Chapitre 7


La sorcière demeura plongée dans ses songes près de quarante-huit heures. Hiroyuki, poussé par la faim, avait dû se résoudre à quitter le lit après une demi-journée, en profita pour préparer les commandes les plus urgentes. Depuis l'atelier, son ouïe surnaturelle lui permit de surveiller la respiration de sa patronne, le rassurant quant à la santé de cette dernière. Le vampire était à la fois heureux et soulagé que cette histoire rocambolesque soit enfin derrière eux. Il revissa les boulons d'une prothèse mécanique destinée à la jambe droite d'un renard-garou. Ce pauvre homme l'avait perdu lorsqu'il se promenait en forêt sous sa forme animale. L'esprit ailleurs, il n'avait pas remarqué le piège laissé par un chasseur et il s'était retrouvé gravement blessé. Winnifred fut contrainte de l'amputer et le métamorphe lui commanda immédiatement un membre de remplacement. Il avait déjà vu le talent de la sorcière sur certains de ses congénères, si bien qu'il lui accordait une totale confiance.

Hiro jeta un œil par la fenêtre qui donnait directement sur leur jardin. Le potager ne semblait pas très en forme, son entretien minutieux probablement affecté par le retour dans le passé. Il devrait tenter de le sauver dès que sa patronne serait en état de lever, au risque de déchaîner son courroux. Enfin, courroux était un bien grand mot. Il s'agissait plus d'un profond regard désapprobateur mêlé à une bouderie adorable. Il n'avait toutefois jamais formulé cette idée à voix haute, sous peine de subir l'assaut d'outils volants lancés à grande vitesse. Il ricana à cette pensée et attrapa le grimoire où chaque commande était consignée. Le vampire s'installa sur un tabouret et se plongea dans la comptabilité. La majorité de leur client était de bons payeurs, mais vérifier demeurait nécessaire ; d'autant plus que le fournisseur humain de Freddie adorait gonfler ses prix... Spécifiquement pour elle. D'ailleurs, maintenant qu'Élias était mort, il se demanda qui aurait le courage de les livrer et qui plaiderait en leur faveur auprès du marchand arrogant. Hiroyuki poussa un soupir. Il était si étrange de penser que le jeune homme ne passerait plus jamais leur porte en souriant. Il fut rapidement tiré de ses réflexions par des bruits de pas. Il se retourna et aperçut Winnifred.

— Eh bien patronne, ne devais-tu pas te reposer une semaine entière ?

Toujours en habit de nuit et complètement décoiffée, Hiro la trouva absolument adorable.

— J'en ai assez d'être allongée et je m'ennuie. Laisse-moi juste rester avec toi. Je te promets que je ne travaillerai pas.

— C'est d'accord. Allons dans le salon, je vais nous préparer du thé.

— Merci.

La sorcière, encore épuisée, s'enroula dans une épaisse couverture qu'une cliente lui avait tricotée et observa le vampire s'activer.

— Hiro ? Pourquoi m'as-tu désobéi ?

Il posa l'élégante théière noire et rapporta deux tasses fumantes.

— Je te demande pardon ?

— Je te suis reconnaissante d'être intervenu lors de mon combat contre Fumihiko. Sans toi, j'aurais probablement été réduite en cendres. Toutefois, pourquoi étais-tu là ? Tu m'avais promis de retourner directement à la maison.

Il poussa un soupir.

— J'ai effectivement pris le chemin pour rentrer, mais j'avais un très mauvais pressentiment. Je me suis dissimulé dans les ombres pour vous masquer ma présence et j'ai fait demi-tour jusqu'à la cité. J'ai alors entendu ton cœur battre la chamade et ta respiration devenir erratique. Je ne pouvais pas t'abandonner. Je ne suis pas stupide et je n'aurais jamais tenté de venir au corps à corps. Je t'ai simplement assisté, comme le veut mon travail.

— Merci. Tu m'as sauvé la vie.

— Allez bois ! Ça te réchauffera.

Winnifred jouait avec une mèche de ses cheveux, qu'elle ne parvenait plus à maintenir bruns après la diminution plus que conséquente de ses pouvoirs. Arborant désormais leur roux originel, le soleil s'y reflétait magnifiquement.

— Hiro, puis-je te poser une question ?

Il but une nouvelle gorgée de thé.

— Bien entendu, patronne.

— Ai-je l'air d'avoir si mauvais goût que ça ?

Le vampire s'étouffa avec son breuvage et en recracha la moitié sur le sol.

— D'où sors-tu une interrogation pareille ?

Sa voix avait gagné quelques notes dans les aigus et, s'il avait été humain, ses joues auraient probablement revêtu une jolie coloration rosée.

— Je parlais de mon sang.

— J'avais bien compris, merci.

Il lâcha la tasse pour éviter un autre incident et posa les coudes sur ses genoux. La sorcière attendait visiblement une réponse, lui arrachant un soupir.

— Patronne, il n'y a aucune raison pour que ton sang ait une saveur discutable. Étant donné ta nature, cela serait même plutôt le contraire.

— Tu penses que je suis délicieuse alors ?

Hiroyuki écarquilla les yeux, aussi embarrassé que stupéfait. Quelle mouche avait bien pu la piquer ? Devant son air choqué, Freddie éclata de rire, renversant du thé sur sa couverture.

— Je te taquine Hiro. Toutefois, ma véritable question reste tout de même dans ce thème. Accepterais-tu de m'offrir ta marque vampirique ?

Le vampire se figea. Lui ? Apposer une marque vampirique ? Il se leva et se pencha sur Winnifred.

— Te rends-tu compte de ce que tu me demandes ? As-tu au moins pensé aux conséquences ?

Il quitta la pièce et elle entendit la porte d'entrée claquer.

La sorcière médita une petite heure sur la réaction de son assistant. Elle avait imaginé un grand nombre de possibilités, mais certainement pas celle-là. Il semblait à la fois étonné et... triste ? Elle termina la théière avant de s'extirper de son cocon de couverture. Freddie se sentait soudain mal à l'aise, car elle ne comprenait pas ce qu'il s'était produit. Elle avait beau y réfléchir, aucune réponse ne surgissait dans son esprit. Aussi vite que son état le lui permettait, elle sortit de la maison et rejoignit leur jardin. Hiroyuki était accroupi devant la zone la plus récente de leur potager et semait des graines.

— Hiro, je suis désolée. Je ne voulais pas te peiner.

Il soupira et se releva.

— Ne t'approche pas trop, tu sais bien que les jeunes pousses et les graines se montrent très sensibles à ton aura.

Il la contourna et attrapa un sécateur.

— Hiroyuki !

Son assistant émit un soupir ennuyé, mais posa l'outil malgré tout. Il se tourna vers elle, ses canines sorties.

— Quoi ? Tu sais à quel point je peux t'adorer, mais là c'est vraiment n'importe quoi.

Winnifred s'approcha avec précaution et saisit la manche droite de son kimono.

— Je ne comprends pas ta réaction, Hiro. Tous nos clients pensent que nous sommes en couple, et ce, depuis bien longtemps. Alors je ne vois pas ce que cela changerait.

Il se dégagea de sa prise et croisa les bras contre son torse, ses yeux rubis fixant la pelouse.

— Normalement, marquer son ou sa partenaire est un privilège réservé aux plus puissants vampires. Toutefois, comme je n'appartiens plus à aucun clan depuis bien longtemps, le problème n'est pas vraiment là.

La sorcière hésitait à s'approcher de nouveau de son assistant.

— Cette marque incarnerait ta prison. Tu deviendrais irrémédiablement lié à moi et aucune créature surnaturelle n'acceptera jamais plus d'avoir des relations charnelles avec toi. Pour les plus traditionnels d'entre eux, tu serais vu comme... Mon objet ? Patronne... Tu es la princesse du royaume des morts et une incroyable ingénieure. Ma marque n'est pas digne de toi. Tu ne peux décemment pas me demander de t'apposer quelque chose qui te ferait honte. Je te respecte trop pour t'infliger ça.

Le regard de Winnifred s'assombrit et elle attrapa vivement son assistant par le col. Ce dernier releva la tête, surpris d'un tel accès de violence.

— Réalises-tu les bêtises que tu débites ?

— Freddie, je ne fais qu'énoncer la vérité. Qu'elle te convienne ou non.

Et pour la première fois en quatre-vingt-dix-sept ans, la sorcière le gifla. Malgré ses forces diminuées, le vampire put en ressentir la brûlure. Son regard, désormais empli d'incompréhension, se perdit dans celui de Winnifred.

— Penses-tu que nos clients sont stupides au point de considérer différemment la personne qui les soigne depuis si longtemps ? Comme je te l'ai dit tout à l'heure, tout le monde nous croit déjà en couple et ils n'en ont cure. À mon avis, la marque ne représenterait qu'un symbole officiel de notre relation. Rien de plus, rien de moins.

Elle posa la main sur sa joue et Hiro se laissa aller à ce doux toucher.

— Hiroyuki... J'ai littéralement remonté le temps pour ne pas te perdre. Tu es mon éternité. Je suis prisonnière de toi depuis bien longtemps. Prisonnière de ta présence qui a pu effacer ma pesante solitude. Prisonnière de ton étreinte dans laquelle je peux dormir en paix. Je suis déjà tienne, tu sais. Et jamais, au grand jamais, je ne veux t'entendre à nouveau dire que tu représentes une honte. Jamais. Tu n'as pas le droit de te dévaloriser ainsi.

La sorcière attrapa délicatement les pans de son kimono sans jamais le quitter du regard.

— Et puis pourquoi me parles-tu d'autres relations ? Je sais bien qu'il nous aura fallu presque un siècle pour un seul baiser, mais, maintenant que je t'ai, c'est terminé. Je ne veux plus personne d'autre que toi. Pour qui me prends-tu ?

Le vampire posa ses mains sur les siennes.

— Je ne peux pas te priver de relations charnelles. Je n'ai pas envie que tu aies à subir ce que je suis.

— Te souviens-tu ce que je t'ai dit la première fois que tu m'as parlé de ton asexualité ?

— Que tu me souhaitais de trouver quelqu'un qui m'aimerait et qui m'accepterait pour ce que je suis .

— Tout à fait. Et je ne mentais pas. Hiro, je réalise bien que le sexe ne t'intéresse absolument pas et que le désir ne fait pas partie de ton quotidien. Je sais aussi, parce que j'ai écouté chacune de tes explications, que tu peux toutefois apprécier ça, une fois de temps en temps, à condition que ton ou ta partenaire te convienne et ne te force pas. Moi, tout ce que je veux, c'est pouvoir continuer à dormir dans tes bras ou pouvoir rester tout contre toi des heures durant. Jamais je ne t'obligerai à quoi que ce soit. Et jamais je n'irai voir ailleurs. Si un jour tu souhaites tenter l'expérience, j'en serai honorée et très heureuse. Mais si ça ne devait jamais arriver, je ne t'en tiendrais absolument pas rigueur. Bien sûr, je t'aime autant que je te désire. Mais mon respect pour toi va encore plus loin. Alors, s'il te plaît, ne t'inquiète plus jamais pour ça. Plus jamais. Et si un jour je venais à avoir un geste qui te gêne, dis-le-moi, je t'en conjure.

Hiroyuki embrassa tendrement sa patronne avant de la serrer fortement contre lui. Des nuages commencèrent à s'amonceler dans le ciel, tandis que le vent s'était levé. Toutefois, ils ne bougèrent pas.

— Savais-tu que le jour de ta naissance, le Temps m'a fait sentir qu'un évènement important venait d'arriver ? À cette époque, je n'avais pas trouvé de quoi il s'agissait.

Il passa délicatement ses doigts, désormais griffus, dans sa chevelure rousse.

— Qui aurait cru que de tous les êtres surnaturels, une princesse me soit destinée ?

Winnifred rit doucement.

— Freddie... J'accepte de t'offrir la marque si tu la veux vraiment.

Elle releva la tête, ses iris étincelant de bonheur. Quelques gouttes de pluie s'écrasèrent sur le sol, mais, en cet instant, rien ne pouvait effacer son sourire. Furtivement, elle détacha le catogan du vampire en souriant. Ce dernier leva les yeux au ciel en sentant ses longues mèches voler aléatoirement.

— Ne te lasseras-tu donc jamais de faire ça ?

— Bien sûr que non.

Il rit et ignora l'averse qui s'installait peu à peu.

— Où veux-tu ta marque ? Habituellement, elle est apposée à l'intérieur de la cuisse, afin de dissimuler la cicatrice éternelle qui sera créée. Toutefois, n'importe quel endroit fera l'affaire.

La sorcière n'aurait pas refusé la première proposition, mais elle ne souhaitait pas embarrasser son assistant. Et puis, pourquoi vouloir cacher une telle marque ?

— À la jonction entre la clavicule et l'épaule, qu'en dis-tu ? Ou plus vers la nuque si c'est plus pratique. Peu m'importe le côté.

— Je suppose que cela sera peut-être légèrement douloureux.

— Je devrais survivre.

Hiroyuki attrapa les mains de sa patronne et les fit glisser au milieu de son dos, sous le tissu du kimono.

— Ma peau cicatrise bien mieux que les vêtements.

Winnifred rit et ferma les yeux lorsque son assistant se baissa, ses canines sorties. Il découvrit son épaule droite et y déposa un baiser. Il continua à l'embrasser en remontant doucement vers le creux de sa nuque. Il stoppa quelques instants et s'entailla la lèvre inférieure. La sorcière ne bougea pas malgré la violente averse qui s'écrasait désormais sur leurs deux corps enlacés. Elle sentit la pointe des crocs caresser sa peau diaphane et un nouveau baiser, cette fois ensanglanté. Frissonnante, elle resserra son étreinte. Et bien que le corps d'Hiro semblât encore plus glacé que d'ordinaire, elle eut l'impression qu'il brûlait sous ses paumes.

Freddie ne put retenir un gémissement lorsque son assistant la mordit. Elle fut incapable de déceler une once de douleur, si ce n'était un picotement des plus plaisants. Plus il goûtait son sang, plus ses ongles pointus ne pouvaient s'empêcher de se planter dans son dos.

— Hiro...

Elle le sentit sourire contre sa peau et leur sang se mélangea. Le vampire lécha doucement la plaie, plus par plaisir que par nécessité, sa patronne ayant les mêmes capacités de régénération que lui.

— Hiro, embrasse-moi.

Il accéda à sa demande, lui partageant la saveur métallique de leurs hémoglobines mélangées.

Longtemps, ils demeurèrent ainsi, à s'embrasser sous le déluge. Trempés jusqu'à l'os, le vent tentant de balayer leurs cheveux gorgés d'eau, ils finirent par s'apercevoir de la situation ridicule dans laquelle ils se trouvaient. Winnifred se détacha à regret du vampire et observa ses doigts couverts d'hémoglobine.

— Désolée pour ton dos.

— Je me doutais que ça arriverait, ne t'en fais pas. On a vraiment l'air de deux idiots, ne trouves-tu pas ?

La sorcière éclata de rire et acquiesça. Son regard fut alors attiré par l'abdomen de son assistant, laissé découvert par les pans du kimono qui avaient choisi de renoncer. Elle approcha sa main droite et caressa l'endroit exact où, le jour de leur rencontre, elle avait dû inciser son ventre pour le sauver. Sous ses doigts, elle sentit la dureté de l'organe mécanique, l'un des tout premiers qu'elle avait pu créer. Au fil des années, Winnifred avait proposé plusieurs fois à son assistant de le lui remplacer par un modèle bien plus performant et moderne. Toutefois, il avait toujours refusé, trop attaché à la symbolique de cette prothèse. De plus, cette dernière était encore fonctionnelle, alors, à quoi bon la changer ? Hiroyuki attrapa délicatement sa main.

— Je t'aime, Freddie.

— Jusqu'à ce que la mort nous sépare, n'est-ce pas ?

— Oui, jusqu'à ce que la mort nous sépare.

Main dans la main, ils regagnèrent finalement l'intérieur chaud et accueillant de leur foyer.

*

Quelques jours plus tard, l'atelier put enfin rouvrir ses portes. Le premier client du jour, un vieux vampire que Winnifred soignait depuis plus d'un siècle, les félicita lorsqu'il aperçut la marque. La nouvelle se répandit vite et le couple reçut des dizaines de cadeaux et de gentils mots, ce qui fit rougir la sorcière. Extrêmement embarrassée, elle finit par interroger un de ses habitués, un lycanthrope bien plus âgé qu'elle. De ce qu'elle savait, il était né dans les années 1320 non loin d'ici et n'avait jamais quitté la région.

— Ma petite, pourquoi es-tu si surprise ? Nous vous adorons tous, Hiroyuki et toi.

Le vampire écarquilla les yeux, étonné d'être inclus lui aussi. Très réservé, il parlait assez peu et avait toujours laissé à sa patronne le plus gros des relations sociales liées à leur activité.

— Avant ton installation, nous ne disposions que de maigres moyens pour nous soigner. Aucun de nous n'avait la possibilité de s'instruire suffisamment. Et puis, surtout, aucun humain n'acceptait de nous vendre quoi que ce soit. Toi, tu as réussi à faire un peu changer les choses. Ton fournisseur principal est un citoyen lambda de la cité. Hiroyuki a gagné un droit d'entrée dans la ville. Pour nous, pour le bien-être de toute la communauté surnaturelle, tu t'es donnée à fond pour fabriquer des inventions merveilleuses et de plus en plus sophistiquées. Tu as sauvé la vie de beaucoup d'entre nous.

Il but une gorgée de thé.

— Nous vous sommes reconnaissants à tous les deux. Alors fêter l'officialisation de votre union est le minimum que l'on puisse faire.

Freddie avait rougi comme jamais auparavant devant cette pluie de compliments. Elle en était honorée. Elle se sentait également fière d'avoir réussi à accomplir son désir de création. Ici, dans ce Japon qui l'avait tant fait rêver, elle s'était construit un foyer chaleureux. Ici, malgré des humains trop souvent belliqueux ou méfiants, elle avait expérimenté des sentiments inconnus et le bonheur de se sentir utile. Ici, dans le monde de son père, elle était parvenue à trouver sa place, malgré le Temps qui dansait dans ses yeux.

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