Chapitre 5


5 janvier 1880

Winnifred était parvenue à surprendre la faucheuse. Des trois possibilités, Fumihiko n'aurait jamais imaginé que la sorcière optât pour celle-ci. Il n'était en rien déçu, mais plutôt étonné de ne pas avoir su prévoir ce dénouement. Qui aurait cru que la stupide princesse ait de tels sentiments ? Il lui ouvrit un passage en direction de Yomi, le sourire aux lèvres. Elle avait choisi de payer le prix fort.

Winnifred arriva sur le perron du Palais. Elle espérait secrètement que ses allers-retours entre les deux mondes ne représentaient pas un danger. Elle approcha sa main de la porte, mais cette dernière s'ouvrit immédiatement sur Izanami. Même pour la Mort, elle paraissait soucieuse et plus pâle qu'à l'accoutumée.

—Entre ma fille, nous devons nous dépêcher.

—Es-tu au courant ? Tu es au courant et, malgré tout, tu es d'accord pour m'aider à remonter le Temps ?

—Évidemment. J'ai observé ta confrontation avec cette maudite faucheuse renégate. Je m'occuperai de son cas plus tard. J'ai vu les trois chemins possibles qui s'offraient à toi. Sache que je suis heureuse que tu aies opté pour la meilleure des solutions. Je suis fière de toi.

La sorcière ôta son masque, ses gants et sa veste couverte de neige. Ici, personne ne s'offusquerait de ses membres à moitié détruits et de ses mains squelettiques.

—Comment peux-tu ressentir de la fierté à mon égard ? À cause de moi, tu vas t'épuiser et tu ne pourras plus t'incarner pendant des siècles. Par ma faute, on ne pourra plus communiquer. Par ma faute, les progrès scientifiques du monde entier vont être ralentis.

—Ma chérie ...

Izanami lui attrapa les mains.

—Comment pourrais-je te juger ? J'ai moi-même rallongé égoïstement la vie d'un humain. Avec un tel modèle, il est normal que tu aies commis la même erreur. Je suis fière de toi, car tu comptes assumer les conséquences de tes actes. Je suis fière, car tu as réalisé qui, des deux hommes de ta vie, tu devais sauver afin d'être heureuse sur le long terme. J'avais peur que l'âme de ce garçon t'éblouisse au point que tu ne vois pas où se trouvait ton cœur.

—Merci maman.

—Hâtons-nous, nous avons un équilibre à préserver.

Elles grimpèrent les escaliers et pénétrèrent dans la salle des sabliers, qui était dans un état encore plus lamentable qu'à la dernière visite de Freddie. Des particules de temps saturaient l'espace, ne sachant où aller. La sorcière écrasa divers débris, incapable de les éviter. Une énième explosion la fit sursauter, sous les soupirs de sa mère.

—Comme tu peux le constater, le chaos s'est déjà implanté en ces lieux. M'est avis que l'échéance est proche. Commençons avant qu'il ne soit trop tard.

Elles s'installèrent à même le sol, dans ce qui semblait incarner le centre de la pièce, si bien est qu'il existât un milieu à une telle immensité.

—Nous allons utiliser tous ces instants solitaires comme source d'énergie, afin d'assurer notre réussite. Remonter le temps de sept années est énorme et il est absolument nécessaire que je conserve un minimum de puissance à la fin de ce rituel. Yomi ne doit en aucun cas se retrouver ouvert aux quatre vents ou pire, s'effondrer. Les conséquences seraient apocalyptiques.

—J'imagine ... Comment procède-t-on ?

Izanami ôta ses gants blancs et attrapa les mains de sa fille.

—Tu vas devoir te concentrer sur les instants précédant l'arrivée d'Élias chez toi, en ce fameux jour où tout a changé. Avant que tu ne te sacrifies pour lui et que tu le sauves. On ne pourra pas aller au-delà, ce serait trop risqué. Moi, je te guiderai.

—Compris.

—Dernière chose. Souhaites-tu que ton vampire se souvienne de tout ou préfères-tu qu'il ait la mémoire effacée comme tous les autres ?

Winnifred n'hésita pas une seule seconde.

—Je veux qu'il conserve ses souvenirs. Je n'ai pas le droit de l'en priver. Et puis ... Même si c'est égoïste de ma part, je n'ai aucune envie qu'il oublie une partie, même si infime, de nos moments ensemble.

La Mort sourit. Bien qu'elle n'appréciât pas l'existence des vampires, elle ne pouvait nier que celui-ci avait su éclairer la vie de sa fille bien-aimée. Rien que pour ça, elle regrettait que lors de son trépas, il ne puisse les rejoindre au Palais. Une vingtaine de sabliers explosèrent simultanément, la sortant de ses pensées.

—Ferme les yeux et visualise le moment où nous devons retourner.

La sorcière obéit.

—C'est fait.

—Parfait. Quoiqu'il arrive, ne lâche pas mes mains avant que le processus ne soit terminé.

Elle acquiesça. La Mort ferma les paupières à son tour.

«Instants futurs aux mille et une possibilités, pardonne-nous cette offense, je t'en conjure. Présent dépourvu de sens et passé mortifère aux moments erronés, nous nous devons de les effacer. »

—Winnifred, visualise chaque particule d'instants qui composent ton souvenir.

«Oh Temps! Nous qui incarnons ton épée immortelle et ton bouclier éternel, permets-nous de te modeler selon une unique réalité.»

—Ouvre les yeux, mais ne cesse jamais de visualiser la scène dans ton esprit.

Freddie obtempéra et plongea son regard dans celui de sa mère. L'or en fusion se mêla au firmament.

—Laisse-toi aller, ma fille. Ne retiens surtout pas tes pouvoirs. Laisse-toi bercer par le Temps qui t'appelle.

L'énergie dorée si caractéristique de la sorcière l'entoura complètement, comme une aura divine ; tandis que les instants solitaires qui erraient dans la salle foncèrent vers les deux femmes.

«Oh Temps infini! Toi qui danses dans les yeux de ta belle, exauce notre vœu.»

Winnifred grimaça et serra davantage la prise sur les mains de sa mère. Ce surplus d'énergie devenait de plus en plus douloureux. Elle n'avait aucune idée de ce qu'elle voyait, tant les informations qui lui parvenaient étaient nombreuses.

«Que les instants soient oubliés, que le passé soit effacé et que seules ta servante et la créature de son cœur se souviennent. Évaporées les erreurs, désintégrées les heures, que les chemins des possibles s'en mêlent et nous ramènent.»

Freddie poussa un gémissement de souffrance. Des larmes roulèrent de ses yeux rougis. Combien de temps encore pourrait-elle supporter une telle torture ?

—Ma fille, si tu abandonnes maintenant, le monde est condamné. On ne peut plus faire machine arrière.

Elle hocha péniblement la tête. Elle savait qu'elle n'avait pas le choix et qu'elle commençait à peine à payer le prix de ses actes. Les particules d'instants qui erraient dans la pièce transpercèrent simultanément le corps de la sorcière. Elle poussa un hurlement et sentit la Mort resserrer sa prise.

«Oh Temps tout puissant, fait ton office. Que s'évaporent ces sept années brisées, que les sabliers soient réparés et les âmes restituées. Utilise-nous, je t'en conjure, si ainsi notre souhait peut être exaucé.»

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Winnifred fut réduite à des spasmes plus douloureux que lorsqu'elle s'était arraché le cœur. Des sanglots incessants la secouaient et seule la sensation glacée des mains de son aînée parvint à la sauver de la folie.

—Tiens bon ma fille, c'est presque terminé.

Bien qu'elle ne possédât pas de sentiments à proprement parler, Izanami souffrait devant l'état déplorable de son enfant. À ce moment-là, elle se sentit plus mère que reine de Yomi; et aurait aimé que cette torture lui soit réservée. Malheureusement, elle ne pouvait rien faire d'autre qu'achever rapidement le rituel.

«Exauce-nous. Maintenant ! »

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Les sabliers brisés se reconstituèrent et les instants y retournèrent. La Mort sentit son énergie se mêler à celle de sa fille, avant de se matérialiser sous forme d'une sphère d'or fondu, flottant au-dessus de leurs têtes. Dans les iris de Freddie, sa mère put voir le temps défiler à reculons, en une danse aussi élégante qu'inquiétante. La sorcière semblait possédée et n'émettait plus aucun son. Izanami vacilla quelque peu, ses forces la quittant. Elle s'agrippa aux mains de Freddie, ses longues griffes manquant de la blesser.

La sphère ne tarda pas à exploser et Winnifred poussa un hurlement digne d'une banshee, au moment où elle revint à la vie. Son cœur organique reprit sa place, effaçant à jamais son reflet mécanique. Son visage, ses mains et son corps retrouvèrent leur apparence d'origine, abandonnant sans regret leur aspect décharné et monstrueux.

Et puis soudain, le silence. Izanami lâcha son enfant et observa les sabliers. Tout avait réintégré la place qui lui était attribuée. Tremblante, la sorcière se releva péniblement et suivit, sans un mot, sa mère dans la bibliothèque. Elles se penchèrent sur les fleurs de cristal et des larmes de soulagement roulèrent sur ses joues creusées par la fatigue.

—On a réussi maman. On a réussi.

La Mort s'assit dans un fauteuil en soupirant.

—Oui ma fille, nous avons gagné. Tu t'es montrée très courageuse. Je suis fière de toi.

—Merci maman. Sans toi, je n'aurais jamais pu supporter cette épreuve.

—Je t'en prie. Tu vas me manquer pendant ces prochains siècles où je ne pourrais ni t'observer ni te contacter.

—Toi aussi tu vas me manquer. J'espère que tu parviendras à vite récupérer ton énergie et que tout ira bien pour toi.

—Dépêche-toi de rentrer chez toi avant que je ne puisse plus t'y envoyer. Prends-soin de toi ma fille chérie, et ne gâche pas cette nouvelle chance offerte. Il n'y en aura pas d'autres.

—C'est promis. Au revoir maman.

Izanami ouvrit un portail l'espace de quelques secondes. Elle renonça à se lever et ferma les yeux. Il lui faudrait des siècles pour récupérer.

*

Winnifred apparut dans son salon, où Hiroyuki lisait. Il se précipita vers elle et l'enlaça.

—Patronne! Tu es revenue !

Elle sourit contre son torse.

—Évidemment. Il faut bien que je continue à t'embêter pour l'éternité.

Il rit doucement et la relâcha.

—Merci de m'avoir permis de conserver mes souvenirs. J'aurais détesté perdre ces sept dernières années.

—Moi aussi. Et puis, je n'avais pas envie d'être la seule à savoir. Les secrets, ce n'est pas pour moi.

—Et c'est très bien ainsi.

La sorcière poussa un soupir.

—Hiro ... Puis-je te demander un service ?

—Bien sûr.

—Peux-tu nous débarrasser du réceptacle qui devait contenir mon cœur et du cœur mécanique ?

—Déjà fait.

—Tu es le meilleur des assistants.

Le vampire n'eut pas le loisir de répondre, coupé par des coups à la porte. Freddie ne portait aucun masque, mais elle s'en moquait. Elle inspira profondément tandis qu'Hiroyuki alla ouvrir. Le moment qu'elle redoutait tant se trouvait sur son perron.

Élias entra et écarquilla les yeux, étonné, en voyant le visage de Freddie pour la première fois. Il ne s'attendait pas à une telle surprise. Il ne se préoccupa pas de l'accélération brutale de son rythme cardiaque.

—Tu es magnifique.

Les secondes défilaient trop vite et le vampire jeta un regard désolé sur l'horloge. Jamais sa mélodie ne lui avait paru aussi sinistre. Lentement, la sorcière releva la tête et plongea ses iris dans ceux de son humain. Il fronça les sourcils.

—Deux ?

—Seconde. Adieu Élias. Adieu et merci.

Le jeune homme n'eut pas le loisir de lui répondre, car il perdit conscience brutalement. Il fut rattrapé par Hiro qui l'allongea délicatement sur le sol. Mort foudroyante et subite, Winnifred était heureuse qu'il n'ait pas eu à souffrir. Elle ferma les yeux, ne souhaitant pas savoir qui emporterait son âme ni où cette dernière reposerait. Elle devait le laisser partir et ne jamais tenter de le revoir. Elle ne récupéra pas non plus l'énergie de cet esprit qui l'avait tant attiré. La sorcière préférait ne prendre aucun risque.

—Patronne, va dormir. Je m'occupe de prévenir la famille. N'aie crainte, personne ne t'accusera.

—Merci Hiro.

Elle jeta un dernier regard sur cet humain, désormais dépourvu de l'âme qu'elle avait tant adorée. Ses yeux verts ne s'ouvriraient plus et n'auraient jamais l'occasion de se perdre dans la valse de ses iris dorés. Ses boucles châtains ne tomberaient plus sur son visage pâle à chaque fois qu'il baissait la tête, gêné. Freddie murmura «Repose en paix Élias Aya Wilde» avant de se détourner et de pénétrer dans sa chambre. Elle se coucha et éclata en sanglots. À son épuisement physique se mêla une profonde tristesse. Il était si injuste qu'Élias ne doive pas être sauvé. Toutefois, jamais elle ne regretterait.

*

Les deux jours suivants, l'atelier demeura fermé et Freddie observa à quel point ses pouvoirs avaient pâti de ce retour dans le passé. Elle constata qu'elle se trouvait désormais incapable d'admirer les instants comme elle le souhaitait. Terminé ses séances de méditations où elle découvrait les nouveautés à travers le monde, terminé la manipulation des secondes afin de créer une illusion. La sorcière tenta de matérialiser de l'énergie dans sa main, mais elle n'obtint qu'une sphère microscopique. Au moins un bon siècle lui serait nécessaire avant de récupérer. Tant pis, elle avait accepté de payer le prix.

Winnifred ne put assister aux funérailles d'Élias, mais elle n'en avait cure. Elle savait que son âme avait était emportée depuis des jours, et que ce corps qui allait être brûlé n'était plus qu'une coquille vide. Debout devant son miroir, elle observa le Temps qui dansait doucement dans ses yeux.

—Patronne ?

Elle sursauta et chercha son masque du regard. Hiroyuki s'assit sur le lit et se saisit de l'objet.

—Hiro, rends-moi ça s'il te plaît.

—Non. Nous sommes fermés aujourd'hui.

Elle soupira et se replongea dans son reflet.

—Comme tu voudras.

—Tu m'as impressionné, patronne. J'aurais juré qu'Élias était ta priorité absolue.

Elle ferma les yeux, lassée de son image.

—Comment ça ?

—Tu as choisi de sauver tous les habitants au lieu de l'homme que tu aimais. Tu m'avais pourtant promis de le faire. Tu m'avais promis d'opter pour ton bonheur avant tout.

La sorcière éclata de rire et se retourna vers le vampire.

—Tu es un idiot Hiroyuki. J'ai tenu ma promesse et j'ai choisi de sauver l'homme que j'aime et non pas l'âme qui m'attirait tel un insecte vers une lampe. Je regrette d'avoir perdu Élias, mais le garder en vie requerrait un prix que je ne serai jamais prête à payer.

Au moment où il comprit ce qu'elle sous-entendait, ses iris revêtirent leur plus belle teinte rubis.

—Pourquoi Freddie ? Pourquoi moi ? Non que je m'en plaigne ...

Elle s'approcha de lui et s'installa entre ses genoux. Il releva la tête pour soutenir son regard.

—L'être surnaturel que je suis était attiré par son esprit. Pourtant, il n'incarnait qu'un merveilleux instant dans mon existence. Sa vie, comme celle de tous les humains, était éphémère. Son âme m'hypnotisait et, hormis mon père, il a été le seul humain que j'ai aimé. Alors oui, il me manquera. Beaucoup. Et pourtant ...

L'or se plongea dans le rubis.

—La vérité, c'est qu'entre moi et l'éternité, je ne vois que toi. Je ne veux que toi à mes côtés. Je veux encore passer des années et des siècles à m'assoupir dans tes bras aussi glacés que les miens, en écoutant le silence de ta cage thoracique. Toi dont le temps ne défile pas dans mes yeux, je veux pouvoir demeurer à tes côtés pendant tous mes instants. Nos instants.

Or et rubis s'entrelacèrent, créant le plus somptueux des trésors. Sans un mot, Hiro invita Freddie à se pencher davantage vers lui. Et pour la première fois en quatre-vingt-dix-sept ans, leurs lèvres se touchèrent, dans un baiser empli de tendresse, à l'image de leur relation. 

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