Reyke et Nell
Nous étions à peine sortis du bar que je me sentais déjà mieux : l'air frais du dehors lavait mon esprit et mes poumons de la crasse et du vice aperçus à l'intérieur. Reyke aussi a l'air assez heureuse de sortir. Quand à Nell elle a l'air absent, elle semble ailleurs...j'aimerais savoir à quoi elle pense.
- Aah, ça fait du bien d'être à l'air libre ! Vous devez pas sortir souvent, vous non plus...non ?
- C'est vrai que ça détend, d'être un peu éloignées de ces gros porcs de clients ! Pas vrai, Nell ?
- Oui, mais tu ne devrais pas les appeler comme ça...Je les trouve répugnants moi aussi mais certains viennent des quartiers du centre...On se fait humilier et exploiter par l'élite de notre société !
Mon père. Elle vient de me le rappeler. La nausée me reprend, mais il faut que je sache jusqu'où vont ses penchants illégaux.
- Ah oui, tiens...Ça me rappelle que j'ai vu un type que je connais à l'intérieur...Grand, brun, assez musclé, avec des cheveux longs plaqués vers l'arrière et une petite barbe, les yeux gris...Ça vous dit quelque chose ?
- Hummm, attends que je réfléchisse...On le voit souvent par ici, pas vrai Nell ? D'ailleurs il est allé avec toi hier, nan ?
Je sens disparaître d'un coup mes derniers espoirs concernant mon père, tandis que le visage mutilé de Nell prend une expression de haine pure. Elle s'approche lentement de moi, terrifiante : même Reyke semble effrayée.
- Écoute moi bien, Yeren...prononce t'elle en appuyant sur mon prénom.
Ce type que tu connais est un salaud de la pire espèce, et je suis absolument sûre que l'enfer a été créé juste pour lui...Alors si tu pouvais le retrouver, lui crever les yeux, lui péter les genoux, puis lui arracher les bijoux de famille et me les envoyer dans un tupperware, je te remercierai, du fond du coeur !
Sa voix part dans les aigus, elle est pâle et tremblante. Reyke semble prête à la rattraper si jamais, épuisée par son accès de rage, Nell s'effondrait sur le sol boueux. Je trouve difficilement le courage d'articuler :
- Je veux bien, je le déteste moi aussi...Avant je le respectais beaucoup, mais je vois maintenant qu'il est très différent de ce que je pensais...Mais pourquoi tu ne le fais pas toi même ?
Elle baisse la tête, d'un air de profond regret.
- J'aimerais beaucoup, tu sais...Mais mon patron me tuerait sans aucun remord...On assassine pas comme ça un type riche, même quand c'est le diable en personne. Cependant, ça fait des années que ça dure...Il a commencé à me torturer quand j'avais neuf ans, et je ne me sens plus capable de supporter une seule fois de plus. La prochaine fois je le tuerai, et peu importe si je meurs juste après ! J'aurais accompli mon devoir.
Je me sens anéanti. Mon père fait souffrir une jeune fille depuis quatre ans, et elle n'est sans doute pas la première, ni la dernière à passer entre ses griffes. Ma vue se brouille, des ruisseaux salés dévalent mes joues. Reyke me fait un sourire compatissant.
- T'en fais pas, ça va aller...Ça arrive à tout le monde de se tromper sur les gens. Coupe les ponts avec ce type, ça te fera du bien...
Si elle savait.
Nous marchons depuis bientôt une heure, et je commence à apercevoir la banlieue pavillonnaire réservée aux classes moyennes. Je me sens toujours aussi perdu, mais ici au moins je ne risque pas de me faire agresser à chaque coin de rue, ou assassiner dans un recoin sombre. Et les filles ont l'air de connaître parfaitement le chemin.
- Vous avez l'air de connaître assez bien le quartier ! Vous sortez souvent hors des quartiers pauvres ?
- Hé bien, Nell a l'air assurée mais en fait elle est complètement perdue ! Moi par contre, quand j'étais petite j'accompagnais souvent mon frère dans ses livraisons pour le cartel d' Esposito. Donc je connais parfaitement le coin ! Maintenant il est monté plus haut dans la hiérarchie, donc il a arrêté les livraisons...Mais c'était vraiment super !
Le cartel d'Esposito, comme me l'avait appris Astan (qui connaît beaucoup plus de choses grâce à son statut d'aîné) est le plus gros fournisseur de drogue du pays. Il tient tous les quartiers pauvres grâce la corruption et l'intimidation, et ses chefs traitent directement avec les plus hauts dirigeants de la police et des affaires étrangères, pour faire entrer leurs stocks. Cette organisation a toujours exercé sur moi une sorte de fascination, elle m'attire et m'effraie comme toutes ces choses mystérieuses et interdites. Et le fait que le frère de Reyke soit "monté plus haut dans la hiérarchie" de cette organisation en fait un personnage très intéressant pour moi.
- Et tu le vois encore souvent, ton frère ?
- Houla non, on est fâchés ! Je lui en veux parce qu'il m'a plantée là : avec tout son argent, il aurait pu m'éviter de travailler dans ce bordel infâme, mais il a préféré me laisser seule ! Quel salaud quand j'y pense ! Dit elle gaiement, comme pour dire : "c'est de l'histoire ancienne, j'y pense plus."
Je remarque que Nell marche loin devant, à une distance où il est impossible de nous entendre. J'en profite pour poser à Reyke la question qui me tourmente depuis qu'elle m'a parlé de mon père.
- Heu, c'est peut être indiscret mais...la cicatrice sur le visage de Nell...C'est le type qui la torture qui lui a faite ?
J'appréhende tellement la réponse que je lâche un soupir de soulagement quand elle répond :
- Oh non, ça c'était bien avant qu'elle le rencontre ! En fait elle est née dans une de ces familles de bourges là...les Meilleurs Êtres Humains...Et puis un jour elle s'est coupée accidentellement, un truc comme ça...Elle donne jamais trop de détails. Enfin bref, sa famille voulait pas d'une gamine défigurée, alors ils l'ont abandonnée dans le bar où on est actuellement.
- Ah...
Je me sens incapable de parler. J'ai l'impression d'avoir déterré trop de choses aujourd'hui, des secrets auxquels je n'aurais pas dû avoir accès. Nous avons à présent atteint les quartiers du centre, et je suis capable de me repérer. Je sors 2000 silvs de ma poche, et donne à chacune le double de ce qu'elles m'ont demandé.
- Salut, et merci encore de m'avoir guidé !
- De rien ! J'ai noté mon numéro dans ton portable, ce serait dommage qu'on se revoie plus ! Fait elle avec un grand sourire en me tendant mon portable.
À quel moment elle me l'a pris ? Je n'en ai aucun souvenir !
- Ah, cool ! Et merci aussi d'être venue, Nell. Ne fais rien contre ton type, ce serait dommage que tu meure...Et puis je m'en occuperai moi même.
Elle me lance un regard étrange.
- Très bien, je compte sur toi...j'attends mon tupperware !
J'arrive à sourire, et à leur faire un signe de la main avant de rentrer dans un taxi. Je lui donne mon adresse et je peux voir son air impressionné et surpris dans le rétroviseur, et dix minutes plus tard je suis chez moi. Les étages privés sont déserts à cette heure ci, mais les autres ne vont pas tarder à rentrer...Sauf Père qui rentrera sûrement tard. Je me sens submergé par une vague de dégoût.
Une fois sorti de l'ascenseur, j'ouvre la porte de mon étage grâce à un pass magnétique, traverse l'enfilade de pièces inutiles (honnêtement, pourquoi il y a trois saunas alors que mon coeur ne les supporte pas !?), puis je m'écroule enfin sur mon lit. Je suis rentré sain et sauf.
Et soudain je l'entends. Terrifiante, horriblement forte, insoutenable.
Tu n'es qu'un lâche, Yeren...Mais justice sera faite.
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