Des souvenirs contre vents et marées


« Le temps, les vents et les marées passent, mais les souvenirs nous ramènent éternellement au rivage »

Laurence marchait. Vite. Un pas devant l'autre. Sans vraiment réfléchir. Ses hanches fragiles commençaient à montrer quelques signes de faiblesse. Mais elle continuait de marcher. Elle vint enfin à bout de la rue étroite du village. Les maisons de pierres donnaient un charme ancien à cette commune. Elle semblait bloquée dans le temps, seule sa population vieillissante faisait la différence avec avant. Laurence s'en souvenait d'avant. La soixantenaire avait couru dans ses ruelles avec les autres enfants. Les rires éclataient, les disputes aussi. La joie était infiltrée dans tous les ménages. Avant, le village vivait. Mais seules les pierres étaient restées, un peu abîmées par le temps. L'insouciance de ce temps révolu avait été effacée, petit à petit : d'abord l'usine ferma, puis ce fut au tour des petits commerces et les départs, les morts, se sont enchaînés. Laurence avait vu mourir la commune lentement, sans vraiment s'en rendre compte. Le village s'était lentement engouffré dans les méandres de l'oubli, dans le triste destin des villes de campagnes. Seuls ses souvenirs persistaient, seuls ses souvenirs redonnaient à ce village son charme d'antan. Et elle s'y accrochait à ses souvenirs. Ils étaient sa bouée de sauvetage au milieu de l'océan, son seul point de repère contre le vent et les marées, sa résistance au temps qui passait.

Alors Laurence marchait. Pour que la vie ne la rattrape pas. Elle marchait, malgré ses douleurs au bas du dos, malgré ses pieds douloureux, malgré ses larmes. Elle marchait pour arrêter de penser, mais chaque fois qu'elle relevait la tête, quelque chose venait lui rappeler l'Avant : lorsqu'une nouvelle journée s'associait encore avec l'espoir.

La soixantenaire arriva sur la place principale, le café où elle se rendait ne se trouvait plus qu'à une cinquantaine de mètre. Les devantures abandonnées des magasins vendus lui faisaient de la peine. Elle se souvenait encore des familles qui venaient : les enfants qui courraient, les parents qui s'arrêtaient discuter avec le voisin, le boucher, la veuve. C'était la sortie du dimanche après-midi, après l'église et le repas familiale. Aujourd'hui, le vide avait tout remplacé. Seul le café « La pause » se dressait encore parmi les débris de ce village arrêté. Il avait été repris par une dizaine de bénévole il y a quelques années. Laurence avait initié ce projet, sa façon à elle de ne pas dériver plus loin. Le village s'y réunissait, surtout les anciens. Les nouveaux n'en avaient que faire de l'esprit du village. Laurence avait bien essayé de les convertir sans guère succès, quelques refus polis et puis quelques regards noirs l'avaient découragée. Elle n'avait jamais été très persévérante, sauf avec le café.

Elle tourna une troisième fois la tête à gauche pour vérifier qu'il n'y avait personne. La route n'était jamais passagère à cette heure-ci. Cependant, au lieu de traverser, elle se figea. Tendue comme un bâton, son regard ne bougea pas de là où il s'était posé : sur cette soixantenaire, à la figure élancée et au regard déterminé. Son carré de cheveux blanc la rajeunissait. La femme continuait d'avancer et Laurence continuait de l'observer. Comment faire autrement ? Cette femme était le fantôme de sa jeunesse, celui à qui elle avait dit en revoir il y longtemps, celui auquel on pense de temps en temps sans vraiment savoir pourquoi, celui qu'elle devait fuir. Pourquoi fuir ? Elle ne savait pas, mais elle ne pouvait pas faire autrement.

Laurence se retourna d'un seul coup et sans réfléchir, s'élança dans la direction opposée au café. Ses jambes commencèrent à trembler. Des frissons parcoururent son corps ridé. Rien ne pourrait arrêter le sentiment qui était en train de l'envahir. C'était comme avant. Elle ne pouvait plus rien contrôler. Rien ne faisait sens. Comme avant. Avant qu'elle ne soit pu tourner dans une des ruelles perpendiculaires à la place, une voix cria :

« Laurence ! C'est toi ? Attends ! Laurence ! S'il te plaît, attends ! »

La retraitée ne se retourna pas ; elle ne répondit pas à la voix qui essayait désespérément de l'interpeller. Alors elle s'enfuit, comme autrefois. Elle fuyait les souvenirs que faisait ressurgir cette femme, nommée Colette. Dans sa vie, elle n'avait jamais eu peur de grand-chose. Sauf d'elle et de ce sentiment qui pulsait dans cette veine chaque fois qu'elle était là.

Laurence se cacha une dizaine de minutes, le temps qu'elle soit sûre qu'elle ne la recroiserait pas. Elle reprit son souffle : inspiration et expiration, en espérant qu'elle retrouverait son calme. C'était peine perdue. Alors elle fit la même chose qu'à son habitude : elle repoussa ses sentiments et ses souvenirs loin, pour oublier ou du moins essayer. Elle avança le plus vite qu'elle put jusqu'au café. Le souffle court, elle poussa la porte de l'établissement et tous ces souvenirs revinrent en force. Elle avait passé tant d'années à les refluer.

Apparemment, ce n'était pas si facile d'effacer les souvenirs, malgré le temps, le vent et les marées.

*****


« Laurence, chuchota Colette. Laurence, réveille-toi, c'est l'heure. »

L'adolescente essayait tant bien que mal de réveiller son amie. La rousse n'en revenait pas que Laurence avait oublié. Elle lui avait pourtant répété de ne pas s'endormir, sinon elle risquait de ne pas pouvoir se lever le temps voulu. Mais son amie avait oublié, encore une fois. Elle avait l'habitude, mais tout de même, ce n'était pas une raison. Colette bougea une nouvelle fois l'épaule de son amie. Pas facile de sortir quelqu'un du sommeil au milieu de soixante-dix lits sans faire de bruit. Elles allaient finir par se faire repérer. La rousse aimait bien prend des risques, mais se faire rouspéter n'était pas son objectif.

Après cinq longues minutes, les yeux bleus de la tête blonde s'ouvrirent enfin. Le regard paniqué de Laurence se transforma en un sourire discret. Elle enfila ses chaussures noires et suivit en silence la petite rousse. Elles croisèrent sur le chemin quelques regards surpris des autres internes, mais ces dernières se rendormirent sans s'alarmer, elles avaient l'habitude des folies des deux amies inséparables.

Colette avait trouvé il y a quelque temps une fenêtre qui n'était pas fermée la nuit, à droite des sanitaires. Les deux adolescentes avaient décidé que cette nuit, elles s'échapperaient, au clair de la lune. La rousse s'engagea la première dans cette petite ouverture. Petite mais agile, elle se glissa sans soucis. Laurence, c'était une autre histoire. Malgré sa grande figure élancée, sa maladresse rendait chacune de leurs escapades difficiles. C'était toujours Colette qui avait le courage, l'intrépidité et Laurence qui était effrayée. La petite proposa alors sa main à la plus grande pour l'aider à descendre. Entre amies, il faut savoir s'entraider.

Les jeunes filles marchaient à présent sur l'herbe mouillée. Elles parlaient, riait, grimpaient de temps en temps, tout en se dirigeant vers la ville mitoyenne à leur internat. Elles étaient seules, face au monde, seules et heureuses. Du moins, Laurence essayait de l'être. Pourtant, elle faisait tout pour profiter de l'instant avec sa meilleure amie. Cependant, rien ne pouvait arrêter les frissons de parcourir son corps, de son cœur de battre à la chamade. Son souffle s'accélérait sans qu'elle le veuille. Comment faire pour s'arrêter ? L'adolescente voulait partir loin, fuir et rester en même temps. Que se passait-il ?

Colette coupa court aux réflexions de son amie en lui demandant si elle voulait s'asseoir un moment. Côte à côte, le silence prit part à cette balade nocturne ; leurs regards étaient dirigés vers le ciel étoilé.

« Pourquoi penses-tu qu'on vit ? demanda brusquement la petite rousse.

Le regard sérieux que lui lança Colette déstabilisa la blonde. Elle la prenait toujours de court avec ses questions philosophiques. Après quelques minutes de réflexion, Laurence répondit, peu sûre d'elle :

« Je ne sais pas moi... Pour se marier, travailler, avoir sa famille, avoir des enfants. Enfin tout le tra la la.

Laurence se détourna de son amie. Colette réveilla des questionnements auxquels elle ne voulait pas être confrontée. Cela commençait à lui faire peur. Avant, quand elle rêvait dans l'Après, elle avait ce sentiment de plénitude, peut-être car elle se disait que cela serait mieux que maintenant. Cependant, depuis qu'elle connaissait la petite rousse, elle ne ressentait rien en se projetant dans l'après. « Tout le tra la la » ne correspondait à plus rien, enfin seulement à l'idée de faire comme tout le monde. Mais l'adolescente avait découvert qu'on ne ressent pas de plénitude en restant dans la norme. Elle sentait qu'elle s'approchait de cette sensation, de ce sentiment lorsqu'elle parlait pendant des heures avec son amie, lorsqu'elle entendait son rire suave, lorsqu'elle sentait bouger son corps au rythme des mots, lorsque le regard de Colette la perçait à jour, comme ce soir.

Le rythme cardiaque de Laurence s'accéléra, elle avait l'impression d'étouffer, d'être enfermée, d'être emprisonnée, dans cette prison nouvelle, celle du doute, du questionnement, de la nouveauté. Alors, elle s'échappa, elle fuit cette sensation étrange dans le creux de son ventre, elle s'éloigna de cette fille aux cheveux roux ; elle traça la fin de cette vie-là ce soir-là et elle se tourna vers « tout le tra la la ». Cette nuit de pleine lune, elle revint dans le droit chemin comme certains diraient, la norme de la société. L'adolescente traça sa route en respectant toutes les attentes : de sa famille, de sa condition de femme, de la société ; mais elle se perdit dans un virage, elle dérapa et erra sa vie entière. Le vent et les marées semblèrent tout faire pour l'empêcher de se trouver et le temps effaça peu à peu toutes ses envies, tous ses traits de personnalité.

Laurence, celle qui rirait avec Colette, celle qui osait s'aventurait au clair de lune, celle qui avait des envies pour l'après, s'est noyée dans l'océan glacé et rien ne semblait pouvoir la sauver.

***

Pensive, Laurence lâcha le verre qu'elle était en train de nettoyer. Les souvenirs avec Colette affluaient sans qu'elle ne puisse les en empêcher. Les éclats de verre s'étalèrent sur le carrelage du café. Rien n'allait aujourd'hui. Ni même hier ou lundi. Tout était désordonné depuis qu'elle l'avait croisée : Colette, son amie d'enfance. Et tous les souvenirs remontaient. Tous ceux qu'elle s'était forcée à oublier. Par peur. Simplement par une peur absurde qui l'avait saisi la nuit de leur escapade, celle de ne pas être comme les autres, de ne pas vouloir la même chose que les autres. D'être elle peut-être. D'être elle pleinement, sans retenue. On n'apprend pas aux jeunes filles de s'écouter, de comprendre qui elles sont, car une femme, cela doit être à l'écoute, cela doit prendre soin de son mari, cela doit s'oublier surtout pour plaire aux autres, aux hommes.

Un homme âgé s'approcha de Laurence et lui demanda s'il pouvait l'aider. La soixantenaire hocha la tête faiblement et s'attela à la tâche. Une larme coula sur sa joue droite. Son cœur avait si mal, il saigna et le sang se propageait dans tout son corps. Il réveillait la douleur. Celle de ces années de mariage, et puis de l'après. Laurence aurait dû comprendre qu'elle voulait autre chose, elle aurait dû essayer de nager pour retrouver le virage, mais tout semblait contre elle. Le vent des préjugés et les marées de convention et surtout le temps, qui avance lentement, enlevant l'envie, le courage et la détermination d'autres choses.

Ou peut-être pas.

Une voix s'éleva de l'autre côté du bar. La soixantenaire se releva doucement, faisant attention à ses hanches fragiles, mais son cœur n'y était pas, il était perdu dans les nombreux souvenirs qui

« Laurence, enfin je te retrouve ! » Colette finit par un rire suave. Cette fois, Laurence ne pourrait s'échapper.

Laurence cligna des yeux, elle ne réalisait pas que Colette se trouvait là, devant elle, en chair et en os. D'un seul cou le désordre de sa tête fit sens, c'était elle : la dernière pièce du puzzle.

***

Laurence vérifia une dernière fois que tout était bien préparé. La salade se trouvait sur la table, la table était dressée. Le rôtit continuait de cuire dans le four ; les pommes de terre finissaient de saisir. Puis, elle regarda pour la énième fois sa tenue dans la glace. Tout semblait parfait, du moins elle l'espérait. C'était la première fois que Colette venait chez elle. Laurence lui avait proposé après qu'elles se soient vues l'autre fois au café. Seulement, à cet instant, elle regrettait un peu, mais avant que la peur n'ait pas le temps de s'immiscer, la sonnette retentit.

Colette et son sourire chaleureux mirent Laurence à l'aise, elle n'avait pas de quoi s'inquiéter.

Le repas se déroula à merveille. Les deux amis rattrapaient le temps perdu. Lorsqu'elles se rappelaient leurs années d'internat, Laurence se rendit compte qu'elle ne savait même pas pourquoi Colette était venue dans le village.

« Mais je ne t'ai pas demandé l'autre fois, comment m'as-tu retrouvé ?

D'un seul coup, les yeux pétillants de Colette s'assombrit. Elle baissa la tête et remua la cuillère dans son thé.

« C'est drôle comme la vie est fourbe par moment. C'est toujours moi qui me posait question sur l'après sur ce qu'on doit ressentir : pourquoi on vit, pourquoi on grandit... Je voulais trouver ma place dans ce monde, dans ce monde de géant. Je voulais ressentir cette... cette sensation de plénitude, d'être là où il faut, cette sensation de liberté dans cette société rétrograde, ponctua Colette d'un rire jaune. A la place, j'ai vécu ma vie adulte dans une cage, emprisonnée, rabaissée. Tu comprends Lau ? On m'avait coupé les ailes. Il m'avait coupé les ailes, à coup de poings, à coup d'insultes. Il les a déchiquetées et les a réduits en poussière. Pour être sûr que je ne puisse jamais voler. Pourtant de l'extérieur, personne ne pouvait voir. J'étais emprisonnée dans une cage invisible. Aux yeux de tous, j'avais la vie parfaite ! Quelle ironie...

« Tu te souviens quand on parlait de l'après, de ce qu'on ferait de nos vies ? Je me suis imaginée tant de scénarios, certains où tout allait mal, d'autres où la vie me souriait, mais jamais cet enfermement dans cette prison, dorée pour les autres. Mais cette année mon gardien a été emporté et pour la première fois j'ai pu ouvrir cette prison. Cependant, il fallait que je réapprenne à voler. Alors quand j'ai vu le panneau de ta ville, j'ai vu un espoir. Toi, Laurence. Peut-être qu'avec toi je pourrais réapprendre à voler. »

Les larmes avaient accompagné le récit de Colette sur les joues des deux amies, mais leur sourire, à la fin, était aussi présent. Le sourire d'un nouvel espoir. Laurence s'était reconnue dans l'histoire de Colette ; ce n'était pas le même gardien, ni le même vécu, par contre, la même cage les avait emprisonnées tous les deux. Colette, c'était un mari violent et Laurence, la peur d'être elle-même. La soixantaine observait avec attention son amie, elle commençait à comprendre ce qu'elle avait ressenti ces dernières années. Seulement, Laurence avait encore l'impression d'être enfermée. Seul un élan de courage pouvait briser à jamais les barreaux qui la retenaient.

Elle se leva légèrement de sa chaise et posa ses lèvres sur celle de Colette. Son amie se recula rapidement et ses joues se teintèrent de rouge.

« Je ne suis pas... euh... lesbienne... désolée... Mais, ça ne me dérange pas ! Enfin non, ce n'est pas ce que je voulais dire. Je suis... là pour toi si tu veux, et j'aimerais bien qu'on reste amies, enfin si tu es d'accord... »

Colette continua à bafouiller des excuses, malgré que Laurence lui eût assuré son envie d'être amie avec elle.

Finalement, Laurence l'avait trouvé son phare dans l'océan. Colette, rayonnante, lui avait rappelé qui elle était vraiment. Quelqu'un qui peut avoir une vie qu'elle choisit, une où elle aime les filles, une elle se bat pour ce qu'elle veut, une où elle vit vraiment.

Colette lui rappela ces souvenirs oubliés et ils la ramenèrent peu à peu au rivage, malgré le temps, le vent et les marées.

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