Un sauvetage embarrassant
Sanjit s'appliquait à passer les vitesses en roulant le plus droit possible pour remonter la grande allée centrale. Encore un aller et retour à s'exercer a tourner autour de la grande fontaine dans la cour, puis du cercle de verdure installé à l'entrée du parc, et il pourrait ramener la grosse voiture au garage. À force de proposer sa candidature à Nalesh, le majordome local qui supervisait l'ensemble de la domesticité indienne du palais, il venait d'obtenir le poste convoité de chauffeur en second.
Lord Beltran adorait parader dans l'habitacle massif de sa Panhard, mais il appréciait peu de se mettre au volant, et il voulait être sûr qu'aucune indisponibilité de son personnel ne lui interdirait jamais d'utiliser son véhicule. Posséder plusieurs conducteurs dans ses conditions devenait donc une précaution utile. Il ne restait plus à Sanjit qu'à s'affirmer dans ce rôle.
C'était une véritable promotion, qui allégeait ses heures de travail tout en lui permettant de se rapprocher de la demeure somptueuse de ses maîtres. Il préférait nettement s'occuper des chevaux, avec lesquels il entretenait une relation affective, mais la réalisation de son plan passait par ce sacrifice. Il observerait ainsi plus facilement les habitudes des nouveaux résidents et celles des autres domestiques.
En prenant le risque de dévoiler le nom de son grand-père aux serviteurs, il aurait sans doute pu compter sur la complicité d'un certain nombre de ses compatriotes. Parmi les anciens surtout, personne n'avait oublié le règne pacifique et rempli de justice du dernier maharadja, père de son propre père. Avec amertume, Sanjit songea à la colonisation, qui valait aujourd'hui l'exil à sa famille.
Lorsque le petit royaume avait été envahi, ses parents avaient fui dans le pays reculé de sa mère. Il était né lui-même très loin du Pendjab. Normalement, il n'aurait jamais dû y revenir, mais la précipitation de leur départ avait forcé les siens à abandonner derrière eux le plus précieux des trésors. S'il accomplissait toutes ces basses besognes c'était pour le récupérer. Parce qu'il avait promis à sa mère que la merveille qu'elle avait apportée en dot lors de son mariage ne tomberait jamais aux mains des Anglais.
Alors oui, sans doute aurait-il pu bénéficier de la complicité de beaucoup, heureux de jouer un tour aux colonisateurs. Mais Sanjit n'était pas assez naïf pour ignorer les ravages que provoquait parfois la cupidité, et la prudence le retenait. Le trésor caché au fond du palais avait beau ne pas être destiné aux mortels, devant sa splendeur et sa valeur inestimable, certains n'hésiteraient pas à l'accaparer en se pensant supérieurs aux dieux. Par sécurité, seul Nalesh connaissait le secret de sa véritable identité.
Pour l'heure, il devait avant tout endormir la méfiance des Anglais. Assis derrière le volant du gros véhicule, il éprouvait une certaine fierté. Pour la première fois, il s'exerçait sans accompagnateur au maniement de la Panhard, et ses manœuvres autant que ses réflexes s'avéraient excellents. À présent, il disposait de tous les éléments pour mener à bien son projet. Ne lui restait plus qu'à guetter le bon moment pour agir.
Satisfait par la progression de son plan, il rentrait la voiture rouge au garage, lorsqu'il aperçut une silhouette familière. Armée d'un grand filet à papillons, Cynthia s'approchait à pas de loup d'un buisson d'azalées.
Le jeune homme avait rapidement découvert ce que lord et lady Beltran tentaient en vain de camoufler. La blonde Anglaise semblait parfois réagir un peu sottement, et le bruit de sa stupidité commençait à se répandre à l'extérieur. À cause de cela, une partie des Européens la tenaient en piètre estime, plaignait sa famille ou riait derrière son dos de ses réparties maladroites. Certains allaient même jusqu'à considérer qu'elle souffrait d'un esprit malade. Pour la côtoyer régulièrement, Sanjit trouvait cette dernière allégation totalement injustifiée.
Certes, Cynthia ne s'illustrait pas par la finesse de ses propos. Elle n'avait rien d'une intellectuelle, pas la moindre disposition pour l'organisation, et elle s'avérait incapable de saisir une représentation mentale trop complexe. Mais cela n'excluait en rien l'intelligence du cœur. Ses mots simples filaient droit vers leur cible en ignorant le voile du mensonge. À l'image d'une enfant, elle s'intéressait à tous et se comportait pareillement avec les petits ou les grands. Ses réparties, parfois amusantes de naïveté, finissaient par désarmer les préjugés de qui savait voir et entendre. La plupart des domestiques l'aimaient d'ailleurs beaucoup, et tentaient de lui rendre la vie plus facile.
Au début, la jeune fille avait eu du mal à comprendre que les sourires et les rires des serviteurs ne se moquaient pas d'elle, mais saluaient sa bienveillance, qui traitait tout le monde sur un pied d'égalité. Bien que sa mère l'eût élevé dans un esprit de caste, Sanjit la regardait agir avec indulgence. Cynthia lui rappelait beaucoup son père, qui prônait plus de justice entre les hommes. Elle lui faisait également l'effet d'un de ces petits oiseaux de la forêt, dont la limpidité du chant apporte apaisement et joie à ceux qui l'écoutent. Il lui venait parfois le regret de ne pouvoir l'approcher davantage. La crainte de mettre en danger sa mission le retenait.
Une fois la voiture garée, le jeune homme devait encore la laver pour la débarrasser de la poussière du chemin. Prenant un seau, il retourna dehors pour puiser de l'eau au puits. À l'extérieur, Cynthia poursuivait sa chasse aux papillons. Le nez en l'air, elle regardait avec déconvenue s'envoler celui qui lui avait probablement échappé. Son incapacité à masquer ses émotions attendrissait Sanjit, et il eut un sourire. Il allait s'éloigner, lorsqu'une ombre mouvante attira brusquement son regard au pied de la jeune fille. Identifiant l'intrus, il cria en espérant ne pas la surprendre.
— Ne bougez pas !
L'avertissement du jeune Indien cueillit Cynthia en pleine déconfiture chasseresse. Pour la troisième fois, elle venait de rater sa cible. En reconnaissant le nouveau chauffeur, son dépit se transforma en élan de joie. Sanjit se montrait toujours gentil et courtois avec elle, et lorsqu'une pause dans son travail leur permettait de bavarder quelques minutes, il semblait même réellement s'intéresser à ce qu'elle disait. Elle repérait facilement ses faux auditeurs : ils avançaient généralement un prétexte pour écourter la conversation.
Son père n'appréciait pas trop qu'elle discutât ainsi avec les domestiques, et elle évitait de lui désobéir quand il se trouvait dans les parages. Heureusement, sa mère était plus indulgente. Pour l'instant, Cynthia réalisait surtout que ses parents ne rentreraient qu'en fin de journée et qu'elle ne risquait pas d'être prise en flagrant délit. Ravie de l'aubaine, elle oublia l'avertissement pour faire un pas, prête à le rejoindre.
— Non !
L'angoisse qui teintait cette seconde mise en garde la cloua sur place. Au même instant, elle vit Sanjit porter la main à sa ceinture pour en tirer un poignard caché sous sa tunique. L'air farouche, celui-ci projeta l'arme dans sa direction. Le cri d'effroi de Cynthia s'étrangla dans sa gorge. La lame venait de se planter près de son pied droit, découvert par le bas de sa robe, qui montrait ses bottines. Elle ne comprenait pas le pourquoi de ce déferlement soudain de violence. Mais, déjà, le jeune homme se précipitait vers elle, et son visage ne reflétait plus que de l'inquiétude.
— Tout va bien ? s'enquit-il en saisissant ses avant-bras.
Sa familiarité trahissait l'urgence d'une situation inconnue. En tout cas, il semblait évident qu'il n'avait pas agi ainsi pour la blesser.
— Mais pourquoi ? balbutia-t-elle.
Regardant à ses pieds, elle remarqua enfin le serpent, dont la tête transpercée reposait près du talon de sa chaussure. Poussant un couinement de souris, elle se réfugia contre le torse de son sauveur.
— Je déteste les serpents, gémit-elle.
Elle nouait ses bras autour de son cou, comme si elle se raccrochait à une bouée de sauvetage.
— Celui-ci ne vous fera plus de mal, tenta-t-il de l'apaiser.
— Mais il est toujours là, objecta-t-elle d'une toute petite voix, en plongeant ses grands yeux apeurés dans les siens.
Elle tremblait de tous ses membres, et Sanjit n'eut pas le cœur à la repousser. Pourtant, il fallait qu'il l'éloignât du cadavre du reptile. La prenant par la taille, il se mit à reculer lentement pour l'entraîner avec lui vers le garage. La serrer ainsi contre lui était une expérience très agréable, mais il imaginait déjà le scandale si quelqu'un les apercevait. Protecteurs comme paraissaient l'être lord et lady Beltran, il serait renvoyé illico, ce qui n'arrangerait pas ses affaires.
Il devait aussi songer à ramasser rapidement son poignard, avant que quelqu'un ne découvrît la richesse de son manche incrusté d'ivoire et la délicatesse du ciselage gravé sur sa lame. Le plus urgent restait cependant de rassurer la jeune fille. Il ne s'arrêta que lorsqu'il fut certain que l'encoignure du mur les dissimulait suffisamment.
— Vous pouvez me lâcher maintenant, mademoiselle. Vous ne risquez plus rien.
Toujours étroitement nichée contre lui, Cynthia se contenta de relever la tête.
— Vous êtes sûr ? demanda-t-elle, le regard effrayé.
— Le serpent est mort. Et ce n'est pas le genre d'espèce à se promener en groupe. Croyez-moi, essaya-t-il encore de la tranquilliser.
Comme pour s'en convaincre, Cynthia se dégagea de son étreinte pour regarder derrière elle. Sanjit retint son souffle, mais elle ne parut pas prendre garde au poignard fiché à la base du cou du reptile. Quand elle tourna de nouveau son visage vers lui, un doux sourire éclairait ses lèvres. Cette expression le toucha davantage qu'il ne l'aurait voulu.
— Je dirai à papa ce que vous avez fait, l'informa-t-elle, les yeux brillants de reconnaissance.
Loin des oreilles de ses parents, Cynthia nommait toujours ceux-ci d'une façon intime, qui montrait combien elle les aimait. Depuis trois mois qu'elle résidait en Inde, elle côtoyait Sanjit depuis suffisamment longtemps pour savoir qu'il ne s'en offusquerait pas. Pour une raison qu'elle comprenait mal, sa famille la tenait à l'écart des personnes de sa génération, et elle finissait par souffrir de cet isolement. Le jeune homme paraissait de son âge, ce qui la poussait à se rapprocher de lui. Elle aurait tant voulu qu'il devînt son ami.
Sanjit sentait que la situation lui échappait. La gratitude de Cynthia le touchait ; néanmoins, elle n'allait pas vraiment dans le sens de la discrétion qu'il s'était promis de conserver. Le désir de la jeune fille partait d'un bon sentiment. Toutefois, il semblait évident que si elle racontait la façon dont il venait de la prendre entre ses bras, sauveur ou non, lord Beltran ne verrait pas cet acte d'un œil favorable. Pour le bien de ses projets, il fallait qu'il l'en dissuadât.
— C'est très gentil à vous, mais je ne crois pas que votre père devrait être mis au courant de cet incident.
— Pourquoi ?
— Parce que, pour vous protéger, il pourrait vous interdire de sortir non accompagnée dans le jardin.
Il détestait la manipuler ainsi, mais il n'avait pas le choix. Avec regret, il vit le joli regard bleu se ternir.
— Je pourrai quand même vous rejoindre lorsque vous serez seul au garage ?
Il aurait dû dire non, mais il n'eut pas le courage de briser davantage la joie de la jeune fille.
— Ce sera avec plaisir, mademoiselle.
Avant qu'il ne pût anticiper son geste, elle déposa un baiser rapide sur sa joue.
— Merci, ajouta-t-elle, en affichant un sourire resplendissant.
Tourbillonnant sur elle-même, elle s'éloigna en chantonnant. Sanjit la suivit des yeux jusqu'à ce qu'elle disparût au détour d'une allée. D'une main distraite, il caressait son visage, là où elle venait de l'embrasser. C'était la première fois qu'une femme se comportait de façon aussi spontanée avec lui, et il trouvait cela très agréable.
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