Première rencontre
Dans le jardin, Cynthia continuait son exploration. La matinée touchait à sa fin, et malgré la proximité d'un grand bassin planté de lotus, la chaleur devenait éprouvante pour une jeune fille habituée au climat doux du Devonshire. Ses manches longues rehaussées de dentelles collaient à sa peau, son corset la serrait à l'étouffer, tout autant que le col haut qui emprisonnait son cou. Le sari des Indiennes qu'elle croisait lui semblait bien plus adapté et confortable. Si elle avait osé, elle se serait volontiers débarrassée du lourd jupon qu'elle portait en dessous de sa jupe de mousseline. Mais elle se doutait que même sa mère refuserait ce genre de caprice.
Le soleil cognait fort, et elle n'avait pas pris son ombrelle. Plusieurs bosquets d'arbustes fleuris s'élevaient à sa hauteur, ils n'étaient cependant pas suffisamment touffus pour lui offrir un peu de fraîcheur. Dépitée, elle regarda autour d'elle. Un peu plus loin, un grand arbre d'Amman déployait ses branchages devant les écuries. Oubliant une fois de plus qu'une lady était censée trotter d'un pas menu, elle s'engagea d'une démarche décidée sur la large allée gravillonnée qui menait à son ombre.
Deux jeunes femmes, vêtues de ces voiles aériens qui la faisaient rêver, venaient à sa rencontre. Elles s'écartèrent sur son passage en s'inclinant respectueusement. Le palais était immense, et son père ne semblait pas avoir lésiné sur le nombre des domestiques.
Sans ralentir l'allure, Cynthia leur retourna un signe de tête en leur adressant un petit sourire, comme toute personne polie était supposée réagir. Elle ne fut pas surprise d'entendre des rires discrets la suivre. Il en allait ainsi depuis son enfance. Quoi qu'elle fît, elle paraissait invariablement s'y prendre de travers. Elle avait fini par s'y accoutumer, mais la réaction derrière elle la peina malgré tout. Elle espérait tant que ce nouveau départ modifierait le regard condescendant que les autres portaient sur elle.
Étouffant un soupir, elle accéléra le pas pour ne plus écouter ces rires. Une fois de plus, on se moquait d'elle. Cette certitude cueillait sa joie comme un vent d'orage mouche une chandelle allumée. Elle n'ignorait pas qu'on la traitait généralement d'idiote. Pas directement, non. En principe, les gens attendaient qu'elle tournât le dos. Mais pas toujours qu'elle s'éloignât suffisamment pour ne pas entendre leurs propos, comme si l'étrange mal qu'on lui reprochait la rendait également atteinte de surdité.
Sa stupidité semblait un fait si largement admis qu'elle se déclinait de différentes manières. Pour son amie Sally, sa tante et sa gouvernante Toiny, elle était la mignonne petite demoiselle un peu simple. Pour ses deux cousines, la gentille idiote. Pour les personnes qu'elle croisait régulièrement au village, la simple d'esprit, la petite oiselle ou la demoiselle enfant. Et depuis quelque temps, elle devenait l'adorable sotte ou la jolie simplette pour certains des rares messieurs que sa mère lui présentait comme des gentlemen.
Certes, elle se rendait bien compte qu'elle ne parviendrait jamais à structurer de belles et longues phrases comme la plupart des gens autour d'elle, ni à tenir le genre de discussions compliquées qui passionnaient les adultes ; encore moins à faire preuve d'esprit logique dans l'univers des sciences, ou à retenir la chronologie de l'histoire de l'art. Mais elle réfléchissait, tout de même ! Elle peignait bien et jouait du piano à ravir. Sa sensibilité la portait à s'intéresser aux autres, et elle essayait autant qu'elle le pouvait de se montrer agréable.
Le drame de sa vie se résumait au manque de confiance dont on l'entourait. On ne l'avait jamais laissé s'assumer sans aide, dans aucun domaine. Il semblait tellement évident pour tout le monde qu'elle était incapable de se débrouiller seule, qu'elle n'avait jamais été autorisée à choisir sa garde-robe ou à effectuer la moindre course sans être accompagnée d'un chaperon.
Est-ce que tout cela allait recommencer ici ?
Plongée dans le désarroi, elle atteignit la cour carrée qui donnait sur les écuries. Elle qui aimait tant les chevaux fit à peine attention au magnifique étalon qui piaffait en son centre. Tenu d'une main de maître par un Européen à la mine austère, l'animal attendait visiblement d'être pris en charge par un palefrenier encore invisible. Le regard noyé de larmes, Cynthia poursuivit sa route en baissant la tête. Toute à son accablement, elle évita de justesse de bousculer un jeune Indien qui sortait des bâtiments.
— Pardonnez-moi, s'excusa-t-elle en relevant brièvement les yeux.
— Il n'y a pas de mal, mademoiselle.
L'inconnu s'exprimait dans un anglais parfait. Il ne se moquait pas de sa maladresse, mais Cynthia l'ignora. Elle n'avait plus qu'une envie : se blottir contre le tronc de l'arbre d'Amman pour lui confier sa peine. Allongeant ses foulées, elle passa son chemin en oubliant de lui accorder ce sourire qu'elle distribuait ordinairement à chacun.
Sanjit regarda s'éloigner l'étrangère qui avait failli se jeter dans ses bras en haussant un sourcil d'étonnement. Il ne la connaissait pas, mais, s'il se fiait au bouche-à-oreille et à la description qui voyageait parmi les domestiques depuis la veille au soir, il venait probablement de croiser la fille de lord Beltran. Plusieurs parlaient de la teinte très claire de ses cheveux blonds et de la pâleur nacrée de sa peau. À les en croire, elle possédait aussi de magnifiques yeux d'un bleu céleste. La hâte de la demoiselle ne lui avait pas vraiment permis d'en juger. L'expression inscrite sur sa figure, par contre, l'avait saisi. Elle semblait bouleversée.
Sans la présence de M. Jonns, le régisseur, Sanjit l'aurait sans doute discrètement suivie. Il avait beau nourrir le plus profond mépris pour les Anglais, la peine qui se lisait sur le joli visage l'avait ému tout autant que sa cause l'intriguait. Sa curiosité bienveillante, alimentée par le fond de tolérance de la religion sikhe enseignée par son père, lui interdisait de se désintéresser du sort immédiat de cette personne. D'un autre côté, la rancœur qu'entretenait sa situation actuelle, jointe aux préceptes de castes issues de l'éducation hindoue donnée par sa mère, le poussait à identifier toutes les faiblesses de ceux qu'il considérait comme ses ennemis.
Il s'attendait d'ailleurs à ce que M. Jonns se lançât à la poursuite de la jeune fille pour la réconforter. Mais immobile au centre de la cour, l'Anglais se contenta d'un hochement de tête dédaigneux avant de se tourner vers lui, comme si le chagrin perceptible de la fille de son maître ne revêtait aucune importance.
— Hé, toi ! le héla-t-il d'un ton bourru. Ce cheval a besoin d'être brossé. Occupe-t'en tout de suite.
Sanjit s'avança pour prendre les rênes.
— C'est l'alezan de lord Beltran, se crut obligé de préciser le régisseur. Alors, fais en sorte qu'il soit frais et disponible dès que celui-ci manifestera le désir de le monter.
Le jeune homme inclina simplement le menton en signe d'assentiment. Il détestait cet individu imbu de sa personne, de sa fonction et de sa nationalité, qui s'adressait à lui comme s'il était incapable d'effectuer un travail correct. Arrivé d'Angleterre voici quelques mois en compagnie du nouveau propriétaire, M. Jonns ne parlait toujours pas un mot de pendjabi et ne ferait probablement pas d'effort pour apprendre les rudiments de cette langue. Comme la plupart des colonisateurs, d'ailleurs.
Sanjit exécrait ce mépris à peine voilé, et la colère l'obligea un instant à baisser ses yeux de velours sombre. Il n'avait pas le choix. Remplir sa mission exigeait un sacrifice. Mais qu'il aurait aimé que cet homme découvrît un jour le secret de ses origines !
— Va, s'impatienta le régisseur à ses côtés. Allez, dépêche-toi !
Sans rien dire, Sanjit entraîna l'animal vers les écuries. La grandeur de ces dernières témoignait de la splendeur de l'ancien palais et de l'importance de son maharadja. Aujourd'hui, la plupart des stalles demeuraient vides, et toute une partie du bâtiment restait à l'abandon. Lord Beltran ne possédait que deux chevaux d'attelage, cet étalon et trois juments de monte. Pour ses sorties, il privilégiait nettement le long véhicule rouge du nom d'automobile qui stationnait au garage. C'était un tas de ferraille pétaradant pas vraiment adapté pour le terrain marécageux avoisinant, et qui empuantissait l'air sur son passage. Mais, d'un autre côté, ce tas de ferraille pourrait bien l'aider à concrétiser son projet.
Rasséréné par ses idées de revanche, Sanjit s'apprêtait à passer la large porte des écuries, lorsqu'il jeta un regard du côté où s'était enfuie la jeune fille. Elle s'était arrêtée devant le grand arbre d'Amman planté près du puits, et elle entourait celui-ci de ses bras pour se presser presque amicalement contre lui. Un peu interloqué, il retint un sourire. Cette envahisseuse ne manquait décidément pas d'originalité. Il était curieux de voir comment elle allait s'acclimater.
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