Retrouvailles et divergences
L'air pensif, lady Beltran s'approcha de la porte-fenêtre.
— Croyez-vous vraiment que nous ayons bien fait de l'arracher à la douceur du Devonshire ? s'inquiéta-t-elle, lorsque Cynthia se fut suffisamment éloignée pour ne pas l'entendre. Votre sœur était d'accord pour lui servir de tutrice durant notre absence. Imposer ce dépaysement à Cynthia ne va qu'exalter son âme déjà trop romanesque. Il aurait peut-être été préférable qu'elle rejoigne sa tante quelques mois, jusqu'à ce que nous rentrions.
Le front plissé, lord Beltran prit le temps d'étudier sa réponse. Il n'était pas question qu'il retournât en Angleterre. De mauvais placements boursiers avaient mis à mal leur patrimoine ces dernières années. La colonisation établie en Inde offrait tout un tas de possibilités pour renforcer l'assise de leur fortune. Il venait d'acquérir un site minier des plus rentables, et il n'avait pas l'intention de repartir. Il avait espéré qu'Élisabeth le devinerait, mais apparemment, ce n'était pas le cas. Sa femme attendait visiblement la confirmation de leur retour, et il préféra recentrer la conversation sur l'intégration de Cynthia.
— S'est-elle montrée désagréable durant le voyage ? s'enquit-il finement. S'est-elle plainte de vous suivre pour me rejoindre ? A-t-elle fait preuve de tristesse de quitter l'Angleterre ?
— Non, reconnut lady Beltran, en faisant quelques pas dans la pièce. Elle a adoré le bateau, et a paru très excitée de découvrir notre destination durant toute la traversée.
Le quinquagénaire retint un sourire de victoire. Ses projets s'annonçaient encore mieux que ce qu'il prévoyait.
— Regardez-la, ronronna-t-il de satisfaction, en désignant la silhouette vêtue de bleu inclinée sur les fleurs du jardin. Elle n'a jamais semblé aussi heureuse.
— Heureuse comme la petite fille qu'elle demeure en partie, rectifia son interlocutrice. Mais qu'arrivera-t-il lorsqu'elle comprendra qu'elle devra séjourner de longs mois ici ?
— Absolument rien, répliqua lord Beltran d'un ton ferme. Parce qu'elle aime déjà ce pays. Vous vous aveuglez parfois vous-même, Élisabeth. Cynthia n'est plus une enfant. Elle a tout d'une jeune femme à présent. Et d'une jeune femme ravissante.
Brusquement méfiante, lady Beltran vint poser ses deux mains à plat sur le bureau pour se pencher sur son mari.
— Qu'avez-vous en tête, Édouard ?
Lord Beltran déglutit en prenant son air le plus innocent. Aux yeux du monde, son épouse passait pour un modèle de vertu et de discipline maritale. Néanmoins, il était bien placé pour savoir qu'elle était capable de l'affronter au sujet de Cynthia. Si elle estimait devoir se battre pour le bonheur de celle-ci, elle risquait de lui opposer un caractère de dragon femelle totalement incontrôlable. Il allait devoir la circonvenir à son projet en douceur.
— Rien de spécial, ma douce. C'est juste que je songe parfois que nous ne serons pas toujours là pour veiller sur Cynthia.
Devinant, où il voulait en venir, Élisabeth trancha d'un ton irrévocable :
— Cynthia n'est pas faite pour le mariage !
Elle était la première à le regretter. Cynthia était leur unique enfant, et plus tard, elle aurait adoré accueillir des petits-enfants sur ses genoux.
— Même si, un jour, elle tombait amoureuse ? demanda sentencieusement son mari.
Lady Beltran se détourna pour regarder sa fille. Insouciante et incapable de refréner son enthousiasme, celle-ci courait à présent dans l'allée après un papillon. Cette question, elle se l'était déjà posée maintes fois, pour arriver à la conclusion qu'il faudrait un miracle pour qu'un homme tombât réellement amoureux d'une femme enfant. Tout au moins, un homme convenable, qui sut respecter Cynthia dans sa différence, qui vit ses qualités au-delà de sa simplicité, et qui ne fut pas perverti par l'idée de jouer d'un esprit aussi fragile. Quelqu'un capable d'aimer sa petite fille en toute bonne foi ; réellement ; pour ce qu'elle était dans son intégralité, et non pas seulement pour sa fortune, son joli corps, ou ses raisonnements un peu enfantins. Si un tel homme existait, elle la lui donnerait non seulement immédiatement, mais avec, en prime, sa bénédiction. Elle doutait malheureusement de rencontrer un jour cette sorte d'oiseau rare.
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