Le temps de l'amour

Laurenzo scrutait la note sur laquelle le belge avait noté son numéro. Il l'avait brièvement rencontré durant les vacances et l'inconnu lui avait laissé une impression atypique. Du fond de son lit le jeune homme se demandait si il devait l'appeler. Finalement, il chiffonna le bout de papier, le jeta à l'autre bout de sa chambre et rabattu la couette sur sa tête.

Il voulait rester ainsi jusqu'à la fin des temps.

Laurenzo se détestait d'être aussi faible face au néant désertique de sa vie amoureuse et maudissait le jour qui se levait sur cette date fatidique.

La sonnerie du réveil sonna comme les coups de marteau d'un juge intraitable.

Il était l'heure.

Le jeune homme se releva sur le matelas grinçant et risqua un coup d'œil vers l'horloge digitale. Le résultat était sans appel. Le 14 Février brillait d'un halo rouge comme les flammes de l'enfer.

Il soupira en se levant avec appréhension.

Le jeune homme se servit un bol de céréales avec le peu de lait qui restait dans la brique. Il actionna la cafetière mais s'aperçut au dernier moment que le café était en rupture de stock chez lui. Laurenzo grogna en prenant un post-it sur lequel il marqua Va faire les courses. Il souligna plusieurs fois la phrase. Il rajouta cinq points d'exclamation. Prit dans son élan, il gribouilla un visage mécontent.

Le pauvre bougre traîna sa carcasse vide de caféine hors de la cuisine pour prendre une douche rapide et se glissa dans des habits confortables.

Un sourire apparut enfin sur son visage lorsqu'il tourna la tête vers ses animaux de compagnie. Deux cages traînaient sur son bureau. Dans la première, un jeune rat grignotait de la verdure en ignorant complètement l'humain qui lui servait de propriétaire. Le deuxième, plus âgé, observait son maître avec deux grands yeux mouillés. Ému, le jeune homme ouvrit la cage.

Le rat se lova sur sa paume. Laurenzo aurait aimé passer la journée avec ce petit corps chaud blotti contre sa main.

Il soupira de nouveau et se dégagea de l'emprise du petit animal. Malgré l'attendrissement que ressentait Laurenzo face à cette pauvre créature qui resserrait ses pattes sur sa peau comme pour le retenir, le jeune homme ne pouvait échapper à son destin.

Il ouvrit la porte de son appartement et vit, sans aucune surprise, l'objet de sa désolation qui l'attendait sur le perron.

« - Cupidon !

- Laurenzo, sale petit dessinallion, j'ai dû repasser mon permis d'arme une bonne trentaine de fois à cause de toi. Aujourd'hui sera le jour où tu tomberas amoureux quitte à ce que tu en crèves, fils de pute.

- Oh ! Tu veux vraiment qu'on parle de Vénus, mon petit chou ?

- Je vais te trouer la peau! »

Laurenzo sauta par dessus le chérubin et dévala les escaliers. D'un coup d'épaule il défonça la porte du hall de son immeuble. Il entendit un battement d'aile, leva la tête, la pointe d'une flèche en forme de cœur visait son front. Il sauta sur le côté à temps pour éviter cette dernière qui trancha le bitume et se ficha dans le trottoir.

« - Tu les as renforcé à ce que je vois. » Constata Laurenzo avec un sourire goguenard qui avait le don de mettre Cupidon en furie.

« - Rien ne m'empêchera de te faire éprouver l'amour !

- L'amour m'a déjà éprouvé ! »

Surpris par cette déclaration, Cupidon abaissa légèrement son arc. Laurenzo profita de cet instant d'inattention pour sprinter jusqu'au portail. Durant sa course, le jeune homme s'imagina sauter sur la grille et l'escalader, mais juste devant il se rappela qu'il n'était pas doué pour ce genre d'exercice. Il freina précipitamment et ouvrit la porte grinçante. Il la referma d'un coup sec et reprit sa chevauchée sauvage. Le jeune homme était prit en chasse par le plus dangereux des prédateurs. L'un de ceux qui n'ont pas besoin de poursuivre leurs proies pour les attraper car ces dernières se jetaient volontairement dans les traîtres filets de l'amour. Mais Laurenzo ne se rendra jamais sans se battre. Il accéléra et alterna sa foulée avec des petits sauts transversaux pour échapper aux salves vengeresses de Cupidon.

Les gens aux alentours l'observaient dans sa course, perplexes. Cela faisait partie de sa malédiction annuelle. Le chérubin avait le pouvoir de se rendre visible aux yeux des humains qu'il désire, mais restait invisible pour les autres. Laurenzo jura entre ses dents lorsque une flèche le frôla pour se planter dans la poitrine d'une adolescente. Cette dernière se jeta au cou du garçon à côté d'elle pour une séance de bécotage passionnée.

« - Espèce de taré, t'as mis la dose ! » Beugla Laurenzo complètement paniqué par l'acharnement du nourrisson volant.

« - Mais regarde ce débordement d'amour. Ça ne te donne pas envie ?

- Si, envie de vomir ! »

Un bus passa près de lui, il résista à la tentation de monter dedans. Il eu un terrible flash-back de l'année dernière. Il se pensait en sécurité dans cette carcasse en métal. Or, Cupidon avait traversé le mur et failli avoir le jeune homme coincé entre deux passagers stoïques. Il n'avait pu s'échapper qu'en détruisant la fenêtre avec le marteau spécial issue de secours pour sauter le bus en marche. Cette mésaventure lui avait coûté une jolie amende.

La fuite à pied était la meilleure solution pour le moment.

Au bout de plusieurs minutes éprouvantes, Laurenzo vit enfin le bâtiment tant espéré : Le centre de loisir La Paillasse. Le jeune homme traversa la cour des enfants, encore déserte à cette heure. Il se précipita à l'intérieur et scruta l'extérieur par la vitre. Le chérubin avait été distrait de la course poursuite par la marelle et s'amusait à descendre du ciel à la terre et inversement.

Laurenzo en profita pour reprendre son souffle et se dirigea vers la salle de repos pour déposer ses affaires.

Attablé à l'une des rares tables de la pièce, un gobelet dans une main, un journal froissé dans l'autre, le patron de Laurenzo était déjà là.

« - Hey Laulau ! T'es bien matinal. T'as vu mon m... »

Laurenzo posa vivement sa main sur la bouche de son patron.

« - Ne me fais pas repérer, il essaie de me trouer. »

Le patron se dégagea avec un petit sourire moqueur.

« - Tu as trouvé un admirateur en ce merveilleux jour des amoureux ?

- Presque. Cupidon essaie chaque année de me planter une flèche d'amour et jusqu'à maintenant j'ai réussi à lui échapper, mais aujourd'hui il a renforcé ses projectiles. Ils peuvent transpercer le béton !

- Étrangement, je te crois. »

Au même moment, la porte explosa et un Cupidon furieux apparut dans son encadrement. Le patron se pencha vers Laurenzo.

« - Toi aussi tu vois un bébé en couche culotte armé d'un arc bandé d'une flèche en forme de cœur ?

- C'est Cupidon !

- Je vois... Et si nous courions pour sauver nos vies ?

- Avec joie. »

Les deux hommes se ruèrent sur la deuxième porte de la salle de repos tout en se baissant pour éviter les flèches tirées par Cupidon.

« - Patron, pourquoi tu cours toi ? T'aimes bien la Saint Valentin pourtant.

- Peut-être, mais si quand on se fait toucher on tombe amoureux du premier humain à proximité, et bien... Pour te faire un dessin, à cette heure aussi matinale il n'y a que toi et moi dans le bâtiment. »

Laurenzo scruta son patron un moment. Puis, alerté par cette révélation, il accéléra sa course.

Le centre de loisir était un véritable labyrinthe. Une dizaine de salle de jeux, quatre pièces réservées pour la sieste et une cafétéria aussi grande qu'un terrain de football américain. Le tout était relié par un enchevêtrement d'escaliers et de couloirs aux couleurs ensoleillées. Le bruit de leurs pas ricochait sur les murs et résonnait à travers le bâtiment. Le lieu semblait désert sans les cris des enfants.

Finalement, les deux hommes trouvèrent refuge dans la cuisine. Laurenzo était assis sous une table en reprenant son souffle. Son patron, lui, avait ouvert tous les frigos jusqu'à dénicher les tartes au chocolat prévues pour le déjeuner d'aujourd'hui. À peine le film plastique retiré, il engloutit les parts les unes après les autres.

« - Tu pourrais éviter de te goinfrer dans un moment pareil ?

- Le stress me donne faim. Mais ne t'inquiète pas, je dévore en flèche.

- Oh non, pitié !

- Quoi ? Tu n'aimes pas ma pointe d'humour dans cette situation ?

- Tu sais quoi ? On n'a qu'à se séparer. Comme ça, si Cupidon touche l'un d'entre nous, on ne tombera pas amoureux de l'autre.

- Mauvaise idée. Si on reste ensemble je pourrais te servir de bouclier. Ça ne me dérange pas d'être touché. Après tout, je ne déteste pas l'amour.

- Je ne le hais point ! C'est juste que je ne veux pas être en couple, pour le moment.

- Je trouve que ta réponse est un peu piquante.

- Ça suffit ! » Hurla Laurenzo.

Son patron lui plaqua le poing contre sa bouche.

« - Calme toi Laulau, t'as l'air tendu. »

Le jeune homme poussa le poignet de son interlocuteur d'une main rageuse.

« - Tendu ?! Écoute mec, je suis poursuivi chaque année par un stupide dieu de l'amour miniature qui tente littéralement de me transpercer avec une flèche, je suis condamné à rester enfermé dans un bâtiment avec toi parce qu'on doit ouvrir dans quelques minutes et le pire de tout, je n'ai pas encore pris de café !

- Tu n'as pas pris de café ?!

- Non ! Et ici il n'y a que du stupide jus de fruits. Et j'ai même pas pensé à prendre mes clopes.

- Les miennes sont dans la salle de repos.

- Avec la machine à café. » Glapit Laurenzo.

Le patron posa une main ferme sur l'épaule de son employé, se racla la gorge et ordonna d'un ton décidé.

« - Nous devons retourner dans la salle de repos. »

Ils s'emparèrent d'un balai, d'une cagette de tomates et de plats à servir. Les deux hommes sortirent prudemment de la cuisine. Un battement d'aile se fit entendre au dessus d'eux. D'instinct, ils placèrent les plats en métal sur leurs têtes. Des flèches les heurtèrent de plein fouet et les plateaux explosèrent en un nuage pourpre.

« - plan B ! » Hurla Laurenzo.

Ils plongèrent les mains dans la caisse des fruits et légumes pour en sortir des tomates bien mûres. Ils en lancèrent sur Cupidon. La vue de ce dernier se brouilla et, dans une tentative de tir désespérée, le chérubin détruisit la cagette avec son contenu.

« - Quelle poisse ! » Pesta le patron. Il empoigna Laurenzo et courut à pleines jambes dans le couloir sous le cri vengeur de Cupidon.

« - Je sais où vous allez !

« - Il y sera avant nous. Il peut passer à travers la matière. » Précisa Laurenzo.

- Alors pourquoi il explose les murs ?

- Parce que c'est un gamin prétentieux qui aime faire étalage de sa force.

- On en gère une bonne vingtaine par jour, pourquoi on n'arrive pas là ?

- Heu... parce qu'il a des super pouvoirs ?

- Tu marques un point. »

Comme prévu, Cupidon était arrivé avant eux. Laurenzo balança le balai sur le chérubin qui l'esquiva aisément.

Le patron souleva une table et s'en servit comme bouclier improvisé. Il s'empara de dosettes et les lança avec dextérité sur le Cupidon qui alla se cacher derrière la lampe au plafond.

Le patron fit de grand signe à Laurenzo qui était accroupi dans l'encadrement de la porte.

« - Go soldat ! C'est le moment, fonce !!!

- T'es à fond toi.

- Vas y pour notre pays, notre liberté d'aimer ou de ne pas aimer et le café ! »

Laurenzo soupira bruyamment puis se dirigea avec précaution vers la machine à café. Il l'enclencha et un bruit familier résonna dans les couloirs du bâtiment. Le jeune homme ramassa une dosette échue par terre et l'introduisit dans la machine.

Pendant que Laurenzo s'occupait du café, Cupidon banda son arc et le visa.

« - Laulau attention ! » Hurla la patron.

Ce dernier se précipita sur le jeune homme et le protégea de son torse, la flèche se ficha dans son dos.

Laurenzo le prit par les épaules.

« - Patron ! Nooooooooooooooon !

- L'importance, c'est que toi tu n'aies rien. Tu dois survivre à cette journée, Laurenzo. » Répondit le patron d'une voix rauque.

« - T'en fais pas un peu trop ? » Souffla le jeune homme en levant les yeux au ciel.

Soudain, il se figea. Ils étaient en dessous d'une branche de gui. Son patron l'avait accrochée là pour le taquiner avec le baiser traditionnel de fin d'année et ne l'avait toujours pas enlevée. Typique de ce dernier. Le patron suivit son regard puis son visage s'illumina.

« - Laurenzo, embrasse moi ! » Chuchota t-il sous le regard furieux de Cupidon.

« - Oh non patron ! La flèche a déjà atteint ton cerveau.

- Écoute moi ! Ce nourrisson te poursuit chaque année pour que tu tombes amoureux, si il croit que tu l'es déjà alors il te laissera tranquille. »

Laurenzo pinça les lèvres, réticent. Lentement, il s'approcha de son patron, ce dernier fit de même. Cupidon se campa face à eux, l'arc bandé, une flèche dirigée sur la tempe de Laurenzo.

Leurs lèvres entrèrent en collision.

Abasourdi, le chérubin lâcha son arme. Vif comme l'éclair, Laurenzo mit fin au chaste baisé, s'empara de l'arc et le brisa en mille morceaux avec rage.

« - Tu as déjà un amoureux ?!

- ... Peut-être.... » Répondit Laurenzo du bout des lèvres.

Des étoiles remplacèrent les yeux de Cupidon qui laissa exploser sa joie en un hurlement retentissant. Puis, il disparut dans un nuage cramoisi.

Loin de cette menace, Laurenzo pouvait enfin se détendre.

« - Merci patron ! »

Il se tourna vers l'autre homme mais recula aussitôt. Ce dernier avait un grand sourire qui n'annonçait rien de bon et un éclat malicieux dans le regard.

« - Viens ici ! On recommence !!

- Non !

- Je te porte au pire !

- Fous-moi la paix, taré !! »

Et la course poursuite repartie de plus belle. Laurenzo compris alors que s'il était parvenu à se débarrasser de ce désastre annuel, c'était au prix d'un lourd tribut : la création d'un nouveau fléau.

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