Le monstre


Ma mère est rentrée vers six heures du soir, suivie de près par Astan qui fit irruption dans ma chambre une demi heure plus tard.

- Ast ? Comment t'es entré ? Je croyais être le seul à avoir le pass pour accéder à mon étage !

- Oui, mais quand maman a su que t'avais séché les cours aujourd'hui, elle m'a donné un passe-partout...

Je lui jette un regard perplexe. Il se gratte la nuque, visiblement gêné.

- En gros, je suis là pour parler avec toi...Pour savoir ce qui se passe, tu vois...Vu que je suis ton grand frère...

Je réprime un fou rire. Même lui a l'air de se rendre compte du ridicule de la situation...
Moi et Astan n'avons jamais été très proches. Bien que nous n'ayons que quatre ans de différence, nos préoccupations ont toujours été opposées : pendant que je m'absorbais  dans mes études pour pouvoir reprendre FallTech plus tard, il ne pensait qu'à ruiner la réputation de notre famille en rentrant ivre au milieu de la nuit, en se teignant les cheveux dans des couleurs fantaisistes ou en ayant des fréquentations fort peu convenables.

Je me rappelle qu'il était un garçon studieux et discipliné il y a quelques années, exactement comme moi. Mais quand Père a annoncé le jour de mon huitième anniversaire que c'était moi qui reprendrai l'entreprise une fois adulte, il est complètement parti en roue libre...D'ailleurs je crois qu'il m'en veut encore pour cette injustice, ce qui explique sans doute notre manque de complicité.
Il me fixe, attendant une réponse. Ses yeux gris froids et perçants me font désagréablement penser à Père, mais  heureusement ses multiples piercings et ses cheveux teints en blanc atténuent la ressemblance. Je me décide à prendre la parole. 

- Desolé, Ast...Je sais pas ce qu'il s'est passé, il y a du y avoir un problème au secrétariat...Je te jure j'étais en cours aujourd'hui !

Il soupire et passe la main dans ses cheveux, puis me jette un regard noir.

- Arrête de me prendre pour un con, tu veux ? Tu sais bien que le secrétariat du Temple du Savoir se trompe jamais. En plus tu saignes du front et t'as l'air bizarre...Alors, il s'est passé quoi aujourd'hui ? Et regarde moi dans les yeux, bordel !
Dit il en m'attrapant le menton pour me forcer à relever la tête.

Je passe ma main sur mon front et constate qu'il a raison.
La dernière intervention de la voix dans ma tête m'avait rendu fou, et je m'étais mis à frapper ma tête contre le mur pour la faire taire avant de m'effondrer sur le sol. Je me décide à trouver un mensonge un peu plus convaincant.

- Tu m'as coincé, je suis obligé de te le dire maintenant...En fait j'ai décidé de sécher pour aller traîner dans les bars et...Je me suis battu.

Je le regarde avec des yeux remplis de larmes et de culpabilité, et je vois un sourire moqueur étirer ses lèvres ornées d'un anneau d'argent. Il lâche brusquement mon menton et se recule de quelques mètres, comme pour observer un quelconque changement dans mon attitude.

- Bah dis donc...Le fifils à son papa devient un vilain rebelle, à ce que je vois ?Ça ferait mauvais genre si ton père adoré l'apprenait, tu crois pas ? Mais t'as de la chance, j'ai justement besoin de thune...On va trouver un arrangement, d'accord ?

- Je jouerai pas à ça, si j'étais toi...Si tu balance mon secret, je balance le tien !

Il me jette un regard meurtrier. J'ai touché le point sensible.

- Sale gosse ! J'avais déjà acheté ton silence il y a un mois, t'avais promis que tu la fermerais jusque dans la tombe !

- Peut être, mais je vois pas ce qui m'oblige à tenir ma promesse maintenant...

Il me regarde, l'air de se demander si je suis sérieux. Il choisit de penser que non. Et il a raison : je ne fais que bluffer, jamais je n'oserai le trahir...Mais je compte jouer mon avantage jusqu'au bout.

- Tu bluffes, le morveux. Jamais t'oserai me balancer.

- Peut être...Mais peut être pas. Tu veux vraiment tenter le coup ? Tu as plus à perdre que moi, à ce petit jeu...

Il pâlit, tremblant de rage, et me saisit violemment par le col pour me plaquer contre le mur. Puis il arme son poing pour me frapper, l'air possédé par un genre de démon...Je tente de m'empêcher de trembler mais rien n'y fait : il me terrifie. Cela dit, lui aussi  semble effrayé...il faut dire que son secret est assez compromettant : Père pourrait même le chasser de la maison.

Il y a environ un mois, comme je rentrais plus tôt des cours que d'habitude, j'ai vu Astan dans une ruelle près de l'immeuble. Un inconnu le plaquait contre le mur, et ils s'embrassaient...À l'instant où je les ai vus, j'ai pris conscience que je tenais une information capitale pour faire du chantage à mon frère. J'ai pris une photo rapide et je suis rentré en courant, heureux qu'ils n'aient pas remarqué ma présence.
Dans toute autre famille, cette information n'aurait eu aucune valeur. Mais dans la nôtre, elle devenait très compromettante. Il se trouve que mes parents sont extrêmement fermés sur la question, et qu'ils n'auraient pas hésité une seule seconde à renier leur fils si ils avaient assisté à la scène dont je venais d'être témoin. J'avais transféré la photo sur une clé USB que je gardais à l'abri, et depuis je m'en servais pour faire pression sur mon frère...Une manière d'équilibrer un peu le rapport de force entre nous deux.

Astan semble soudain prendre conscience de ce qu'il est en train de faire et relâche progressivement son emprise. Je me laisse glisser lentement contre le mur, jusqu'à retomber sur mon lit.

- C'est bon p'tit bâtard, je dirai rien...

Il me regarde d'un air de profond mépris tandis que je reprends ma respiration en massant mon cou endolori, et sors de ma ma chambre en lâchant une dernière phrase :

- Si on avait pas la même mère, je te traiterai sans hésiter de fils de pute.

- C'est pas parce que c'est notre mère que c'est pas une pute...

- Si tu ajoutes un seul mot, je te brise la nuque.

Il claque la porte, me laissant seul dans le noir.

Le dîner se passe dans un silence pesant. Ma mère nous jette sans cesse des regards inquiets, à moi et à mon frère. Astan me fixe comme si il s'apprêtait à me sauter dessus pour m'étrangler, quand à moi je regarde mon père.

Il semble plongé dans ses pensées, ne prêtant aucune attention à la bataille de regards qui se déroule autour de la table. Maintenant que je connais ces choses sur lui, tout en lui me semble abject.
Sa manière de me rabaisser à chaque fois que j'ai une note en dessous de 80/100, son regard glacé qui signifie clairement : "tu me déçois. Tu n'as pas ta place parmi nous."
La peur qu'il inspire à mon frère, pourtant surnommé L'Intrépide quand nous étions petits. La menace constante d'être chassé de la famille qu'il fait peser sur lui.
La manière dont il traite ma mère, comme si elle n'était bonne qu'à faire joli devant les invités. Je n'apprécie pas vraiment ma mère, mais vivre avec quelqu'un qui vous montre d'une manière aussi flagrante qu'il ne vous aime pas doit être insupportable.
Et enfin la façon dont il a traité Nell, et toutes les autres qu'il a dû détruire...

Chacun part se coucher, et après avoir pris ma douche et enfilé un tee shirt pour dormir, je m'allonge dans mon lit et fixe le plafond.
Je fais tourner le passe-partout d'Astan entre mes doigts. Je n'ai pas pu m'empêcher de le prendre discrètement dans sa poche, sans vraiment savoir pourquoi.
Ce truc ouvre tous les étages. Y compris ceux de Père.

Oui, et donc ? Je ne vois pas où mon esprit veut en venir...Je me retourne dans mon lit pendant des heures, sans parvenir à trouver le sommeil.

Au bout de quelques heures je me lève, sans vraiment contrôler mes mouvements. Je me dirige silencieusement vers ma cuisine personnelle (encore une pièce inutile, vu que je ne cuisine jamais) et je saisis un grand couteau dans le tiroir.
Puis, toujours aussi silencieusement, je prends l'ascenseur et je monte vers l'étage de mon père.

Une fois sorti de l'ascenseur, je me retrouve devant la porte de l'étage de mon père...Et je m'arrête soudain.
Je viens juste de prendre conscience que je suis en tee shirt devant la porte de l'étage de mon père, un couteau de 25 cm à la main. Mon coeur fait des bonds désordonnés, ma respiration est haletante, je transpire à grosses gouttes...
Mais qu'est ce que je suis en train de faire !?

Puis je me souviens de la terreur sur le visage de mon frère, de la tristesse de ma mère, de la haine de Nell, de son expression à lui, empreinte de mépris glacé.
Mes doigts se resserrent sur le manche du couteau. Je n'ai plus aucun doute sur ce que je suis en train de faire.

Je glisse le passe-partout dans la fente à côté de la porte, un voyant vert clignote et la porte coulisse sans bruit. Je me glisse à l'intérieur, et je commence à avancer dans la pénombre immense des appartements de mon père.
Je ne me souviens pas d'être un jour entré ici. Chaque pièce sombre est imprégnée de son odeur, un mélange de café et de parfum pour homme. J'avance en faisant attention à ne faire aucun bruit, jusqu'à une chambre immense et obscure. Il a rejeté les couvertures pour dormir, en cette étouffante nuit d'été.

Je le regarde longuement. Des images de ma petite enfance me reviennent, quand il n'attendait pas encore de moi que je sois à la hauteur de ses exigences. Il donnait vraiment l'impression de m'aimer...puis je me souviens de sa voix grave, calme et glaciale, comme une sentence de mort.
Tu m'as déçu, Yeren.

Je me hisse sur son lit et je m'installe à califourchon sur son ventre. Il tressaille légèrement dans son sommeil. Je lève le couteau à deux mains.
Toi aussi tu m'as déçu, papa.

Ses yeux s'ouvrent brusquement sous la douleur, des flots de sang m'eclaboussent tandis qu'un torrent de larmes jaillit de mes yeux.

- Ye...Yeren...qu'est ce que...

Je plante le couteau encore et encore, le sang ruisselle sur le sol. Son regard se voile...Il agrippe le col de mon tee shirt et me fixe, les yeux embrumés par le délire :

- Prends ça, Nell...t'es qu'une...salope...

Puis il retombe sur l'oreiller, les mains crispées sur la couverture.

Je me laisse glisser par terre, sans force. J'aimerais me dire que je n'ai aucun regret. J'ai tué un monstre, après tout...Je baigne dans le sang de mon père. Des ruisseaux de larmes viennent laver mon visage couvert de sang.
C'est moi, le monstre. 

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