Pierre qui roule n'amasse pas mousse


– Allons, mon chou, viens vers moi, tu t'éparpilles trop ! Et n'oublie pas que pierre qui roule n'amasse pas mousse.

L'enfant obéit à sa grand-mère, assise dans sa chaise à bascule, et grimpe sur ses genoux. La chaise tangue un peu sous son poids.

– Dis grand-maman, ça veut dire quoi pierre qui roule ramasse pamousse ?

– Ça veut dire, mon enfant, que si tu ne te fixes pas dans la vie, tu n'auras pas d'argent ni de situation. Comme une pierre qui roule sans arrêt ne se recouvre pas de mousse.



Ces mots avaient marqué son cœur d'enfant au fer rouge. Iel n'avait pas compris l'image et l'idée de devenir un rocher couvert de mousse l'avait terrifié-e au plus haut point.

Alors iel s'était battu-e contre les attentes qui pesaient sur sa vie, sans jamais s'arrêter, roulant de plus en plus vite, pour ne jamais se couvrir de mousse. Par peur mais aussi par choix. Car aucune des cases ne lui convenaient. Car il est impossible de faire rentrer une pierre ronde dans un creux carré ou triangulaire et iel ne voulait pas se tailler pour rentrer dans le moule de la société.

Alors iel avait roulé, roulé, roulé, sans filets ni obstacles.

Et maintenant, après des années d'errance chaotique, iel se tenait au bord de l'abîme, les bras tendus comme un-e équilibriste pour ne pas tomber dans le vide. En bas, la mer grise et implacable qui se fracassait contre la falaise. En haut, le ciel gris et venteux, prêt à lae pousser dans le vide.

Que faire ?



Iel s'était senti-e vivant-e au cours de ses voyages. Mais maintenant qu'iel avait fait le tour du monde, il ne lui restait plus rien. Des gens avaient pourtant compté dans sa vie mais, dès que l'attachement devenait trop fort, tangible, iel avait fui.

Sans travail, sans argent, sans famille, sans attaches d'aucune sorte, iel dérivait.

Iel n'était rien ni personne. Même son nom choisi, Outis, voulait dire personne. Sur le moment, cela avait semblé une bonne idée, un clin d'œil à Ulysse, perpétuellement ballotté sur les mers, éternel naufragé.

Mais n'être personne avait créé un vide immense chez Outis. Un vide qui ne demandait qu'à se remplir.



Peut-être, après tout, qu'il n'y avait pas de mal à s'enraciner ? Peut-être qu'iel pouvait se creuser un trou sur mesure, s'y installer confortablement et attendre que la mousse lae recouvre d'un manteau moelleux ?

Le vent forcit, lae faisant vaciller dangereusement sur le bord de la falaise. Au Nord-Est, la ville de Plymouth se déployait au fond de sa baie, inconsciente de la tempête qui sévissait sous son crâne.

Le souvenir des cercles de pierres moussues et paisibles au cœur de forêts verdoyantes s'imposa à son esprit. Malgré sa peur, la fascination pour ces lieux anciens et emprunts de magie l'avait poussé-e à s'y rendre le plus souvent possible.

La paix qui se dégageait d'un cercle de pierres millénaires entouré d'arbres centenaires et drapés de mousse et lichen était attrayante, tout comme la paix que pourrait lui apporter une vie plus stable.

Outis inspira profondément et recula d'un pas, lentement, prudemment. Puis d'un deuxième. Et d'un troisième.

Enfin, iel tourna le dos à la mer et se mit à courir en direction de sa voiture parquée au bord de la route déserte. L'herbe humide collait à ses chaussures, les imbibant d'eau à chaque pas, et la brume du soir troublait l'horizon.

Arrivé-e à son véhicule, iel se jeta sur le siège avant, mit le contact et démarra en trombe, loin de ce vide qui avait manqué de l'aspirer.



Outis roula longtemps dans la nuit, chantant à pleins poumons par-dessus les chansons diffusées à la radio. Quand toute la tension qui l'habitait se fut dissipée, iel s'arrêta dans une station essence isolée et s'endormit comme une masse.

Au matin, iel avait les idées plus claires. Le souvenir de sa grand-mère l'envahit avec force quand la radio diffusa un morceau de Chopin, son compositeur préféré. Pierre qui roule n'amasse pas mousse, son proverbe préféré. La forêt de Wistman dans le Devon, son lieu préféré. Iel avait une destination.

Après un sommaire petit déjeuner dans sa voiture, Outis reprit la route, le cœur plus léger. Oui, iel allait se creuser un trou sur mesure et s'y enraciner jusqu'à ce que la mousse lae recouvre entièrement. Ainsi, iel deviendrait part d'un tout, d'un monde qui n'avait que faire de sa différence.



Le trajet passa comme un rêve. Une heure plus tard, Outis abandonnait sa voiture sur le parking et s'enfonçait dans les bois.

L'atmosphère magique qui se dégageait des chênes plusieurs fois centenaires, des branches tordues, des tapis de mousse qui recouvraient chaque surface disponible conforta Outis dans sa résolution. Iel serait à sa place en ces lieux.

Iel passa la journée à marcher, s'arrêtant de temps à autre pour admirer la forme d'un arbre ou les motifs formés par les veinures des rochers. Le temps semblait s'écouler différemment dans cette forêt. Des légendes ancestrales, racontées par sa grand-mère, affleurèrent à la surface de la mémoire d'Outis. Des légendes à propos d'une chasse sauvage, éternelle, menée par des elfes et des créatures de la nuit.

La nuit tombait quand Outis décida qu'iel avait trouvé l'endroit idéal pour camper. Un ruisseau rebondissait doucement sur les galets polis de son lit. Les branches tombantes d'un chêne formaient une sorte de cabane et des rochers entouraient le site à la façon d'une muraille. C'était le Paradis ou du moins l'idée qu'iel s'en faisait.



Outis s'aménagea un lit de feuilles, mousse et brindilles avant de s'installer confortablement. La température avait chuté avec la disparition du soleil mais peu importait. Pour la première fois depuis des années, des décennies même, iel se sentait ancré-e, en paix.

Le sommeil vint naturellement, doux et paisible, peuplé de rêves mettant en scène des fées, elfes et lutins.

Ce qu'Outis ne pouvait pas prévoir en venant camper dans un lieu aussi ancien et emprunt de légendes, était que ces mythes ne venaient pas de nulle part. Ainsi, tandis qu'iel dormait comme un-e bienheureuxse, le cortège bruyant de la Chasse Sauvage survola les bois.

Le regard d'une fée se posa sur Outis et, d'un simple sourire, elle scella le destin de cet être humain qui s'était risqué sur leur territoire.

Le sol se mit à onduler pour épouser parfaitement la forme du corps d'Outis et la mousse grimpa sur ses membres, se fondit dans ses cheveux et ses vêtements et sa peau prit la couleur grise de la pierre.

Au matin, la Chasse disparue, un rocher de plus ornait la forêt de Wistman. Un rocher rond et poli, couvert d'un douillet manteau de mousse, comme s'il était là depuis toujours et pour toujours. 

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