Aveux et désespoir


La véhémence des mots d'une dispute tira Sanjit des limbes de l'inconscience. Il aurait aimé manifester son réveil, mais malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à ouvrir les yeux. Fiévreux et nauséeux, il reposait sur un matelas dur. Il était allongé sous une couverture épaisse, et pourtant, il avait froid. Vainement, il tenta d'attirer l'attention. Son corps refusait de lui obéir. Une drogue puissante avait dû lui être administrée. Sans doute pour calmer la douleur de ses blessures.

Progressivement, la mémoire lui revenait. Il se souvenait du tigre. De sa frayeur pour Cynthia. De son geste pour la repousser. De l'attaque imparable du fauve. De la sensation cuisante des griffes qui labouraient sa chair. Et puis, plus rien...

Une lourde odeur de santal flottait dans la pièce, semblable à celle qui parfumait le logis de Nalesh. Il aurait aimé se concentrer sur ses perceptions pour identifier son environnement et évaluer son état, mais la virulence des paroles échangées autour de lui obnubilait tout le reste.

— Tu n'as rien à faire ici, Cynthia, gronda avec colère la voix de lord Beltran.

— Voyons, Édouard, elle désirait juste prendre de ses nouvelles. Quoi de plus naturel ? Il lui a tout de même évité de tomber entre les pattes d'un tigre, tempéra lady Beltran.

La réponse de son époux claqua sèchement.

— Elle a désobéi une nouvelle fois pour rejoindre le quartier réservé aux domestiques sans ma permission !

— Ne soyez pas hypocrite, s'agaça sa femme. Vous savez très bien que si elle vous avait demandé l'autorisation, vous ne la lui auriez jamais accordée.

— Et pour cause ! s'exclama lord Berltran. Cette histoire n'a que trop duré. Dès qu'il sera remis, j'exige que ce garçon quitte le palais dans les plus brefs délais. Quant à toi, jeune fille, il est hors de question que tu continues à mélanger ainsi tes fréquentations.

— Vous êtes injuste, père, répliqua Cynthia d'un ton attristé. Il m'a sauvé la vie.

— J'en ai bien conscience, admit celui-ci sans mauvaise grâce, ce qui surprit Sanjit. Ce fait explique qu'il ne sera pas puni pour sa conduite précédente. Mais ne m'en demande pas davantage !

Peu désireux de subir le feu croisé des récriminations de sa femme et sa fille, lord Beltran tourna les talons pour sortir du logement de fonction de Nalesh. Que le majordome s'occupât du jeune homme était une bonne chose, même si cela l'obligeait à tolérer la présence de Sanjit un peu plus longtemps. Il ne remettait en cause ni le courage de ce dernier, ni la dette qu'il avait à présent envers lui, mais aucune raison ne justifiait qu'il sacrifiât la réputation de Cynthia à un intérêt disproportionné. Il devait veiller à rétablir un juste équilibre entre les deux jeunes gens.

Les dépendances qui abritaient les domestiques se situaient au fond du parc, et il remonta l'allée centrale pour retourner vers le palais à grands pas. Toute cette histoire le chamboulait plus qu'il n'acceptait de l'admettre. Il ressentait à la fois de l'irritation et de l'embarras.

Il n'appréciait pas vraiment d'endosser le mauvais rôle. Mais il n'avait pas le choix. Les dires de lord Mailbrown avaient beau lui rester en travers de la gorge par leur manque de discrétion, ils ne laissaient planer aucune ambiguïté quant au rapprochement entre sa fille et son chauffeur. L'honneur de sa famille exigeait qu'il mît le holà à cette aventure.

D'un autre côté, il comprenait parfaitement la reconnaissance de Cynthia. Il était arrivé juste à temps pour voir le geste de Sanjit et il avait béni le jeune homme pour son réflexe. C'était lui qui avait tué le tigre, et il n'hésiterait pas une seconde à le refaire pour sauver Sanjit ; même après les propos désastreux de lord Mailbrown auprès des autres membres de la bonne société. La bienséance commandait toutefois que chacun retournât à sa place.

Pendant ce temps, debout à côté du lit étroit dans la petite chambre de Nalesh, bien loin de se douter des états d'âme de son père, Cynthia ne quittait pas des yeux le visage exsangue de son bien-aimé. Elle redoutait tant de le perdre. L'arrivée intempestive de ses parents l'avait obligée à lâcher sa main, et après l'éclat précédent, elle n'osait pas la reprendre. Les commérages de lord Mailbrown lui avaient au moins permis de saisir une chose : son amour ne devait pas avoir de témoin. Elle avait mis longtemps à comprendre ce sentiment étrange qui la guidait invariablement vers le jeune homme. Mais maintenant, elle savait, et la pensée d'être séparée de lui la rendait malade de chagrin.

Derrière elle, sa mère tenta de la raisonner.

— Ton père te paraît dur, mais il ne cherche qu'à agir pour ton bien. Il t'aime et, comme moi, il ne te suspecte de rien d'autre que d'une amitié mal assortie. Les propos de lord Mailbrown ont écorné ta réputation. Il est préférable que Sanjit et toi ne vous rencontriez plus. Ton père tient à ce que tu rentres un moment en Angleterre, le temps que cette histoire s'apaise. Et je t'avoue que cette idée n'est pas pour me déplaire. Tu aimais tellement le Devonshire. Je suis sûre que tu oublieras tout ceci très vite là-bas.

— Je sais que je ne suis pas très futée, maman, répondit la jeune fille, sans quitter des yeux le beau visage à présent crispé de douleur. Mais ce n'est pas une raison pour me prendre pour une girouette. Jamais je n'oublierai Sanjit.

Ces paroles amères surprirent lady Beltran.

— Je n'ai jamais voulu sous-entendre une telle chose, ma chérie.

— Ah, pourtant j'avais bien l'impression que vous le pensiez.

Se retournant pour donner plus de poids à son intervention, Cynthia questionna sa mère en lui jetant regard plein de reproches :

— Comment pouvez-vous imaginer une minute que l'air du Devonshire me permettra d'oublier Sanjit ?

— L'oublier, peut-être pas, nuança cette dernière. Mais ne plus lui accorder une place si importante. Tu as laissé tous tes amis là-bas, Cynthia. Je comprends qu'ils te manquent, et que tu aies fait un transfert sur ce jeune homme. Mais il n'aurait jamais dû répondre à tes avances.

— Vous êtes aussi injuste que papa. Sanjit n'a jamais rien fait de mal.

— Je te crois. Néanmoins, nous ne pouvons pas mettre en doute la parole de lord Mailbrown lorsqu'il prétend qu'il te serrait entre ses bras.

— Il n'y a pas de mal à se serrer contre quelqu'un, se braqua Cynthia avec une moue têtue.

— Ne te fais pas plus enfant que tu ne l'es en réalité, la reprit plus sévèrement sa mère. Il y a des choses qui se font, et d'autres qui ne se font pas. Et celle-ci fait partie de la seconde catégorie.

— Pourquoi, parce que c'est un domestique ?

Le silence de lady Beltran était éloquent, et la jeune fille en éprouva une immense déception.

— Peux-tu me promettre que cette visite sera la dernière ? insista mon rudement sa mère.

— Mais je l'aime, se justifia Cynthia d'une toute petite voix.

— Oui, je sais que tu le considères comme un très bon ami. Mais tu es jeune. Dis-toi que la vie t'offrira d'autres amitiés.

— Vous ne comprenez pas, maman, se désespéra-t-elle en se tordant les mains. Je ne l'aime pas seulement comme un ami. Je l'aime comme vous aimez papa.

La lune serait tombée aux pieds de lady Beltran qu'elle n'aurait pas été plus sidérée. Sa petite fille concevait-elle vraiment une telle différence ?

— Tu ne sais pas ce que tu racontes, se reprit-elle.

Mais Cynthia était décidée à défendre l'amour qu'elle éprouvait bec et ongles.

— Si je le sais. Sanjit est la meilleure personne qui soit au monde. Il est patient et il a toujours le temps pour m'apprendre des choses. Il est là lorsque j'ai de la peine et il me parle avec beaucoup de gentillesse. Personne n'a un sourire aussi beau que le sien. J'aime ses yeux. J'aime son odeur. J'aime sa façon de marcher. J'aime lorsqu'il murmure en caressant les chevaux. Mais j'aime encore plus lorsque je peux me blottir dans ses bras. Je suis sûre que rien ne peut m'arriver de mal lorsqu'il est là. Parce qu'il est aussi doux qu'il est fort. J'aimerais pouvoir m'allonger pour dormir auprès de lui, et l'embrasser comme vous le faites parfois avec papa. J'aimerais pouvoir passer des journées entières avec lui. Et je me dis parfois que vivre le restant de ma vie à ses côtés serait merveilleux. Alors, ne me dites pas que je ne sais pas comment je l'aime, acheva-t-elle, les larmes aux yeux.

À l'énoncé de ce plaidoyer, lady Beltran dut admettre que sa petite fille semblait non seulement capable de faire la différence, mais qu'elle était sincèrement éprise. Cette révélation l'émut tout en l'attristant profondément. Si seulement Sanjit avait appartenu à une autre classe... Indien et riche, il y aurait peut-être eu matière à négocier. Mais Indien et pauvre, même si elle déployait des trésors de conciliations, son époux ne serait jamais d'accord.

— Je suis désolée, ma chérie, répondit-elle en ayant conscience qu'elle allait lui briser le cœur. Cette fois-ci, il faudra obéir à ton père.

Inutilement, Sanjit essaya de se manifester. Les sanglots de Cynthia emplissaient à présent la chambre, affligeant son âme. Enfin, la mère de celle-ci parvint à l'entraîner au-dehors. Bouleversé par ce qu'il venait d'apprendre, le jeune homme sombra à nouveau dans un sommeil fiévreux.

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