Alvin


Je me suis réveillé en sueur, à cause d'un cauchemar.

Au début, je nageais dans une piscine extérieure. Le ciel était très bleu, sans aucun nuage, et l'eau était turquoise et transparente. Je flottais sans effort, le soleil réchauffait ma peau, et je me sentais merveilleusement heureux et détendu.
Puis j'ai commencé à devenir lourd, horriblement lourd, et à couler pendant que l'eau prenait lentement la couleur du sang. Je me debattais, je voulais retourner à la surface, mais je coulais inexorablement et le sang entrait dans ma bouche...Et je voyais le ciel bleu s'éloigner de plus en plus pendant que le cadavre de mon père s'accrochait à mon pied, tentant de m'attirer au fond.

Il me faut quelques secondes pour comprendre que je ne suis pas chez moi. Ou plutôt que je suis chez moi, mais que ce n'est plus la résidence Fall.
Le soleil innonde la pièce, et je reste quelques minutes assis sur mon lit, à cligner des yeux et à tenter
d'organiser mes pensées. Puis ça me revient, d'un coup : le rendez vous. Onze heures devant l'immeuble. Étant donné l'heure à laquelle je me suis couché, il est probable que j'ai dormi beaucoup trop longtemps...En panique, je bondis jusqu'au lavabo et je fais une toilette rapide.
Ceci fait, je me regarde dans le miroir.

Ce n'est pas flagrant que j'ai commis un meurtre. Dans les films ou les livres, les personnages disent toujours que c'était "écrit sur son visage", ou que le meurtrier avait "une lueur inquiétante dans le regard". Je sais maintenant que c'est absolument faux : les gens ont inventé ces histoires de lueur parce que ce qui est vraiment terrifiant, c'est de penser que les tueurs ressemblent à n'importe qui. Ils sont ce caissier souriant qui vous salue chaque matin, cette "entrepreneuse dynamique" qui affiche son air décidé à la première page du journal ou, dans le cas présent, un gamin petit et maigre avec de grands yeux gris, que les journaux doivent déjà qualifier de "pauvre orphelin kidnappé par une secte".

Je prends des vêtements propres dans mon sac et je m'habille rapidement, puis je regarde l'heure sur mon portable.
11h05.
On dirait que je passe mon temps à être en retard, c'est jours ci...Je prends mes clés, mon portable et je claque la porte derrière moi.
Une fois arrivé devant l'immeuble, j'aperçois Tristan. Il regarde sa montre de luxe qui étincelle sous le soleil, et tape nerveusement du pied par terre...Je me précipite vers lui et prends un air désespéré :

- Je me suis réveillé en retard ! Je suis vraiment désolé...

- T'es vraiment doué, toi. Je t'offre un boulot en or et toi, tu me fais perdre mon temps.

- Hum...justement, à propos du travail, vous n'aviez pas dit que vous me présenteriez l'équipe ? Ils sont où ?

- Dans un bar, à côté. Ils nous attendent, donc on va se presser un peu...

Nous marchons en silence pendant quelques minutes. Je ne suis pas habitué aux quartiers pauvres, et chaque petit détail s'imprime dans ma rétine : l'homme accroupi dehors qui fait la lessive dans un seau, les gosses qui se poursuivent pieds nus dans la boue en agitant des bâtons, la vendeuse d'amulettes qui agite sa marchandise en promettant fortune et amour, le prophète debout sur une caisse en bois qui hurle à propos de la fin du monde.

Tout à coup, une idée me traverse l'esprit :

- Au fait...Je ne savais pas que ce genre d'équipes existait dans la mafia. Ça doit être un genre de groupe d'élite...Pourquoi m'avoir révélé son existence aussi vite, et m'avoir proposé ce poste ?

Il réfléchit quelques secondes, l'air de se demander ce qu'il peut me dire. Puis il se racle la gorge :

- Eh bien...j'aurais pu te dire que c'est à cause de ton frère, mais j'imagine que tu n'y aurais pas cru. La vérité, c'est qu'avant ce groupe était dirigé par quelqu'un d'autre.

Il marque un temps d'arrêt. Je suis suspendu à ses lèvres.

- C'était un garçon doué, un excellent atout pour le cartel. Mais pendant une mission...Il a merdé. Enfin, je veux dire, il devait buter un type mais il a préféré faire affaire avec la cible et essayer de nous doubler. Et le pire, c'est qu'il a réussi...Il a pas tué la cible. Et personne a su où est ce qu'il avait caché l'argent...alors forcément, j'ai dû prendre l'affaire en main.

Un frisson glacé me parcourt la nuque.

- Vous l'avez tué.

- Pas le choix ! Et je me suis aussi occupé de sa cible. Affaire réglée. Mais du coup, tu comprends que je cherchais quelqu'un pour prendre sa place. Et comme tu m'avais l'air d'avoir les qualités nécessaires, je me suis dit : pourquoi pas ?

Je suis atterré. Il me demande de prendre la place d'un type qu'il a tué lui même. Et puis, son équipe...Ces gens devaient travailler avec lui. Tenir à lui. Comment vont ils réagir lorsque le type qui a tué leur ami va ramener un gamin inconnu, et dire : voilà votre chef !
J'ai envie de m'enfuir. La gorge sèche, je tente néanmoins d'en apprendre plus.

- Et...Quel âge il avait ? Comment il s'appelait ? Qui étaient ses amis ? Comment ils ont réagi, quand vous leur avez dit qu'il était mort ?

- Holà, une question à la fois ! Et avant de répondre, je voudrais faire une petite précision : avant, c'était un groupe de cinq. Il y avait le mec que tu remplaces, trois autres mecs, et une fille. Mais comme je voulais pas que le groupe soit composé uniquement de personnes qui l'ont connu, pour pas qu'ils s'encouragent les uns les autres et finissent par faire un truc stupide, je cherchais deux personnes à rajouter à l'équipe. Et c'est là que t'as proposé les filles...Donc vous serez sept.

Je parviens à sourire. La présence de Reyke et Nell me rassure un peu...

- Bon, et maintenant, concernant le type...Il s'appelait Alvin. Il avait seize ans, et il s'entendait bien avec toute son équipe. Mais quand je leur ai appris, ils sont restés très pros : ils ont dit qu'Alvin avait été stupide en jouant au plus malin, et qu'ils accepteraient le nouveau chef que je leur proposerais. Tu vois, y a pas à s'inquiéter...

Mais je ne l'écoute plus depuis quelques minutes. Seize ans. C'est terriblement jeune. J'imagine comment ça a dû se passer ; un terrain vague sordide, un fusil à pompe, Alvin les yeux bandés, agenouillé par terre, hurlant une dernière prière, une détonation, un bruit sourd, le choc d'un corps qui s'effondre sur le sol, Tristan qui le regarde de son oeil bleu et froid avant de remettre le fusil dans sa housse et de s'en aller, avec la satisfaction du travail bien fait. C'est ignoble. C'est laid. Ça n'a rien à voir avec ce que j'ai fait. Je voudrais que mon frère sache, je voudrais lui dire : Ast, eloigne toi de ce type, il est dangereux.
Mais pour Astan j'ai été kidnappé par la Congrégation, je ne peux pas prendre le risque de rentrer en contact avec lui...Il faudra donc se taire. Nous arrivons devant un bar.

- C'est bon, on y est ! Passe devant !

J'entre. Le bar est assez bien entretenu, pas trop sale, ni trop petit. Tristan met une main sur mon épaule et me guide vers une grande table circulaire, là où sont assis mes coéquipiers...j'adresse un sourire à Reyke et Nell, assises côte à côte, et je regarde les quatre autres d'un oeil perplexe. Ils sont tous extrêmement jeunes. Le plus vieux doit avoir la vingtaine...je comprends soudain que non seulement le cartel recrute très jeune, mais qu'on a pas vraiment le temps de vieillir quand on en fait partie. C'est déjà un miracle qu'ils aient survécu jusque là...Je me suis vraiment embarqué dans une mauvaise affaire. Enfin, trop tard pour reculer...
Eux aussi me regardent d'un air surpris. Je décide de prendre la parole.

- Hum...Alors tout d'abord bonjour, je m'appelle Yeren, et j'ai treize ans.

Je remarque les regards amusés des filles. C'est vrai que mon mensonge n'est pas très convaincant...Mais dire que j'ai onze ans me paraissait absolument impossible.

- Donc je vous propose de faire un rapide tour de table, pour que je puisse vous connaître un peu mieux...

Un garçon métis se lève. Il a les yeux verts et les cheveux teints en rouge, et sa voix est enjouée comme si il nous annonçait une nouvelle incroyable.

- Bon, dans ce cas je commence ! Je m'appelle Vaas, et j'ai quinze ans.

Il se rassoit, et la fille à côté de lui se lève. Elle a des très longs cheveux bruns et bouclés, mais je suis surtout frappé par son expression de profonde tristesse. Elle a une voix lente et grave, comme celle qu'aurait pu avoir une statue qui aurait pris vie.

- Je m'appelle Hécate, mais les gens m'appelle Héka. J'ai dix sept ans.

Elle se rassoit lentement. Le plus grand du groupe se lève. Il a le crâne rasé et un grand tatouage d'araignée sur celui ci.

- Moi c'est Ouran, j'ai vingt et un ans. Tu es nouveau chez Esposito, pas vrai ?

- Hum, qu'est ce qui te fait dire ça ?

Il désigne mon oreille droite, et je comprends. Contrairement à eux, je n'ai pas la boucle d'oreille en forme d'araignée.

- Ah oui, c'est vrai. Mon entrée est assez récente, mais je vais pas tarder à l'avoir. N'est ce pas ?
Dis-je en me tournant vers Tristan.
Il arbore un grand sourire.

- Oui, en fait je comptais sur vous pour ce petit détail. J'ai du travail, donc dès que Noah se sera présenté je vous laisserais entre vous.

- D'accord, pas de souci.

Ouran se rassoit tandis que le dernier membre du groupe, un petit blond avec un sourire sarcastique, se lève à son tour.

- Je suis Noah, j'ai quatorze ans. C'est un plaisir de vous rencontrer, très cher !

Je souris, et Tristan nous fait un signe de la main avant de partir. Nell me tend une chaise, et je m'assois avec les autres.
Dès que Tristan est dehors, leurs sourires s'effacent d'un coup. Reyke et Nell ne comprennent pas la raison de ce changement d'ambiance, mais moi je vois très bien.

- Vous avez pas oublié Alvin, pas vrai ?

Vaas lève la tête et me regarde. Il me fait un sourire triste.

- Oh que non.

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