Neigeblanche et Roserouge

Il était une fois, un jeune prince qui vivait au sein d'un grand et magnifique royaume. Il disposait des plus somptueux paysages et des plus abondantes richesses, tant et si bien qu'il était jalousé des contrées voisines. Mais pour le prince, ce n'était pas suffisant. Il trouvait son royaume trop petit, l'herbe pas assez verte, les pierreries pas assez brillantes. Et surtout, il se trouvait indigne de lui-même : il avait la grâce des jeunes gens, ses vêtements étaient faits d'or, toutes les demoiselles se prosternaient à ses pieds dans l'espoir d'accéder au trône à ses côtés... mais il était incroyablement faible. Lui qui espérait conquérir ses voisins, ne pouvait se prétendre apte à donner l'assaut. Il ne pouvait même pas se battre contre un simplet tant sa force était misérable, et cela le rendait fou de rage. Il aurait tout donné pour être un prince digne de ce nom, un prince invincible qui marquerait l'Histoire. Il n'avait que faire des louanges qu'on lui chantait sur ses autres qualités, il se sentait incomplet, délaissé par Mère Nature, et dans son orgueil, il ne pouvait le supporter.

Un jour, le prince entendit parler d'un nain qui avait le pouvoir de donner à n'importe qui ce qu'il souhaitait le plus au monde. Il écarta d'abord l'idée de le rencontrer, car les nains étaient réputés pour leur mauvais caractère et leur insatiable soif d'or : hors de question de prendre le risque de devoir se battre pour défendre ses biens, à commencer par ses habits, il perdrait le combat à n'en point douter et serait ainsi la risée de son propre royaume. Mais lorsqu'on lui assura que ce nain était la plus douce, la plus innocente créature que l'on puisse côtoyer, une incroyable exception parmi son espèce, il décida de s'en aller lui-même à sa rencontre et se rendit au fin fond de la forêt jusqu'à trouver une caverne surplombée des racines d'un chêne, ainsi avait-il découvert le repaire du petit être.

Le nain s'avéra refléter à la perfection ce que l'on prétendait de lui : loin des humeurs acariâtres et avares imputées à ses confrères, il fit preuve d'une étonnante gentillesse et chacun de ses gestes étaient emplis de douceur.

— En quoi pourrais-je vous rendre heureux ? demanda-t-il d'une voix avenante.

— Je voudrais, répondit le prince, dépasser les puissants de mon royaume, et de tous les autres royaumes. Je voudrais être si fort que l'on me craindrait autant que l'on m'admire, que mes poings soient aussi redoutables et colossaux que ceux d'un ours !

— Très bien, je peux exaucer votre vœu, et ce sans aucune contrepartie. La seule chose dont j'aurais besoin, c'est d'une mèche de vos cheveux.

Tout heureux, le prince accéda à la requête du nain, rêvant déjà de sa gloire future. Il tendit une fine mèche brune à la petite créature, qui se rendit ensuite dans son laboratoire afin de préparer une potion qui conférera à son client la force qu'il désirait tant. Il mélangea divers ingrédients avant d'y ajouter les cheveux.

— Par ma barbe, s'écria-t-il en retenant au dernier moment son geste, quel galopin je fais, j'allais oublier le plus important !

Il se tourna vers une étagère pour y prendre un bocal contenant des poils d'ours et en prit une pincée. Sans eux, la potion n'aurait aucune chance de marcher ! Comme il pouvait être bête parfois !

— Où en est votre travail ? s'impatienta le prince depuis la pièce voisine.

— La potion sera achevée d'ici quelques minutes, répondit le nain en tournant la tête vers l'origine de la voix, encore un peu de patience et vous serez comblé !

Mais il n'avait pas remarqué, en portant son attention ailleurs, qu'il avait déposé les poils d'ours à gauche des cheveux du prince. Or, habituellement, il posait les poils d'animaux à droite des cheveux, premièrement afin de ne jamais se tromper, en particulier s'ils sont de la même couleur, ensuite parce que les dosages et l'ordre sont d'une importance capitale. Et quand il revint à sa préparation, il ne fit aucune différence entre les deux mèches et jeta celle de gauche dans la mixture. Puis il se tourna vers celle qu'il prit pour les poils, et fut frappé par un détail d'une importance majeure :

— Il n'y en a pas assez ! Quel empoté je fais aujourd'hui ! Si la quantité des ingrédients est insuffisante, tout mon travail est bon à jeter ! Ah, rectifions cela !

Il prit une autre pincée de poils d'ours et les ajouta aux cheveux du prince avant de les jeter dans la préparation. Il mélangea ensuite le tout, et quelques instants plus tard, la potion était prête.

— Buvez ceci, et dès demain matin, votre souhait sera exaucé, affirma-t-il en tendant la fiole au prince.

— Mon brave, si cela fonctionne, vous serez gracieusement récompensé ! répliqua ce dernier en la buvant d'une traite.

Le prince s'en retourna à son palais, empli de grandes espérances, et dormit à poings fermés cette nuit là. Mais à son réveil... il était devenu un ours !Tout le château était terrifié à la vue de ce monstre imposant. Les hurlements au secours résonnaient dans les couloirs. Même les gardes n'osaient s'approcher de l'animal.

— N'ayez crainte, c'est moi, votre prince ! disait l'ours en s'avançant vers eux.

— Ne nous mens pas, vile créature, dis nous plutôt ce que tu as fait de lui ! s'écrièrent deux jeunes filles en le menaçant de leurs épées.

Il s'agissait de Neigeblanche et de Roserouge, deux sœurs qui devinrent il y a quelques années de cela les uniques membres de la garde personnelle du prince. L'une portait sur son plastron une rose blanche, et l'autre une rose rouge, afin de sentir en permanence la présence de feue leur mère, qui les avait appelées ainsi en raison des splendides rosiers qui poussaient devant leur maisonnette. Lorsqu'elles ne portaient pas l'armure, elles se comportaient comme de simples demoiselles, aussi douces que généreuses. Dans le cas contraire, elles devenaient de féroces combattantes redoutées de tous les bandits du royaume, et lorsque leur prince leur confiait une mission, elles s'y abandonnaient corps et âme sans jamais faillir. Elles avaient beau être femmes, le prince avait vu un grand potentiel en elles, bien plus qu'en n'importe quel homme.

Neigeblanche s'élança vers la bête et lui entailla la patte de son épée, lui arrachant une touffe de poils. Elle s'apprêtait à lui porter un autre coup lorsque Roserouge l'arrêta :

-Attends, regarde, sous ces poils brille de l'or ! J'en suis sûre

Les deux sœurs les examinèrent de plus près quelques instants, et constatèrent qu'il y avait effectivement de l'or. Horrifiées, elles se jetèrent aux pieds de l'ours.

— Pardonnez-nous, ô notre bon prince, nous ne savions pas ce que nous faisions ! Par quel maléfice êtes vous devenu ainsi ?

— Je vous pardonne, et je vous envoie sur le champ à la poursuite du coupable.

Ce nain s'est joué de moi, il lui en coûtera ! Rapportez moi sa tête, car c'est par la mort d'un sorcier que son sortilège s'estompe !

Ainsi Neigeblanche et Roserouge s'élancèrent avec détermination dans leur quête. Puisque ce nain était aussi innocent qu'un agneau, elles n'auraient aucun mal à venger leur souverain. Après plusieurs jours, elles parvinrent à le retrouver au fin fond des bois. La pauvre créature sautillait désespérément près d'un tronc d'arbre abattu. En s'approchant davantage, elles virent que la pointe de sa barbe, longue d'une aune, était coincée dans une fente de l'arbre, et que malgré ses efforts il ne parviendrait pas à s'en délivrer.

— Ah, s'il vous plait, aidez-moi, cria-t-il aux jeunes filles, ayez pitié d'un pauvre nain !

Il était parti cueillir des champignons pour son dîner et en avait vu de fort beaux derrière le tronc. Il avait voulut l'enjamber, et c'est ainsi que le bout de sa barbe s'y est retrouvée prisonnière.

— Le prince avait raison, chuchota Neigeblanche à Roserouge, il n'est pas du tout comme ceux de son espèce.

— S'il l'avait été, je suis sûre qu'il nous aurait traitées de dindes curieuses ou d'oies, rit cette dernière.

— Nous arrivons, petit homme, dit Neigeblanche à voix haute, nous allons trancher la question !

Une fois arrivée près du nain, qui ne se doutait de rien, elle leva son épée et l'abattit sur son cou. Mais au même moment, il aperçut un sac rempli d'or entre les racines de l'arbre, et en digne nain qu'il est, car il a beau être différent il ne peut lutter contre sa nature, il se pencha pour l'atteindre, laissant sa barbe seule victime de la tranchante lame.

Heureux d'être enfin libéré, bien que dépité d'avoir perdu un morceau de ce qui fait sa fierté, il remercia rapidement les deux sœurs puis se saisit du sac avant de s'éclipser, sans leur laisser le temps d'agir. Neigeblanche se maudit d'avoir raté son coup, mais ce n'était que partie remise : la prochaine fois, elle l'aurait !

Le lendemain, alors qu'elles marchaient près d'un ruisseau, elles virent le nain qui sautillait au bord de l'eau et manquait d'y tomber à chaque pas. En s'approchant, elles se rendirent compte que le bout de sa barbe était emmêlé à un fil de pêche, au bout duquel se débattait un gros poisson !

— Ah, c'est vous, mes bonnes amies ! Je vous en supplie, venez à mon secours !

Il était parti pêcher, ayant envie d'un goûteux poisson pour le déjeuner. Mais le vent s'est levé et a mêlé sa barbe autour de sa ligne, et le voilà désormais sur le point de tomber à l'eau, entraîné par sa prise ! Mais puisque ses sauveuses étaient arrivées juste à temps, il n'avait plus rien à craindre. Pour Neigeblanche et Roserouge, c'était une aubaine.

— Laisse moi essayer, dis la seconde à la première, la dernière fois c'est toi qui a tout fait rater.

— Très bien, mais si tu échoues, ce sera de ta faute.

— Nous arrivons, petit homme, dit Roserouge à voix haute, nous allons couper court à cette mésaventure !

Une fois arrivée près du nain, qui une fois de plus n'avait aucune idée de ce qui l'attendait, elle leva son épée et l'abattit sur son cou. Mais au même moment, il aperçut un sac rempli de perles entre les roseaux, et sans mesurer la chance dont il disposait, il se pencha pour l'atteindre, et fut délivré par le sacrifice d'un nouveau morceau de barbe. Il les remercia à nouveau, se lamenta de l'état de sa fierté, puis s'empara du sac avant de disparaître. Encore une fois, les deux sœurs n'ont pas eu le temps de réagir.

— C'est un habile sournois ! Il sait comment nous mener en bateau ! Nous ne l'aurons jamais ! s'écria Roserouge avec dépit.

— N'abandonne pas trop vite, la modéra Neigeblanche, je pense au contraire qu'il est incroyablement stupide. Nous devrions changer de tactique, je crois savoir maintenant comment nous en débarrasser.

Elles retournèrent au château et demandèrent au prince l'autorisation d'emprunter quelques richesses pour leur plan, ce qu'il leur accorda à la condition d'en revoir la couleur. Le lendemain, elles traversaient une lande parsemée de rochers quand elles virent un aigle, qui planait dans le ciel, y fondre à vive allure. Elles entendirent alors un cri de détresse et accoururent pour y découvrir le nain aux prises avec l'animal. Il était parti se promener dans la lande et avait aperçu un sac de pierres précieuses entre les rochers. Ne pouvant résister à l'appel de la nature, il s'y était précipité sans remarquer le volatile au-dessus de sa tête. Les jeunes filles le saisirent par les vêtements et tirèrent de toutes leurs forces jusqu'à ce que l'aigle eût lâché prise. Une fois remis de sa frayeur, le pauvre nain remarqua son état déplorable :

— D'abord ma barbe, et ensuite ma veste, croyez bien que je vous sois mille fois reconnaissant, mes chères amies, mais je n'oserai plus me présenter devant mes frères ainsi accoutré, dit-il avec tristesse.

— Nous allons arranger cela, répondit Neigeblanche, nous avons ici une fortune que nous acceptons volontiers de te laisser, tu pourras te payer de splendides nouveaux habits qui rendront tes semblables jaloux, ils ne prêteront plus attention à ta barbe et tu n'auras plus à t'inquiéter du temps qu'elle prendra à repousser.

Pour prouver leur bonne foi, elles ouvrirent leur sac pour en sortir or et pierreries. Le nain écarquilla les yeux devant pareil butin et fut flatté d'être ainsi choyé par la chance.

— C'est vrai ? Ah, quelle gentillesse, quelle bonté ! Comment vous remercier ?

— Il y a une chose que nous désirons, répliqua Roserouge, une seule, toute petite, cela vaut largement ce trésor : ta tête. N'aie crainte, nous n'avons pas l'intention de te la prendre, nous souhaitons juste l'avoir en mains quelques instants, jamais nous n'avons eu l'occasion d'admirer une tête de nain auparavant. Ensuite, nous te la rendrons, et tu vivras riche et heureux pour le restant de tes jours.


Le nain réfléchit quelques instants à la proposition. Une tête, c'était une demande bien étrange. Mais pour une telle abondance de joyaux, une simple tête, ce n'était pas cher payé. Et puis, elles ne pouvaient être que des filles de parole, après tout elles lui avaient sauvé la vie à trois reprises. Si elles disaient qu'elles lui rendraient sa tête et le feraient riche, elles tiendraient forcément leur promesse. Il se sentit alors le plus bienheureux des nains : de pareilles bienfaitrices ne se trouvaient pas tous les jours !

— J'accepte, annonça-t-il tout joyeux.

Et il s'assit sur le sol, souriant naïvement tandis que les deux sœurs s'accordèrent d'un regard sur celle qui vengerait leur prince. Neigeblanche s'approcha et se positionna derrière le nain, puis d'un coup vif, lui trancha la tête. Elles retournèrent au palais, non sans avoir d'abord fait un tour chez lui pour y prendre toutes les richesses qu'il avait accumulées au fil des ans. Dès l'instant où elles avaient fait passer la créature de vie à trépas, le prince avait retrouvé son apparence normale.

Il n'avait toutefois pas abandonné son rêve de puissance, et y consacrerait le restant de sa vie s'il le fallait. Il fut si heureux de voir Neigeblanche lui apporter la tête du nain sur un plateau d'argent qu'il décida de l'épouser sur le champ, tandis que son frère obtint la main de Roserouge. Et dans tous les jardins du palais furent plantés des buissons de roses rouges et de roses blanches qui fleurirent dans toute leur splendeur à chaque printemps.


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