent. Il rugit comme un lion, hurle comme un loup, siffle comme un serpent. Il est capable d'emporter des maisons sur son passage et de raser des villes entières, ou de devenir aussi doux qu'un agneau, véritable touche de fraîcheur bienvenue lors d'un été étouffant. Présent ou absent, il apporte la vie et la reprend. Qu'importe où nos pas nous mènent, il nous suit, nous entoure, nous entend. Aucun mot ne lui échappe, aucune rumeur n'est trop basse pour ses courants omniscients.

« Les premiers peuples étaient sages. Ils le respectaient, le vénéraient et quémandaient sa protection à travers nombre d'offrandes cérémoniales. Le vent les écoutait, il leur venait en aide. Mais cette tradition s'est perdue... désormais, les catastrophes se déchaînent sur les sots habitants de cette terre. Ouragan, maelstrom, tempête, rien ne retient plus son courroux. Et bientôt, sois-en sûr, c'est chez toi que sa colère frappera.

— Ne me dis pas que tu le fais sérieusement ? lui demanda d'un ton excédé son amie Naia. Quand tu t'ennuies, tu vas vers un humain, tu lui racontes ça et tu observes sa réaction, juste pour t'amuser ?

— Yep. J'suis là d'puis mois, j'maitrise les bases. En plus, c'est marrant d'voir leur tête sidérée quand j'les envoie valser dans les airs.

— Et la troisième règle ?

— Bah, tant qu'mon mentor l'sait pas, pas d'problème. Tu d'vrais essayer.

— Non merci, je préfère construire mon palais de glace et parler avec les léviathans. C'est beaucoup plus utile et intelligent.

— Pff, aucun sens d'l'humour ! soupira l'adolescent en levant les yeux au ciel.

— Bon, je file, j'ai des trucs à faire, glissa la jeune fille avant de disparaître dans un jet scintillant.

Anvindr se laissa choir sur le sol, ses jambes pendant dans le vide. Depuis la falaise sur laquelle il se trouvait, la vue était magnifique. L'océan s'étendait à perte de vue jusqu'à se confondre avec l'horizon. Toutefois, l'adolescent n'avait cure de l'eau ; son regard gris acier se portait sur l'air et ses innombrables courants. Ils lui apparaissaient telles des enfilades de pétales. Ici, une longue file de fleurs de cerisiers virevoltait. Là, des pivoines formaient un tourbillon. Plus loin, des nénuphars et des pâquerettes se rencontraient dans une collision blanc-rose.

Le grand brun ne pouvait voir ce monde que depuis un mois. Il lui était auparavant invisible.

Il se coucha sur le dos, les bras étendus. Il amena distraitement un nuage à se placer entre le soleil et lui, pour ne pas être ébloui.

L'adolescent croyait s'être habitué à son statut actuel et avoir fait une croix sur sa vie d'avant, celle d'un humain ordinaire — si l'on exceptait sa maladie. Pourtant, il ne cessait de repenser à ses grands-parents et à sa tante, ainsi qu'à ses trois cousins. Ils avaient dû être dévastés d'apprendre sa mort... Peut-être également soulagés, car ils n'auraient plus à craindre une nouvelle urgence.

S'il y avait bien une chose qui ne lui manquait pas, c'était ça : son asthme et toutes les incidences qui en découlaient. À l'instar des trois autres, il avait depuis tout petit de graves problèmes de santé. Sa première crise s'était déclenchée à ses quinze mois ; il avait failli mourir. Les médecins l'avaient sauvé de justesse, cependant il était resté une semaine en soins intensifs.

Sa mère l'avait élevé seule jusqu'à ses cinq ans. Le jour de son anniversaire, Anvindr avait tenté de prendre une grande inspiration pour souffler les bougies. Sa trachée s'était bloquée ; l'air lui avait manqué ; il s'était évanoui. D'après les urgentistes, s'ils étaient deux minutes plus tard, l'enfant n'aurait plus été de ce monde. C'était à la suite de cet événement que sa génitrice l'avait confié à ses grands-parents avant de partir. Depuis, son fils ne l'avait plus revue.

Malgré tous les médicaments qui lui avaient été prescrits et toutes les règles auxquelles il devait se plier, Anvindr n'avait jamais pu mettre les pieds à l'école. Il ne pouvait pas sortir seul ni rester trop longtemps à la maison sans surveillance. Des joies simples comme se faire des amis en cours, courir, sauter, rire aux éclats lui étaient interdites ; il risquait d'y laisser la vie.

Ses années humaines lui apparaissaient comme un interminable calvaire voué uniquement à sa survie. Il avait connu des moments de bonheur, l'adolescent ne pouvait pas le nier. Ses cousins avaient beaucoup contribué à le divertir. Néanmoins, après une escapade hivernale sans autorisation et une hospitalisation d'urgence, ils avaient été sévèrement réprimandés. Les visites suivantes s'étaient déroulées sous étroite supervision ; ils n'avaient plus jamais essayé d'emmener Anvindr à l'extérieur. Une distance soi-disant saine pour sa santé fragile avait pris place entre eux, pour le plus grand désespoir de l'enfant.

Un long soupir lui échappa. Il s'amusa un court instant avec son souffle, pétales de violacées, avant de le relâcher dans l'air.

— Tout va bien, Anne ?

Il sursauta avant de se relever d'un coup, son corps aussi léger qu'une plume. Un petit individu ventru dardait un regard inquiet sur lui.

— Ouais, tout roule. Et c'est Anvindr.

— Ta mine est bien soucieuse.

— C'est rien, j'pensais juste à c'foutu asthme. J'suis bien content d'en être débarrassé. D'ailleurs, les autres, y z'avaient quoi déjà ?

L'homme ridé prit un moment pour réfléchir. Son silence s'éternisa.

— T'as oublié leur prénom, pas vrai ?

— Qu'y puis-je, cela faisait bien longtemps que les quatre éléments n'avaient point été remplacés simultanément !

Anvindr sourit. Son mentor, le dieu du vent depuis presque un millénaire, n'avait rien de social. Au contraire, il préférait rester dans son coin plutôt que d'interagir avec les autres divinités.

L'adolescent avait été surpris en apprenant que les dieux existaient. Son étonnement s'était accru en découvrant la hiérarchie stricte établie entre eux ; le Souverain Lumineux était là depuis la nuit des temps et régnait sur eux tous. Il était entouré par les Quatres Grands, chacun responsable d'un élément. Venaient après les Seize Successeurs chargés de veiller au respect des règles. Pléthore de divinités suivaient, chacune spécialisée dans une discipline bien précise. Pour l'air existaient la Bise, le Foehn, le vent d'Autan, celui du Midi, le Zéphyr, l'Alizé...

Avoir tant de pouvoir était éreintant, ce pour quoi il y avait régulièrement des changements. Bien entendu, les personnes prenant la relève des dieux n'étaient pas choisies au hasard ; elles naissaient avec une capacité intrinsèque qui les rendait plus réceptives à un élément. Plus leur rang était élevé, plus leur vie humaine était compliquée.

— Naia est la nouvelle Grande Eau, expliqua Anvindr.

— Elle ne devait point tolérer le soleil. Peau pâle et hypersensible.

— Ah, parc'qu'l'eau s'évapore quand y fait chaud.

— Pas tout à fait. L'eau des profondeurs est glacée, tout chez elle est fait pour supporter des températures extrêmement basses. Cependant, à chaque fois qu'elle posait un pied dehors, son corps subissait un choc thermique.

Le jeune homme assimila l'information avant de passer à la personne suivante.

— Y a aussi Bosco, le nouveau Grand Terre.

— Il avait un vertige si violent que se tenir debout était une épreuve. Son alimentation représentait également un problème, car nombre de produits, principalement d'origine animale, ne convenaient point à son organisme.

— Sérieux ? Il bouffait qu'des fruits et légumes, alors ?

Devant tant de familiarité, le mentor fronça ses sourcils glabres. Son élève n'y prit pas garde et enchaîna :

— La dernière, c'est Adara, la nouvelle Grande Feu.

— La petite noiraude... C'est rare qu'une déesse ignée ne soit pas rousse. As-tu remarqué que vos yeux à tous les quatre ont changé de couleur ? Pas à proprement parler, car des iris bleus demeurent bleus, des rouges restent rouges, et caetera. Cependant, votre regard a gagné en profondeur, comme si tout un monde vivait en eux.

— M'sieur, c'est pas ma question.

— Je m'égare, je m'égare. Le feu... Comment s'appelle-t-elle, déjà ?

— Adara, répondit Anvindr en réprimant son impatience.

— Quelle origine ?

— J'sais pas, s'agaça le jeune. Alors, c'était quoi sa maladie ?

Son mentor prit le temps de réfléchir et de mettre de l'ordre dans ses pensées avant de déclarer :

— Excellente résistance aux températures élevées, vigueur même lors des plus froids hivers, énergie débordante à revendre. Bien sûr, de telles aptitudes s'accompagnent d'insomnies, de cauchemars récurrents, d'une concentration défaillante et d'un impérieux besoin de bouger.

— Mais comment elle a cané, alors, si elle avait pas d'maladie mortelle ?

Les traits marqués par les années de travail céleste s'assombrirent. Anvindr n'eut pas envie d'en entendre plus ; il s'agissait d'un meurtre orchestré par le paradis, ce haut lieu où résidaient esprits des défunts et divinités.

Pour qu'un humain reste éligible au rang de dieu, il devait impérativement décéder avant la fin de sa croissance, soit avant vingt ans. Pourquoi ? Car l'âme, à ce moment-là, est encore en pleine expansion, parfaite pour évoluer et appréhender le monde d'une nouvelle manière. Pour ce faire, il fallait parfois une légère intervention céleste, bien que la mort soit la plupart du temps naturelle. Comme la sienne, suite d'une crise particulièrement violente. Décédé sans pouvoir respirer afin de succéder au Grand Vent... Quelle ironie !

— Dis, m'sieur, tu crois qu'mon enterrement était bien ? Avec au moins d'la bonne bouffe, lâcha d'une voix plus aiguë qu'à son habitude Anvindr.

Durant de longues secondes, seul le sifflement des bourrasques au-dessus des vagues lui répondit. Il se sentit étrangement aspiré par l'éternité qui s'offrait à lui.

— Tu sais, Vince...

— Anvindr.

— ... nous sommes tous passés par là. Cela n'excuse rien et n'enlève rien à la douleur ou la tristesse, toutefois nous te comprenons. Chacun d'entre nous a dû renoncer à sa part humaine pour évoluer en une divinité à part entière. C'est sans aucun doute l'étape la plus exigeante et détestable, cependant personne ne peut s'y soustraire.

Il remarqua la lèvre tremblante de son élève. D'un ton doux, il lui proposa :

— Que dirais-tu d'aller les voir ? Une dernière fois, en guise d'adieu. De loin, bien entendu, en te gardant vigilamment de divulguer ta présence.

— Je... j'sais pas...

— Prends le temps d'y réfléchir, déclara gentiment le mentor en apposant sa main ridée sur l'épaule fragile d'Anvindr.

Il se fit borée* et s'en alla.

Le soleil rejoignait son reflet maritime lorsque l'adolescent se décida à agir. Il releva la tête, redressa son buste et se concentra. Le vent l'entoura, il se soumit à sa volonté. En un mois, le jeune homme avait fait de fulgurants progrès. Ses premières brises maladroites étaient désormais de puissants courants qui répondaient à ses moindres désirs. Ce jour-là, ils le dissimulèrent aux communs des mortels et l'emportèrent dans son passé.

Sous ses pieds, une petite ville côtière située au nord de l'Europe voyait ses lumières s'éteindre une à une. Les habitants éreintés par leur journée de dur labeur en mer gagnaient l'un après l'autre les bras de Morphée.

Anvindr s'approcha d'une bâtisse en bois jouxtée par un ponton et une simple embarcation de pêche. La fenêtre de la cuisine était encore éclairée. Il devint aussi translucide que le vent pour se permettre de regarder à travers le carreau. Sa tante était attablée avec son grand-père. Aucun d'eux ne pipa mot jusqu'à l'arrivée de sa grand-mère. Ses lèvres bougèrent, la vitre garda ses propos prisonniers. L'adolescent s'empressa de résoudre le problème en liant ses sens à l'air casanier. Les minutes se succédèrent avant que sa tante ne prenne la parole.

— J'ai peur.

— On en a d'jà causé, la coupa sèchement le vieil homme.

— J'sais, mais j'arrête pas d'y penser, encore plus d'puis l'enterrement. Je veux pas perdre un enfant d'plus... Pas un d'mes trois trésors. C'est hors d'question.

— Pff, tu t'fais du mouron pour rien.

L'intonation dédaigneuse du papy agit comme un coup de poignard dans le cœur d'Anvindr.

— Y vont pas crever, tes gamins, y sont en pleine forme. Pas comme l'fieu d'c'tte catin...

— Viggo, murmura une voix voilée par les années.

— Elle couchait à droite et à gauche, et dès qu'son rejeton lui a causé des problèmes, elle s'est cassée.

— Viggo, répéta-t-elle d'un ton plus ferme.

— Tu m'étonnes qu'le fils soit pas mieux, une perte d'temps et d'argent. Qu'y clamse qu'maint'nant, c'est...

— Viggo, ça suffit ! Tu vois pas dans quel était tu mets Liv ?

Le cri de grand-mère claqua dans l'air. Les larmes baignant le visage de sa tante reflétaient la propre détresse d'Anvindr. Ah, c'était donc ainsi que son grand-père le considérait. Comme un déchet. Un rebut. Un moins que rien.

Un sourire amer étira ses lèvres ; sa mort contentait au moins une personne.

— Ça va aller, ma chérie, ça va aller. Ton père pense pas c'qu'il dit.

— Tss.

Le regard noir de l'épouse âgée fit taire son mari. Merci, aurait voulu lui dire Anvindr. Les deux femmes l'avaient couvert de tendresse et d'attention. C'était de cela dont il devait se souvenir. De ça et de tous les moments de joie qu'il avait vécus, même les plus petits.

Un profond sentiment de bien-être s'épanouit dans sa poitrine. Exactement. C'était exactement ça ; c'était chez lui, là où il se sentait en sécurité et aimé. L'endroit au monde qui était le plus précieux à son cœur.

Un vent septentrional le rappela à la réalité. Les yeux d'Anvindr parcoururent une dernière fois la pièce, s'arrêtant sur chacun des trois adultes. Il grava leurs traits dans sa mémoire. L'irritation de son grand-père. Le réconfort de sa grand-mère. L'empathie de sa tante. Puis un ultime « Au revoir » venant du plus profond de sa poitrine se dissipa sur ses lèvres. Il relégua ses années humaines au passé.

Dans l'air froid d'une soirée printanière nordique, il s'envola tandis que les rideaux voltigeaient sous une douce brise.

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*Borée : vent du nord

Anvindr : contre le vent, origine nordique

Naia : écume de mer ou vague, basque

Bosco : forêt, italien

Adara : feu, hébreu



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