Des pensées et des ronces
Écrit pour le "grand concours de talent" organisé par @InkClover
Objectif : sortir de sa zone de confort (ce texte va donc être aux antipodes de ce que j'écris d'habitude).
7h12 : arrivée du bus. Tu montes, comme d'habitude. Et comme d'habitude tu vas te mettre à la même place, au milieu du bus, dans le seul renfoncement sans siège. Là où tu dérange le moins, face aux portes du milieu. Pour sortir rapidement en cas de besoin. C'est une journée d'hiver comme une autre. Enfin non, pas exactement, une journée de fin d'automne plutôt. Tu peines à garder les yeux ouverts. Tu n'as pas bien dormi cette nuit, cela fait partie de ta routine. Et dans ton ventre, bien au chaud, blotties au fond de ton estomac, elles t'accompagnent. Elles aussi sont une partie de ta routine.
5h34 : Elles te réveillent. Elles forment une masse épaisse au fond de ton ventre, une boule dure qui s'agite et qui pulse. Tu sens leurs ramifications enfoncées dans tes membres, leurs lianes aux épines acérées enroulées autour de tes poumons. Tu as du mal à respirer. Tu es totalement paralysée. L'attente commence.
5h46 : le temps s'égrène avec lenteur. Tu fixes le plafond. Tu sens les battements assourdissant de ton propre coeur. Tu entends leurs grouillements dans ta chair. Tu goûtes à la souffrance de leurs épines qui s'enfonce de plus en plus profondément dans ton corps. Tu es seule, avec elles, dans l'obscurité. Certaines plantes n'ont pas besoin de lumière pour se propager.
6h03 : plus que 42 minutes avant que ton père n'ouvre la porte. Tu peux déjà entendre sa voix te disant qu'il est l'heure de se préparer. Tous les matins, il pense te réveiller. Dans le noir, tu attends d'être libérée de leur règne.
6h44 : plus qu'une minute à patienter. Tu sens ses pas dans le couloir. Il marche sur la latte qui grince, celle juste devant ta porte. À contre-coeur, elles commencent à se retirer de ton corps, se recroquevillent dans ton ventre.
6h51 : tu te forces à avaler un yaourt. C'est un rituel auquel tu t'accroches, il veut dire que tu vas bien. Dans ton estomac, elles prennent toute la place, refusent toute nourriture. Tu sens le malheureux yaourt remonter, tu le ravales en silence.
7h03 : tu te démêles les cheveux à grands coups de brosse. Tu essayes d'apercevoir ton reflet dans la glace. Peine perdue sans tes lunettes. Même tes contours flous ont l'air fatigué.
7h06 : c'est l'heure de partir. Tu mets tes chaussures, dis au revoir à ton père. Il te souhaite une bonne journée. Tu prends tes clés, attrapes ton sac. Tu sens leurs nœuds inextricables se resserrer au fond de ton estomac.
7h08 : tu descends les quelques marches en bas de ton immeuble et traverses la place couverte de gravillons qui te sépare de ton arrêt de bus. Le vent te frappe de plein fouet. Il doit être froid. La seule chose que tu sens c'est cet amas d'épines durcies qui ballote à chacun de tes pas. Elles sont tellement lourdes qu'elles te font te ployer en avant, te recroqueviller sur toi-même, vers ton noyau de souffrance. Tu sais que ce n'est pas bien. Tu devrais te déplier, respirer à plein poumons l'air froid du matin. Ça aide à les rendre moins encombrantes, plus faciles à transporter. Tu essayes, ton souffle se bloque dans ta gorge. Elles ont déjà gagnées trop de terrain.
7h15 : le bus s'arrête, des gens montent. Beaucoup de gens. Ils viennent se coller les uns aux autres et, par conséquent, se coller à toi. Tu as de plus en plus de mal à respirer. Ces contacts indésirés les excitent un peu plus et elles partent à l'assaut de ta gorge. Tu tente de les noyer dans la musique de ton casque. Peine perdue. Elles s'enroulent joyeusement autour de tes cordes vocales. Il est trop tard pour appeler à l'aide.
7h17 : Tu es envahie par toutes ces odeurs corporelles qui viennent renforcer ta nausée. Leurs tiges acérées viennent maintenant jusqu'à tes glandes lacrymales. Tu peux les sentir boire ta détresse avec avidité. Tu essaies de te distraire, de les ignorer. Tu regardes les gens autour de toi, enfin pas trop longtemps, tu as trop peur de croiser leur regard, qu'ils puissent te percevoir, te juger en tant qu'être tangible. À cet instant tu aimerais être invisible, pouvoir voir mais ne pas être vue.
7h26 : un autre arrêt. Les gens rentrent et sortent dans un flot continu. Tu regardes dehors : il pleut. Elles commencent à attaquer ton cerveau, tu le sens, leurs épines impatientes se jettent sur la substance grise de ton cortex. Tout au fond de ton estomac, leurs racines s'enfoncent un peu plus dans ta chair. La main crispée sur la barre métallique du bus, tu es paralysée. Seule dans cette marée humaine, tu te replis sur toi-même.
7h32 : ton esprit cherche par tous les moyens à fuir loin d'elles mais tu y reviens toujours, d'une manière ou d'une autre. Tu te souviens de leur germination. Tu étais en 5ème. Non, en 6ème. Oui, c'est cela, en 6ème. 6ème, semaine de la rentrée, c'est ton premier jour de cours, un jeudi. Ton collège est à un kilomètre de chez toi, tu y vas à pied. C'est la première fois que tu quittes ton quartier. Avec des amis vous vous êtes donnés rendez-vous pour faire le trajet ensemble.
8h47 : personne ne vient. Tu vas être en retard. Alors tu y vas. Seule. Tu te sens abandonnée. Tu retiens tes larmes sur tout le chemin.
8h55 : Tu arrives à l'heure, en un seul morceau. Tes amis sont déjà là, ils s'excusent. Ils n'avaient pas l'heure sur eux, sont arrivés en avance, ont eu l'impression de t'attendre longtemps et, comme tu ne venais pas, sont partis. Tu leur pardonnes. Tout est bien qui finit bien. Ce que tu ne sais pas encore, c'est que les graines qui sommeillent depuis ta naissance au fond de ton organisme n'attendaient qu'une occasion comme celle-là pour germer.
7h36 : plus que deux arrêts. Une mère essaye de sortir avec sa poussette, se fait emporter par la marée humaine, résiste. Le bus referme ses portes, commence à repartir, l'emportant avec lui. Elle crie quelque chose à l'adresse du chauffeur. Sa voix est couverte par la musique de ton casque. Le bus s'arrête de nouveau, brusquement, projetant les gens les uns contre les autres comme des quilles de bowling. Tu butes contre une vieille dame à l'air effaré, marmonne une excuse que tu n'entends pas, baisse la tête. Même si ce n'est pas de ta faute tu as honte. Tu essaies d'avaler ta salive, elles t'en empêchent. Elles sont logées au coeur de ton cerveau maintenant, bien confortablement installées dans ton amygdale. Elles sont tellement lourdes que tu as l'impression que tu vas traverser le sol métallique sous tes pieds.
9h02 : ton premier cours est à 10h, comme tous les vendredis. Ils ménagent les 6èmes. Le reste de ta famille commence plus tôt, tu vas être seule un moment. Tu as hâte, tu vas pouvoir jouer à la DS avant de partir. Ton père et ton frère s'en vont, tu entends la porte de l'entrée claquer derrière eux. Tu es aux toilettes, tu n'as pas pû leur dire au revoir. Tu es seule. Cette pensée te réjouis, devrais te réjouir en tout cas. Mais tu ressens quelque chose que tu n'avais jamais remarqué auparavant. Une boule dure au fond de ton estomac. Qui pulse douloureusement.
9h12 : tu as rendez vous avec tes amis à 9h30, ils seront là cette fois-ci. Mais toi peut-être pas. Pour la première fois tu sens leurs lianes qui s'élancent et prennent possession de ton corps, enfonçant leurs serres dans ta chair. Tu ne comprends pas ce qu'il t'arrive, tu es terrifiée, aveuglée par la douleur. Tu n'as pas encore de téléphone portable, tu es trop jeune. Le téléphone fixe ne marche plus depuis une semaine. Tu es coupée du monde, bien trop terrorisée pour aller sonner chez la voisine. Alors tu reste seule dans ta souffrance, tu pleures toutes les larmes de ton corps, tu hurles pour qu'on vienne te sauver. Tu meurs de l'intérieur, elles te tuent.
9h43 : un son strident vient interrompre ton agonie. L'interphone. Tu décroches. Ce sont tes amis, inquiets que tu ne sois pas venue au rendez-vous. Tu pourrais descendre les rejoindre, partir avec eux. C'était ce qu'il fallait faire pour qu'elles se rendorment, tu le sais maintenant. Mais à l'époque tu ne sais rien. Et comme tu ne peux pas mettre de mots sur ce qu'il t'arrive, tu leur dis que tu es malade, qu'il faut qu'ils aillent au collège, pour qu'ils appellent tes parents. Ils promettent de le faire. Ils s'en vont. L'agonie recommence. Et l'espoir ne suffit pas à faire taire tes supplications et tes sanglots.
7h38 : ce jour là tu as été sauvé par tes grands parents. Prévenus par tes parents, ils sont venus te chercher et tu as passé la journée chez eux. Depuis, elles ne t'ont jamais quittées. Elles sont le métronome qui rythme tes journées.
7h40 : tu descends au prochain. Le bus s'est lentement vidé depuis, tu respires un peu mieux, elles commencent à se rétracter, à retourner au fond de leur tanière.
18h17 : quand tu rentres de chez tes grands-parents, tu expliques tout à ta mère. Tu essayes de trouver les mots. Elle a l'air terriblement inquiète. Elle te demande si d'autres élèves se sont moqués de toi au collège, le jour de la rentrée. Elle a peur que le cycle se répète. Mais non, ce n'est pas ça. Tu ne sais d'ailleurs pas comment tu as fait pour y échapper durant toutes ces années, tu as toujours eu la tête de l'emploi.
7h41 : Saviez-vous que les traumatismes pouvaient se transmettre génétiquement d'une génération à une autre ? C'est ce que tu as lu récemment. Les parents plantent, sans le vouloir, les graines au fond de l'estomac de leurs enfants. La plupart du temps, elles ne font que sommeiller, bien au chaud dans cette matrice. Et chaque personne ajoute de nouvelles graines au jardin de celui ou celle qui lui succédera. Et, parfois, elles germent, dans le ventre d'une adolescente sans histoire, lors d'un minuscule cataclysme, par exemple. Tu penses à la première personne qui a planté une graine, ton arrière-arrière-arrière-grand-mère. Tu ne lui en veux pas. Ni à elle, ni à aucune de celles qui viennent après elle.
7h42 : tu sors du bus, traverses le passage piéton, montes les quelques marches qui te séparent des bâtiments délavés du lycée. Tu as 13 minutes d'avances. Au fond de ton ventre, les ronces se rendorment.
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