Chapitre 8


1890, à l'extérieur de Tokyo.

Winnifred s'était installée dans son atelier et dessinait les croquis d'une nouvelle prothèse, capable de s'adapter à la forme animale des garous aquatiques. Il ne lui manquait plus que quelques détails pour qu'elle puisse entamer la fabrication du tout premier prototype. De temps à autre, elle se trémoussait sur son tabouret, au rythme de la musique qui s'échappait du tout dernier gramophone (27) à la mode. La sorcière leva un instant la tête et sourit face à la carte de Londres accrochée devant ses yeux. Il s'agissait là d'un cadeau d'Élias, lorsque le jeune homme avait appris qu'elle était native de la capitale anglaise. Elle ne put s'empêcher de sourire en repensant à son humain. Hiroyuki et elle s'étaient donné le temps de faire correctement leur deuil et, désormais, leur ami ne constituait plus qu'une douce et heureuse mémoire au sein de leur cœur. Après être remonté dans le passé, revivre sept années sous un angle différent avait été aussi étrange qu'enrichissant. Freddie s'était peu à peu habituée à ses pouvoirs diminués et avait finalement décidé d'arrêter de râler. À l'époque où elle vivait à Yomi, sa mère lui avait plusieurs fois répété de «laisser le temps au Temps». Cette fois, elle avait choisi d'écouter son conseil.

Izanami ... Elle espérait que la Mort se remettait bien et serait bientôt capable de la contacter de nouveau. Elle avait déjà tant de choses à lui raconter, notamment le bonheur d'être devenu la compagne d'Hiroyuki. La sorcière avait aussi une pile monstrueuse d'inventions à lui présenter. Patience. La patience était la clé.

Freddie attrapa un tournevis et le fit rouler entre ses doigts, tandis qu'elle apposait la dernière annotation sur son croquis. Dès la fermeture de l'atelier, elle pourrait entamer la fabrication du prototype, pour lequel une loutre-garou avait joyeusement accepté de devenir un cobaye. Elle était si concentrée, qu'elle sursauta lorsqu'elle sentit deux bras l'entourer par-derrière, ce qui fit ricaner son propriétaire.

—Et bien alors patronne, on n'a pas l'esprit tranquille ?

Il posa son menton dans le creux de son cou.

—Idiot.

Il rit et lui offrit un tendre baiser sur la joue.

—Ta course en ville s'est-elle bien passée ? Tu n'as pas été ennuyé ?

—Tout fut absolument parfait.

Il la lâcha et tourna le tabouret pour qu'elle puisse lui faire face. Elle haussa un sourcil étonné lorsqu'elle aperçut son immense sourire.

—C'est rare de te voir aussi guilleret. Que me vaut le plaisir de voir tes canines ?

—Ces deux dernières années d'efforts dans le plus grand des secrets ont payé et j'ai, tout à l'heure, pu récupérer ton cadeau.

Freddie posa son tournevis et pencha la tête.

—Tu me prépares une surprise depuis deux ans ?

—Tout à fait ! Notre condition fait que cela a demandé pas mal de formulaires à remplir. Mais rien n'aurait pu me détourner de mon but.

La sorcière se trémoussa d'impatience, telle une enfant. Son assistant sortit de son sac une enveloppe portant le sceau officiel de la cité, et plus précisément de la société des transports.

—Te rappelles-tu l'évènement de janvier 1888 ?

—Oui. Une loi est passée donnant l'accès aux transports aériens, maritimes et ferroviaires aux créatures surnaturelles. Mais au vu des conditions, je ne pouvais même pas espérer en profiter.

—C'est là que ton super assistant entre en scène.

Le vampire ouvrit l'enveloppe et tendit deux billets dorés à Freddie. Elle écarquilla les yeux de stupéfaction.

—C'est ...

—C'est le pass pour effectuer le tour du Japon en empruntant deux dirigeables, quatre trains et trois bateaux. Toi et moi, pour la première fois, nous allons partir en vacances et profiter de ces merveilleuses inventions.

La sorcière éclata en sanglots sous le poids de l'émotion. Jamais, au grand jamais, elle n'avait imaginé pouvoir un jour réaliser ce rêve. Elle avait même enterré tout espoir lorsqu'elle avait eu en main le dossier administratif. Et pourtant, Hiro avait réussi. Elle lui sauta dans les bras et il la rattrapa sans aucun mal.

—Merci Hiro. Je ... Je ne sais même pas quoi te dire tant je te suis reconnaissante. Merci mon amour. Tu es le meilleur assistant de l'univers.

Il lui sourit et l'embrassa.

—Rien n'est trop beau pour toi, tu le sais bien.

*

Depuis le dirigeable, Winnifred ne se lassait pas de la vue incroyable qui s'offrait à elle. Pour la première fois depuis sa naissance, trois cent dix ans auparavant, elle volait. Depuis les cieux, le mélange de traditions et de modernité de Tokyo la fascinait. Quel était ce temple perdu au milieu du quartier des ingénieurs ? De mémoire, il s'agissait du Sensō-ji, monument emblématique qu'elle espérait visiter un jour. Les fumées des ateliers dansaient doucement , accentuant la grisaille caractéristique des cités modernes. Toutefois, dans ce camaïeu terne cuivré et argenté, elle put distinguer çà et là, des touches de rouge si caractéristiques. Elle remarqua également, bien plus loin, le ryokan qui la faisait tant fantasmer. Elle se demanda si un jour les humains arrêteraient de penser qu'elle contaminait l'eau qu'elle touchait. Si haut dans le ciel et désormais en paix avec elle-même, Freddie se sentait libre et apaisée. Elle avait réussi à se réconcilier avec le passé, à apprécier le présent et à ne plus craindre le futur. Aujourd'hui, dans son foyer aux abords d'une Tokyo mécanique, elle avait trouvé le bonheur, le vrai, celui que son père lui avait jadis souhaité.

À quelques pas de l'ingénieure, Hiroyuki l'observait en souriant. Bien qu'il n'en n'avait jamais douté, entre lui et son éternité, il ne voyait plus que le Temps qui dansait dans les yeux de la sorcière.

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