De l'amitié à l'amour
Emmitouflée dans un gros châle de laine pour résister aux frimas de l'hiver, Cynthia se tenait assise sur une botte de foin odorante. Les coudes posés sur les genoux et le menton sur les paumes de ses mains réunies en conque, elle ne quittait pas Sanjit des yeux. Comme en adoration, elle suivait le moindre de ses mouvements. L'écurie se trouvait à l'opposé du vaste jardin qui s'étendait à l'arrière de la résidence, et elle s'était installée de façon à ce que personne ne l'aperçût de dehors.
Elle n'aurait jamais pensé agir de manière aussi cachottière un jour, mais elle n'imaginait pas non plus que son père l'obligerait à venir systématiquement saluer lord Mailbrown lorsqu'il recevait celui-ci. Or, depuis cinq mois, lord Mailbrown passait pratiquement une fois par semaine au palais, à la grande fureur de sa mère, qui ne parlait plus depuis à son époux que par domestiques interposés.
Si lord Berltran la surprenait ici, Cynthia se doutait qu'il la priverait de sorties. Peut-être s'en prendrait-il également à Sanjit. Cette éventualité la hérissait au plus haut point. Pour protéger son ami, elle n'hésiterait pas à braver la colère paternelle. Heureusement, l'ensemble du personnel semblait couvrir le but de ses escapades, même Inayat, que sa mère chargeait de veiller sur elle. Et Nalesh fermait aussi les yeux, alors qu'il recevait directement ses ordres de lord Beltran. Ce qui donnait parfois envie à la jeune fille de sauter au cou du vieil Indien pour le remercier. Sans son silence, jamais elle n'aurait pu rejoindre Sanjit si souvent.
Amusé par l'attention qu'elle lui portait, le jeune homme continuait de brosser la robe de l'étalon dont il s'occupait. Il aimait les chevaux, et dès que son service lui laissait quelques instants de libres, il filait à l'écurie. Le nouveau palefrenier tolérait d'autant plus facilement ses incursions qu'il ne rechignait jamais à lui donner un coup de main.
— Quel âge as-tu ? demanda soudain Cynthia.
Habitué à ses questions abruptes et décousues, il répondit en lui adressant un sourire :
— J'ai vingt-cinq ans.
— Tu es si vieux que ça !
Son exclamation arracha un rire à Sanjit.
— Tu me trouves vieux à ce point ?
Quand il était certain qu'ils étaient seuls, il la tutoyait naturellement, à la plus grande joie de la jeune fille, qui discernait là une véritable marque d'amitié. Elle avait insisté pour qu'il lui enseignât le pendjabi, et elle qui passait généralement pour une élève médiocre, avait montré une disposition inattendue pour cet apprentissage. Ses progrès rapides lui permettaient à présent de s'exprimer aisément dans cette langue, ce qui ravissait Sanjit.
— Je n'ai encore jamais eu d'amis aussi âgés, répondit-elle avec une petite moue qu'il jugea adorable.
— Et cela te pose un problème ?
Cynthia parut réfléchir, puis elle secoua énergiquement la tête.
— Non, affirma-t-elle en se relevant pour s'approcher de lui. L'âge n'a rien à voir avec les sentiments. Même s'ils sont fâchés en ce moment, je sais que mon père et ma mère s'aiment beaucoup. Et papa a onze ans de plus que maman.
Déconcerté par sa comparaison, le jeune homme tenta d'en déchiffrer le sens.
— Cynthia, que veux-tu dire exactement ?
La jeune fille plongea ses yeux dans les siens. Son expression reflétait la plus pure innocence, et pourtant, son regard témoignait d'une affection qu'il hésitait soudain à définir.
Depuis que Cynthia était venue chercher refuge entre ses bras, leurs rapports avaient totalement basculé. Lui qui désirait conserver une place en retrait, s'était révélé incapable de la repousser. La sympathie qu'il éprouvait pour elle lui interdisait de se détourner de son chagrin, et il avait trouvé les mots pour la consoler, en lui promettant son amitié.
Il s'en tenait depuis à ce pacte qui comblait sa propre solitude. C'était une agréable façon d'attendre le moment propice qui lui permettrait de remplir sa mission. Mais il n'avait pas prévu que les visites de la jeune fille le toucheraient à ce point. Et le degré de tendresse qu'il ressentait maintenant pour elle lui causait un souci. Se pouvait-il qu'il la chérît davantage qu'il ne l'aurait dû ? Et qu'allait-il se passer lorsqu'il partirait, si Cynthia s'attachait trop à lui ? N'était-il pas déjà trop tard pour faire marche arrière ? Il n'en avait d'ailleurs aucune envie.
Sensible à la moindre variation de son humeur, Cynthia perdit le sourire pour se mordiller les lèvres.
— Tu ne m'aimes pas ?
— Bien sûr que si, ne put-il s'empêcher de la conforter, incapable de déterminer le sens qu'il donnait lui-même à ce terme lorsqu'il la concernait.
— Alors, laisse-moi t'aider, répondit-elle en retrouvant un air serein.
La jeune fille fit un pas pour s'intercaler entre le cheval et lui. Posant la main sur la sienne, elle se mit à accompagner le mouvement de la brosse qui lustrait l'alezan. Ce n'était pas la première fois qu'elle osait un geste aussi familier, et Sanjit en ressentait toujours une légère euphorie qu'il se reprochait ensuite. La sentir si proche finissait de le déconcerter. La chaleur de sa paume sur sa peau éveillait en lui le besoin de se serrer davantage contre elle, et il se contenait avec difficulté. Honteux, il dut lutter contre l'envie d'embrasser délicatement le creux de sa nuque dégagée. Il ne devait pas se laisser aller à de telles pensées.
— Parce que moi, je t'aime beaucoup, poursuivit Cynthia en s'efforçant de copier la soudaine lenteur de son brossage.
— Il ne faut pas dire ça, répondit-il d'une voix posée.
— Pourquoi, j'ai dit quelque chose de mal ?
Entendre sa déconvenue le flagella. Il redoutait tant de la blesser.
— Non, petit oiseau, tu n'as rien dit de tel, l'apaisa-t-il en déposant un baiser discret sur sa chevelure.
Soulagée, Cynthia se détendit jusqu'à s'appuyer contre lui. Un instant indécis sur la réaction à adopter, il finit par passer son bras libre autour de sa taille pour rapprocher davantage leurs deux corps. Après tout, il faisait plutôt froid ce jour-là, et il n'était coupable que de la réchauffer. Le gloussement de satisfaction de la jeune fille parvint à lui arracher un sourire.
Ainsi pelotonnée contre lui, elle se sentait à l'abri du monde.
Sanjit appréciait la douceur du moment présent, mais le souvenir de ce qu'il lui restait à faire amena dans sa bouche un goût de cendre.
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