Naissance
Jugez pas le média j'avais pas d'idées
Heka a accouché hier. Trois jours s'étaient écoulés depuis la dernière mission, et personne ne communiquait vraiment : nous avions choisi de ne plus jamais en reparler mais le souvenir s'insinuait dans chaque pièce et dans chaque parole que nous tentions d'échanger, et un certain malaise régnait dans la maison. Mais quand nous avons entendu sa voix étranglée nous crier depuis sa chambre d'appeler un docteur, la panique qui nous a submergés a effacé tout le reste.
La veille
J'ai l'impression que je vais imploser sous la pression. Et je ne suis pas le seul, d'ailleurs. Noah serre les coussins du canapé tellement fort qu'il va les déchirer, Vaas tape du pied et se ronge les ongles, et je pianote sur la table de la man droite. Reyke me fixe comme si elle allait m'assassiner, je vois bien que ça la dérange mais je m'en fous, de toute façon je contrôle rien, ma main bouge toute seule. Ouran est le seul qui ait l'air à peu près détendu et c'est normal, il est complètement ivre. Chacun sa stratégie pour affronter la mort de Nell...Les autres boivent des quantités indécentes d'alcool (enfin, ça ne fait pas une grande différence par rapport à d'habitude), Héka se console en pensant à son enfant et moi, je parle à Kafka pour occuper mes insomnies.
Un cri nous fait brusquement relever la tête. Depuis quelques minutes ils sont de plus en plus forts, c'est bientôt terminé. Un sourire fugitif passe sur le visage de Reyke.
- Fille ou garçon, à votre avis ?
- Aucune idée, répond Vaas en haussant les épaules. Mais je veux bien prendre les paris, si vous insistez.
- Très bien, je parie la jambe qu'il me reste que ce sera un garçon !
- Rooooh, mais elle va cicatriser ta jambe...Toujours à se plaindre ces gosses de riches, s'esclaffe Noah.
- Je mets 125 000 silvs sur "fille", qui me suit ? Demande Ouran, affalé sur le canapé. ( 1 silv = 0,0004 euro donc 125 000 silvs = 50 euros).
- Pareil, fille. Je parie 250 000 silvs.
- Ok, je récapitule, dit Vaas qui a sorti son carnet et son stylo entre temps, Ouran et Noah parient sur "fille", avec une mise totale de 370 000 silvs. Yeren, du coup, tu parie vraiment ta jambe ?
- Heu non, quand même pas...Déjà que l'autre est trouée...250 000 silvs, comme Noah. Sur "garçon". Et toi, Reyke ?
- 3 000 silvs sur "fille". J'ai une intuition...Mais j'ai pas envie de perdre 250 000 silvs si c'est un garçon.
- Mais franchement, c'est rien 250 000 silvs...Rien que pour la dernière mission on en a reçu trois milliards chacun !
Un grand silence s'installe dans la pièce. C'est la première fois en trois jours que quelqu'un évoque la dernière mission. Reyke finit par lâcher :
- Honnêtement, pour la vie d'une amie je trouve ça pas cher payé.
- Tristan avait pas le choix ! Elle connaissait parfaitement les règles ! S'exclame Vaas. Alors oui c'était une amie, oui ça me dégoûte qu'elle soit morte, mais son exécution était nécessaire !
- Ah ouais ? Comme celle d'Alvin, tu veux dire ?
Tout le monde regarde Ouran. Il vient d'enfreindre le plus grand tabou du groupe. Même lui semble regretter un peu de s'être laissé emporter, mais il continue vaillamment sur sa lancée :
- Bah oui, je sais que personne ici a envie d'en parler, mais son enfant est en train de naître dans la pièce d'à côté, et il arrivera un moment où on devra expliquer à ce gosse que son père est mort à seize ans dans une décharge publique pour avoir tenté de détourner des fonds destinés à la mafia. Et on devra tenter de justifier le fait qu'on travaille toujours pour celui qui l'a descendu.
- Ah, parce qu'on travaillera toujours pour lui ? Demande Reyke.
- T'as un projet de reconversion ? Qu'est ce que tu sais faire ? C'est notre seule manière de gagner de l'argent. Personnellement j'ai pas vraiment envie de retourner dans mon foyer pour jeunes en difficulté qui menaçait de s'écrouler et où on avait à bouffer une fois par jour !
- Calme toi, Noah...Personne ne retournera où que ce soit, de toute façon ils nous laisseraient pas partir. On a fait tellement de trucs sales pour eux, on détient beaucoup trop d'informations...On va continuer de travailler et d'encaisser leur argent, c'est notre seule option pour pas finir comme Nell et, personnellement, ça me va très bien.
- Toujours aussi respectueux de la vie d'autrui, Vaas, pas vrai ?
- Ta gueule, Yeren.
- Cette enfant sera très malheureuse avec des connards comme vous pour l'éduquer, vous le savez ?
- Mais si, ce sera la meilleure gosse du monde ! On va lui apprendre à fabriquer des pétards maison et des lance pierres, comme quand on était gamins !
- Vous êtes toujours persuadés que ce sera une fille ?
- Arrête de nier l'évidence, Yeren. On l'a senti, c'est tout.
Le médecin que nous avions appelé en urgence entre brusquement dans la pièce. Il semble épuisé.
- C'est terminé, vous pouvez aller la voir.
- C'est...Ça s'est bien passé !?
- L'enfant est un peu faible, il aura une santé fragile, mais il va survivre. La mère est en bonne santé. Sur ce je rentre chez moi, cet accouchement était le plus long et le plus pénible auquel j'aie jamais assisté !
- Mais du coup, c'est une fille ou un garçon ?
- Laisse, il s'est déjà barré...Niveau conscience professionnelle, on a vu mieux. Bon, on va voir ?
- Arrête de te bercer d'illusions, gosse de riche ! Ce sera la gamine la plus mignonne que t'aie jamais vue !
Après avoir franchi le couloir dans le désordre le plus total, nous arrivons dans la chambre où Héka est allongée avec une masse ensanglantée et hurlante qui semble être le bébé.
- Salut...
- Ça va ?
- Je suis épuisée, bordel...Enfin, ça en valait la peine, pas vrai ?
Elle lève vers nous le truc hurlant qui se débat de plus en plus.
- Eh bah voilà, je vous avais dit que c'était un garçon !
- La ferme, Yeren...Tu comptes l'appeler comment ?
- Je sais pas, je veux juste dormir...Mais il est beau, non ?
- Ouais...Enfin pour l'instant il est surtout sale, mais bon c'est pas grave !
- On va l'appeler Maurice !
- Pourquoi pas Gollum ?
- Vos gueules !
- On va l'appeler Solal.
Tout le monde se retourne vers Reyke. Elle s'éclaircit la gorge, légèrement gênée.
- En fait, quand j'étais petite, j'étais persuadée que j'aurais un jour un fils, que j'aurais appelé Solal. Mais quand mon grand frère Tristan m'a plus ou moins vendue à cette maison close, ils m'ont fait subir une opération qui...Enfin bref, je pourrai pas avoir d'enfant. C'est pas grave hein, ça m'aurait pas servi à grand chose mais du coup ça me plairait bien qu'il s'appelle Solal, celui là.
- Ok, ça marche...Bonne idée, dit Héka en souriant.
Retour au présent
Depuis trois jours, nous vivons tous au rythme de Solal. Nous nous relayons pour le nourrir, pour le bercer, le laver, le changer...Nous sommes épuisés, il pleure continuellement. Mais c'est une excellente chose, ça nous empêche un peu de penser à Nell. Nous n'avons pas pensé une seule seconde à avertir Tristan : c'est le fils d'Alvin, que Tristan a abattu de sang froid, et inconsciemment nous considérons le fait de l'élever seuls comme un acte de révolte. Comme si on disait au cartel : "Tu as eu Alvin, t'auras pas son fils" , ce qui est bien évidemment absurde, parce que Tristan n'a aucune raison de vouloir supprimer Solal, mais peu importe.
Je n'ai pas connu Alvin, donc je ne peux pas me prononcer sur ce point, mais il paraît que Solal lui ressemble. Il est blond avec des yeux noirs, trop léger par rapport à la moyenne, avec une peau légèrement mate collée à ses minuscules os. Il a un peu le même regard que le gamin que j'ai tué il y a quelques jours, ce qui m'embarrasse beaucoup. Enfin peu importe, j'aime bien m'en occuper, et Héka aime bien aussi que je m'en occupe, parce que je suis doué pour le forcer à manger : Héka prétend que le médecin est un menteur, que la "santé fragile" de Solal n'est qu'une invention de sa part et qu'à force de le nourrir beaucoup il finira par ressembler à n'importe quel gosse. Je suis presque sûr qu'elle a tort, mais je préfère me taire.
Là, c'est Reyke qui est avec lui. Je suis assis en tailleur sur un fauteuil, avec un livre qui doit peser environ trois fois le poids de Solal. Vaas me fixe d'un air effaré.
- Tout va bien, Vaas ?
- Comment tu peux lire cette merde ? Ça fait au moins 2000 pages. Moi, même les brochures de prévention contre la drogue qu'ils nous donnaient au foyer me faisaient mal au crâne, alors qu'elles faisaient vingt lignes.
- En même temps, t'as appris à lire vers dix ans, non ?
- Je vois pas pourquoi j'aurais appris avant, ça m'aurait servi à quoi de savoir lire pour livrer des doses ?
- Comment tu lisais les adresses, alors ?
- J'avais un petit papier à chaque course, avec l'adresse écrite dessus, et puis mon responsable m'expliquait comment y aller. Du coup une fois dans la rue je regardais les numéros...Enfin c'est arrivé que je me trompe une ou deux fois.
Un coup de sonnette interrompt notre conversation. Je me lève pour aller ouvrir, comme d'habitude en sachant parfaitement qui se trouve derrière.
- Salut.
- Bonjour Yeren. Ça tombe bien que ce soit toi qui ouvres, c'est justement à toi que je dois parler.
Je le regarde plus attentivement. Il a l'air triste. C'est bizarre...Je m'efforce de ne pas montrer mon embarras et m'efface pour le laisser passer.
- Bah entre...
- Merci. C'est un bébé que j'entends pleurer, là ?
Ah merde. Grillés.
- Ah oui, Héka a accouché...Il s'appelle Solal.
- Je m'en doutais, dit il en sortant des vêtements de bébé de son sac. C'est de la première qualité normalement, j'ai demandé à mon secrétaire d'aller dans la meilleure boutique du centre. Vous ne vouliez pas demander d'aide, n'est ce pas ? Je parie que vous l'avez enveloppé dans des draps...
- Pas dans des draps, dans des serviettes de bain. Comment tu savais ?
- Je connais assez bien l'étendue de votre bêtise. Maintenant que j'ai accompli mon devoir de gentil tonton riche, ça ne te dérange pas que nous montions dans ta chambre ? Il y a des choses dont nous devons parler en privé.
Je lui désigne l'escalier en silence, puis je lui emboîte le pas.
Une fois arrivés dans ma chambre, je m'assieds sur mon lit, et lui sur une chaise en face de moi. Ça me rappelle bizarrement notre première rencontre : je venais de tuer mon père, nous étions dans un immeuble minable et décrépi, il me proposait un travail dans la mafia. Il voyait en moi un psychopathe prometteur et sans scrupules, je voyais en lui un terrible ennemi qui pouvait se transformer en protecteur très précieux. Aucun de nous deux ne se trompait tout à fait...
C'est moi qui lance la conversation :
- Encore merci pour les vêtements, c'est sympa.
- De rien. En fait, Astan et moi venons d'adopter un bébé également, un garçon. La mafia est un univers familial avant tout et je dois penser à ma succession. Mais du coup, je n'ai eu qu'à demander à mon secrétaire d'acheter les vêtements en double.
- Ah, félicitations ! Content de voir que t'as toujours pas fait tuer mon frère parce qu'il t'ennuyait.
- Honnêtement, je ne pense pas que ton frère ait beaucoup de souci à se faire pour l'avenir. Il est plus sympathique que ce que je pensais, et je crois bien que je vais le garder encore longtemps.
- Ah, cool ! Au moins il risque pas de mourir par ta faute, c'est déjà ça...Tu lui as dit ce que tu as fait à Nell ? Ça le dérange pas de vivre avec un meurtrier ?
- Ton frère est très loin d'être innocent, Yeren. Il est devenu un membre à part entière de notre cartel. Alors je ne veux pas qu'il se salisse les mains directement donc je lui donne du travail de bureau, de la logistique, mais il sait exactement comment le cartel marche. Si je lui racontais la mort de Nell, il n'y verrait qu'une exécution banale parmi tant d'autres et il oublierait tout de suite.
- Ah...
- C'est marrant de voir le petit frère s'inquiéter pour le grand, c'était plutôt l'inverse avant que tu t'enfuies, non ?
- Astan ne s'est jamais inquiété pour moi. Mais ça ne m'empêche pas de vouloir le protéger dans la mesure du possible.
- Tu réalises l'avantage que la mafia t'as apporté ? Il y a à peu près un an, tu étais un gamin faible et pleurnichard, légèrement psychotique par dessus le marché. Et maintenant, regarde toi.
- Ouais...Il faut croire que j'ai grandi...
- Tout à fait. Mais je ne suis pas venu pour te faire des compliments. J'ai quelque chose de plus grave à t'annoncer.
Ah, je vais enfin savoir pourquoi il fait une tête triste depuis le début ?
- Les résultats de l'analyse sont arrivés. Ça a pris longtemps, mais maintenant on sait précisément ce que cette malade t'as enfoncé dans le cou.
- Et ?
Il prend une grande inspiration.
- Tu vas mourir, et c'est une question de semaines. C'est pour ça que je regrette que le labo ait mis tant de temps, on ne l'apprend qu'au dernier moment, c'est...enfin, heureusement je suis arrivé à temps...
- ...
- Si je dis ça, c'est parce que ce poison a des effets très spécifiques. Il incube pendant plusieurs mois, et à une date précise, il se manifeste. Pendant encore environ deux semaines, tu vas vivre normalement, et au delà de cette durée, tu seras devenu une bombe bactériologique ambulante. C'est à dire que non seulement tu vas pourrir de l'intérieur dans d'atroces souffrances, mais en plus tu contaminera tout ceux qui t'entoureront.
- Je vois...Donc c'est pour ça que t'as l'air déprimé ?
- Je sais bien que tu me considère comme un monstre, et tu n'as pas forcément tort, mais ça m'embête de perdre un de mes éléments comme ça. Tu as fait du bon travail.
- Merci.
Je me lève de mon lit, il se lève aussi. Je lui serre la main avant de commencer à préparer mes affaires. Je dois partir d'ici.
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