Chapitre 6

Winnifred effectua un inventaire détaillé de son atelier, afin de se remémorer où elle en était sept années auparavant. Elle jura lorsqu'elle réalisa ce qui lui manquait ; et entendit un rire résonner derrière elle.

—Te moquerais-tu de moi ?

Hiroyuki s'approcha et s'appuya contre le plan de travail.

—Non, patronne. C'est juste qu'il est extrêmement rare de t'entendre proférer des insanités. Et c'est adorable.

Il esquiva sans aucun problème le tournevis lancé dans sa direction, le sourire aux lèvres.

—Et puis-je savoir pourquoi tu sembles de si mauvaise humeur ? Le chat a-t-il mis du désordre dans les boulons ?

Ledit animal étira ses pattes mécaniques et sauta sur une étagère en poussant ce qui ressemblait à un miaulement.

—Non. C'est juste que je n'avais pas réalisé que j'allais perdre tout mon travail. Le pistolet que je t'avais offert n'existe même pas encore.

—Ce n'est pas si grave. Je suis persuadé que tu te souviens en détail de chacune de tes inventions. Rien ne t'empêche de les fabriquer encore une fois. Et comme tu les connais déjà, cela te permettra de commencer de nouvelles recherches afin de les améliorer.

—Tu as sans doute raison.

Elle poussa un soupir.

—Hiro ? Je vais avoir besoin que tu me fasses à nouveau entrer en ville.

—Je veux bien, mais pour quoi faire ?

—Ma mère ne peut actuellement rien entreprendre. C'est donc à moi de tuer Fumihiko. Tant que cette faucheuse sera vivante, mon inquiétude ne disparaîtra pas. Tant que sa machine infernale habillera l'horizon, je craindrai un nouveau désastre. Je sais qu'il avait promis de la mettre hors service, mais ... Mais je ne peux pas lui accorder ma confiance.

—Je suis d'accord avec toi, mais tu es affaiblie. Comment comptes-tu le combattre ?

Freddie s'avança et posa sa tête contre son torse.

—Ma mère m'a fourni une amulette où est enfermé un sort qui ne fonctionne que sur les faucheuses. Même dans mon état, je devrais parvenir à l'approcher suffisamment pour activer l'enchantement. Et avant que tu ne le proposes, je refuse que tu m'accompagnes. Une fois que j'aurais pénétré dans la cité, j'aimerais que tu rentres à la maison.

Hiroyuki soupira et baissa son regard vers elle.

—Pourquoi ? Ce n'est pas parce que je ne sais pas me battre que je ne peux pas servir de diversion. À l'heure actuelle, je suis bien plus rapide que toi.

Elle resserra sa prise sur les pans du kimono bleu nuit.

—Là n'est pas la question. Je suis consciente que tu me serais d'une grande aide, mais je refuse de t'impliquer davantage. Je ne veux pas que tu te retrouves devant Fumihiko et encore moins à portée de cette maudite invention.

Il referma ses bras autour de sa taille et ne la serra pas trop, de peur d'abîmer son corset en cuir.

— Patronne, pourquoi trembles-tu ? Je ne t'ai jamais vu avoir peur de quoi que ce soit. Que me caches-tu ? Pourquoi crains-tu à ce point que je me retrouve là-bas ?

Winnifred déglutit péniblement.

—On pourrait en parler plus tard, qu'en penses-tu ?

—Hors de question. Tu n'es pas à cinq minutes près et, de toutes les façons, je ne te laisserai pas partir dans un tel état.

La sorcière soupira.

—Lorsque Fumihiko m'a montré les trois possibilités qui s'offraient à moi, l'une d'entre elles m'a quelque peu traumatisée. C'est celle où je détruisais l'invention avant la fin du rituel. Élias était sauvé, mais ... Mais toi tu n'étais plus là, car tu m'avais protégée de l'explosion de la machine. Tout ce qu'il restait de toi était des cendres dans une urne rangée ici, sur le plan de travail de l'atelier. Hiro ... Cette vision ne cesse de me hanter.

—Freddie ...

Le vampire lui fit relever la tête et il posa son front contre le sien.

—Dans ce cas, je ne m'imposerai pas. Inutile de tenter le diable. Par contre, après ça, un peu de calme serait appréciable, tu ne crois pas ?

Elle sourit.

—Je te promets que dès que cette histoire sera terminée, notre vie reprendra un cours normal.

—Parfait.

Il l'embrassa sur le front et se détacha de la sorcière.

—Allons-y.

Une fois encore, la pancarte de l'atelier demeura sur l'inscription «fermée». Hiroyuki la devançait dans l'allée et elle put détailler sa silhouette à loisir. À l'image d'une partie de la population, il n'avait pas adopté la mode occidentale et préférait continuer à porter kimono et jinbee. Winnifred n'avait jamais commenté cette habitude, car elle adorait le voir vêtu ainsi. Lorsqu'elle l'observait, à l'aube, installé dans le jardin, assoupi contre un arbre ; elle regrettait de ne pas savoir peindre. La sorcière aurait aimé saisir de tels instants. Bien entendu, elle aurait pu investir dans le tout dernier appareil photographique (26), mais le rendu n'aurait pu la satisfaire. À ce jour, cette technologie remarquable se montrerait incapable de capturer la nuance de ses longs cheveux ébène, la délicatesse des teintes du tissu, ni la pâleur diaphane et surnaturelle de sa peau.

—À quoi réfléchis-tu, patronne ?

Freddie sursauta, tant le fil de ses pensées l'avait conduite loin de la réalité.

—Je me disais que tu ferais un modèle parfait pour un peintre.

Hiro leva les yeux au ciel.

—Tu es irrécupérable. Aussi flatteur que cela puisse être, j'aimerais que tu te concentres. Une fois débarrassé de Fumihiko, tu pourras rêver autant que tu le souhaites.

—Oui, tu as raison.

Le vampire ne chercha même pas à engager la conversation avec les gardes et se contenta de les hypnotiser.

—Comme promis, je rentre à la maison. Prend-soin de toi, patronne.

Il se mordit la lèvre.

—Reviens-moi.

Winnifred lui sourit et entra dans la cité.

Vêtue seulement d'un corset brun foncé et d'un pantalon noir, la sorcière passait inaperçue. Malgré son masque dissimulant des yeux, personne ne se préoccupait d'elle, imaginant sans doute qu'il s'agissait d'une ingénieure britannique ou d'une scientifique nippone. Elle perçut quelques murmures outrés sur le fait qu'elle portât des bottes d'hommes. Toutefois, en dépit de son amour pour ses cuissardes à talons et à multiples lanières, ces dernières n'étaient en rien adaptées à un combat, surtout dans son état actuel. Freddie avait simplement préféré mettre toutes les chances de son côté. Elle arpenta les rues animées, tête baissée, sans se soucier le moins du monde des vitrines des échoppes. Concentrée sur ses pas, elle remarqua, mi-étonnée mi-énervée, qu'ils l'eussent conduite devant la demeure d'Élias. Ce dernier vivait dans un petit appartement au-dessus de la boutique de son patron. La sorcière aurait aimé sonner et voir le visage de l'humain s'illuminer de surprise, lui qui avait toujours souhaité qu'elle puisse lui rendre visite. Mais Élias n'était plus là. Plus jamais. Renoncer à cette âme magnifique lui avait brisé le cœur, bien plus qu'elle voulait bien l'admettre, mais elle ne regrettait pas. Hiroyuki valait tous les sacrifices possible et inimaginable. Et puis, lui aussi avait perdu un ami. Ils étaient deux à porter ce fardeau, deuil de leur humain, et de sept années envolées.

Winnifred fit rapidement demi-tour et se dirigea vers le quartier des inventions. Elle se sentit triste pour tous les automates et les machines qui avaient disparu et pour les ingénieurs qui les avaient oubliés. Sans la Mort pour leur souffler des idées, à quelle vitesse les humains allaient-ils désormais progresser ? S'apercevant qu'elle s'approchait de sa destination, la sorcière se concentra sur son environnement. Les sens aiguisés de son assistant lui manquaient, mais pour rien au monde elle n'aurait accepté qu'il l'accompagne. Elle tendit l'oreille, mais seul le silence lui répondit ; comme si la cité souhaitait rester discrète. Lentement, elle avança de quelques pas, scrutant les lieux en quête d'un éventuel piège.

—Tiens, tiens, la petite princesse. J'espérais ne jamais te revoir.

Freddie sursauta, n'ayant pas entendu Fumihiko s'approcher d'elle.

—Tu avais promis d'abandonner ton projet, une fois le temps remonté, mais je n'ai pas confiance en toi. De plus, ma mère ne pouvant t'atteindre pour les prochains siècles, je compte m'occuper de ton sort à sa place. Après tout, tu n'es qu'une traître de faucheuse, Tahana.

—Je vois que tu te souviens de mon véritable nom, je suis flatté. Toutefois, je n'ai pas prévu de m'éteindre ici. Si tu t'étais contentée de reprendre le cours normal de ta vie, tout aurait été si simple. Tant pis pour toi, petite idiote.

Quelques gouttes de pluie s'écrasèrent sur le sol. Fumihiko rit et ôta son haut-de-forme ainsi que ses lunettes. Il chargea la sorcière qui parvint à esquiver de justesse. Son adversaire était dotée d'une vitesse équivalente à celle d'un vampire ou de certains garous. Winnifred, même si elle avait été au meilleur de sa forme, n'aurait jamais réussi à la concurrencer.

—Que se passe-t-il ? T'es-tu rendu compte de ton inutilité ?

—Je suis certainement plus utile que toi. Grâce à mes créations, j'améliore le quotidien de la population surnaturelle. Je parviens à les soigner et, parfois même, à les guérir. Toi, tu as trahi ta reine et tu as tué juste pour donner vie à ton invention maléfique.

La faucheuse sauta élégamment sur un muret.

—Tu illustres parfaitement la notion d'abomination. Le simple fait que la Mort ait pu enfanter est une aberration. Mais personne d'autre ne le pensait, alors je n'ai jamais eu l'occasion de te tuer. Mais aujourd'hui, puisqu'accompagnée de toute la stupidité qui te caractérise, tu es venue à ma rencontre à nouveau, je vais mettre un terme définitif à tes jours. La dernière fois, je t'ai laissée partir, car je pensais, qu'affaiblie comme tu le serais après avoir remonté le temps, je ne serai plus jamais importuné par ta présence. Si j'avais su ...

Fumihiko ôta sa veste, dévoilant ce qui ressemblait à un fusil.

—Je te présente ma toute dernière invention. Cette petite merveille tire des balles en argent. Leur cœur contient un concentré de mon énergie et l'extérieur est protégé par un sort réservé aux esprits tels que moi. En résumé ...

Il sauta et atterrit à environ cinq mètres de Freddie.

—Dès que la balle pénètre dans un corps humanoïde, le bouclier se dissipe, activant ainsi le noyau. Une explosion est immédiatement générée, aboutissant à la désintégration pure et simple de la cible. Même toi, tu ne pourras y survivre. Une seule balle, et ton esprit sera directement renvoyée à Yomi. Ah non, j'oubliais ... Tant que ta chère maman n'aura pas récupéré, ton âme sera coincée entre deux mondes. J'espère que tu as fait tes adieux à ton pauvre petit assistant-vampire. Aimerais-tu que j'aille l'assassiner après m'être occupé de toi ? Je ne voudrais pas abandonner un veuf éploré à sa solitude éternelle.

Derrière son masque, le Temps dans les yeux de la sorcière s'agita sous l'effet de sa profonde colère et une fine aura dorée l'enveloppa, faisant ricaner Fumihiko.

—Quel dommage, tu es devenue si faible. Laisse-moi t'achever. Je te promets que tu ne sentiras presque rien.

La faucheuse tira un premier coup et la balle égratigna la joue droite de Winnifred. Elle grimaça et tenta de se relever. Un second coup fut tiré et elle parvint à l'arrêter avec un minuscule bouclier d'énergie. Ses pouvoirs avaient bien plus diminué que ce qu'elle avait imaginé. Cette erreur de jugement risquait de la conduire à sa perte, si elle ne trouvait pas rapidement une solution.

Cette fois, elle réussit à se remettre debout et se précipita en direction de la machine. À mourir, autant emporter cette maudite invention avec elle.

—Certainement pas !

Fumihiko apparut derrière elle et lui assena un puissant coup de pied dans le bas du dos. Freddie trébucha et se cogna la tête contre la paroi métallique de la machine. Elle sentit du sang couler sur sa tempe et se retourna péniblement.

—Adieu, idiote de princesse.

Il pointa son arme en direction de son cœur, son visage affichant un sourire satisfait. La sorcière, dans son état, n'avait aucun moyen de s'en sortir et encore moins de gagner. Elle refusa toutefois de fermer les yeux. Si sa vie devait s'achever ici, elle affronterait son sort jusqu'aux derniers instants. Alors que la faucheuse s'apprêtait à appuyer sur la détente, un poignard se logea dans sa carotide. Winnifred profita de ce miracle pour se relever et plaquer son ennemi au sol.

—Lâche-moi !

—Crève !

Elle sortit de sa poche l'amulette fournie par Izanami et l'enfonça de toutes ses ultimes forces dans la cache thoracique de Fumihiko. Ce dernier parvint à retirer le couteau et le planta dans la main droite de la sorcière. Elle étouffa un cri.

—Par le pouvoir de la Mort, retourne d'où tu viens. Ne résiste pas à l'appel de Yomi. Ne résiste pas. Du palais tu es né, dans les marécages tu t'évaporeras.

Le médaillon scintilla, mélange d'or et de violet, arrachant un hurlement à la faucheuse. Son esprit disparut, ne laissant que le cadavre de l'ingénieur gisant sur le sol. Winnifred arracha le poignard et le reconnut aussitôt. Il appartenait à son assistant.

—Montre-toi Hiro. Je ne t'engueulerai pas tout de suite.

Le vampire sortit d'une ombre où il s'était dissimulé. N'y tenant plus, il se précipita en direction de sa patronne.

—Oh mon dieu, ta main!

—On s'en moque. Il faut détruire ce truc. Je vais m'en charger, mais tu devras me ramener à la maison. Je pense que je vais m'évanouir.

—À tes ordres.

Péniblement, elle se releva. Freddie concentra toute son énergie restante dans sa main et balança la sphère dorée contre la machine, qui commença immédiatement à s'écrouler. Elle se sentit perdre connaissance, mais sa tête ne heurta jamais le sol.

Lorsque Winnifred ouvrit les yeux, sa chambre était plongée dans l'obscurité. Elle ne s'était jamais sentie si faible. Son corps entier la faisait souffrir et sa gorge la brûlait. Elle tenta d'appeler son assistant, mais y renonça. Il avait toutefois dû entendre son cœur s'accélérer, car il ne tarda pas à la rejoindre.

— Bonjour patronne. Je vais t'aider à t'asseoir.

Il parvint à la caler correctement contre plusieurs coussins et lui tendit une tasse de thé assez tiède pour qu'elle puisse la boire d'une seule traite.

—Merci Hiro.

Elle toussa.

—Ça soulage.

Il lui sourit et s'assit à côté d'elle.

—Tu es plus pâle que moi, ça ne va pas du tout.

Freddie laissa échapper un petit rire épuisé. Le Temps semblait danser au ralenti dans ses iris d'un doré bien plus sombre que d'ordinaire.

— Et non, nous n'ouvrirons pas aujourd'hui. J'ai fait parvenir une lettre à tous nos clients pour leur expliquer que tu étais tombée malade à cause de ta moitié humaine. Tu vas donc profiter de ces quelques jours de repos pour prendre soin de toi. Après quoi, nous reprendrons le cours normal de notre vie.

Elle soupira.

—Bon, d'accord. J'avoue que quelques jours de vacances ne nous feront pas de mal après tout ça.

—Parfait. Je vais ranger un peu. À tout à l'heure.

—Attends !

Winnifred avait saisi son poignet.

—Reste avec moi. S'il te plaît.

Hiro lui sourit, entra dans le lit et l'enlaça.

—Repose-toi, je suis là.

Elle se blottit contre son torse et, bercée par la mélodie de son cœur inanimé, elle s'endormit.

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