Chapitre 5: 1783-1800


En ce 4 décembre 1783, la neige tombait, recouvrant Hiroyuki d'un drap immaculé, rapidement souillé par son propre sang. Son cœur ne battait plus, alors d'où venaient toutes ces voix ? Pourquoi ressentait-il encore la moiteur de son kimono ? Et quelle était cette sensation poisseuse dans son cou ? Fébrilement, il ouvrit ses paupières. Le vampire alpha lui offrit un sourire satisfait. Paralysé par la peur, il ne se releva pas immédiatement, tentant désespérément de s'approprier l'étrange chaleur qui s'écoulait en lui.

— Tu t'habitueras à ne plus respirer. Bienvenue chez les vampires, mon enfant.

Hiroyuki se figea, ses mains enfoncées dans la neige glacée. La Mort n'avait pas voulu de lui... Était-ce là une chance de gagner sa liberté ou une malédiction qui mènerait à sa perte ? Il n'était pas tellement pressé de le découvrir, l'appréhension écrasant son cœur.

Hiroyuki tremblait. Il s'était imaginé que devenir immortel lui permettrait d'accomplir son rêve. Naïf, il pensait que la vie des vampires ressemblait à celle des humains, à quelques détails près. Il ne lui fallut guère plus d'un mois pour découvrir à quel point il avait eu tort. À quel point, il maudissait ses parents et aurait préféré périr une bonne fois pour toute. Toute son adolescence, son père l'avait poussé à coucher avec le plus de femmes possible. Il avait obéi, une fois. Deux fois. Mais à la troisième, il n'arrivait plus à faire semblant. Elles étaient belles et parfois, son corps avait réagi à leurs stimuli sensuels. Pourtant, dans son esprit, il ne ressentait aucun désir charnel. Jamais. Et se forcer alors qu'il n'éprouvait aucun sentiment pour sa partenaire était au-dessus de ses forces. Ses parents lui avaient affirmé qu'il était cassé. Malade. Ils étaient surtout dépités que leur seul fils se révèle incapable de leur offrir une descendance, une façon de perpétuer leur nom. Honteux et dégoûtés, ils devaient probablement espérer que le chef des vampires le dévore, afin d'être débarrassé à jamais de ce fléau qui pourrissait leur famille et qui éclaboussait leur réputation.

Hiroyuki aurait préféré se faire vider de son sang plutôt que de subir... ÇA. Orgie, sexe et nourriture. Pas de tendresse, pas de sentiments. Son créateur lui avait proposé toutes sortes de compagnons, aussi bien masculins que féminins ; les vampires ne se préoccupant guère de ce genre de détails ; mais son problème se trouvait ailleurs. S'il était tombé amoureux, il aurait, volontiers, partagé des moments intimes avec son ou sa partenaire, de temps à autre. Mais dans ce contexte, il ne pouvait pas s'y résoudre. Cette luxure, ces odeurs, ces bruits le dégoûtaient. Il se sentait sale, mais surtout souillé. S'il devait subir une telle torture pendant une éternité entière, il deviendrait fou et trouverait un moyen d'abréger ses souffrances.

Hiroyuki tint trois mois, trois longs mois d'enfer où il avait été contraint de prendre part à divers évènements qu'il aurait préféré oublier. S'il avait pu, il aurait arraché sa peau, cette couche immonde sur son corps que trop de personnes avaient touché. S'il avait pu, il aurait imploré son clan de l'abandonner. Alors, avant que son esprit ne se brise, dans un élan de courage, il s'était enfui de leur village. Il courut longtemps, l'ombre d'Edo à l'horizon. Le printemps, encore timide, ne laissa que quelques pétales roses dans ses cheveux. Fut un temps où la vue des cerisiers en fleurs le réjouissait, mais aujourd'hui plus rien n'avait d'importance. Pour sa survie, il devait partir si loin que personne ne le retrouverait, si loin que personne ne le reconnaîtrait plus. Hiroyuki, blessé à la cuisse gauche après une séance qui avait mal tourné pour lui, grimaça de douleur. Sa chair, tranchée avec de l'argent, peinait à cicatriser, d'autant plus que le jeune homme n'avait rien pu manger depuis plusieurs jours. Il s'agissait de sa punition pour ne pas se comporter exactement comme le souhaitait son créateur. Focalisé sur sa souffrance, sa maladresse le rattrapa. Et il tomba. Ses poursuivants n'eurent aucun mal à le rejoindre. Il entendit le rire rauque du chef de clan. Il capta les murmures satisfaits de ses camarades. Ils se jetèrent sur lui ; armes mortifères en main.

Un hurlement de terreur résonna dans les alentours, quand une lame imbibée d'argent liquide se logea dans son abdomen. L'éternité de Hiroyuki sembla soudain bien plus courte que prévu.

Il ne sentit toutefois pas d'autres attaques ; ni de coup fatal, ni ses entrailles être arrachées de son corps. Inquiet, mais surpris, il osa ouvrir ses paupières. Ses assaillants, même son puissant et ancien chef, gisaient sur le sol, bien qu'aucune flaque de sang ne soit visible. Au milieu d'eux, une jeune femme aux yeux dorés. Elle semblait un peu plus petite que lui et affichait un air contrarié. Elle croisa son regard en souriant et lui tendit la main.

— Bonjour, je m'appelle Freddie. J'avais besoin d'âmes pour tester quelque chose dans mon atelier. Je me suis dit que je pourrais prendre les leurs. Des êtres qui tabassent à mort l'un de leur camarade affaibli ne méritent pas d'en avoir.

Elle secoua son bracelet.

— Elles sont stockées ici. Sympa, n'est-ce pas ?

Hiroyuki fut parcouru de frissons de peur. Qui diable était cette femme ? Toutefois, cette entité lui avait sauvé la vie. Il accepta son aide et se releva.

— Je vous remercie. Je m'appelle Hiroyuki.

Le vampire s'évanouit sans attendre, du sang s'écoulant beaucoup trop de son abdomen.

Winnifred observa le presque cadavre et hésita sur la marche à suivre. Avait-elle le droit de le sauver en le transformant en cobaye ? Elle n'eut toutefois guère le temps de tergiverser, car son patient commençait à aller vraiment mal, même pour un mort-vivant. Elle inspira un grand coup, saisit son prototype de nouvel organe, y inséra l'une des perles de son bracelet et concentra son pouvoir dessus.

— C'est parti !

Travailler sur un vampire la stressait toujours moins que sur un garou, car un être qui n'était plus doté de durée de vie était bien plus résistant et supportait bien mieux les soins lourds et compliqués.

D'où venait cette étrange sensation ? De la douceur ? Avait-il péri pour de bon ? Si tel était le cas, pourquoi une délicieuse odeur d'amande lui parvenait-elle ? Hiroyuki perçut alors le chant d'un oiseau et le cliquetis caractéristique d'outils. Il s'éveilla avec lenteur, craignant d'ouvrir les yeux. Il fut d'ailleurs étonné par le moelleux de sa couche. Il ne méritait clairement pas un tel confort. Il s'aperçut qu'un drap de soie reposait sur son corps endolori. Il était donc toujours vivant. Enfin, autant qu'il puisse l'être.

— Bonjour ?

Freddie accourut depuis l'arrière-boutique, un sourire aux lèvres. Son client s'était réveillé ! Il avait survécu !

— Tu te sens bien ? Ton ventre n'est pas douloureux ? As-tu besoin de quelque chose ? Tu es bien plus jeune que moi, je me permets donc de te tutoyer si tu n'y vois pas d'inconvénient.

Le jeune homme acquiesça puis se pencha et observa sa peau se cicatriser doucement ; un des uniques avantages à être devenu un mort-vivant. Il posa sa main sur sa blessure et sentit quelque chose d'un peu dur sous ses doigts. Ce n'était toutefois pas désagréable et encore moins douloureux. Sa cuisse, quant à elle, était totalement guérie.

— De quoi s'agit-il ?

— Je soigne les créatures surnaturelles depuis près de soixante-seize ans. J'essaie de fabriquer des prothèses et des organes de remplacement les plus efficaces possible. Habituellement, seuls quelques clients acceptent de devenir mes cobayes. Dans ton cas, Hiroyuki, je n'ai malheureusement pas eu le loisir de te demander ton avis. J'en suis désolée. Mais tu avais été gravement blessé avec de l'argent et je ne savais pas quoi faire d'autre.

Le vampire sourit et s'assit péniblement contre le mur.

— Inutile de vous excuser. Vous m'avez sauvé la vie sans même me connaître. Merci beaucoup Freddie.

— Pourquoi les tiens tentaient-ils de te tuer ? Aucune méchanceté n'émane pourtant de toi. Ton âme rayonne de beauté.

Bien que gêné par un tel compliment, il accepta de tout lui raconter. Tout. Absolument tout. Ses parents et puis son clan. L'enfer d'être considéré comme malade, comme une chose brisée qu'il faudrait réparer à tout prix.

Winnifred, qui leur avait servi du thé, fronça les sourcils.

— Je ne comprends pas. Je veux dire... En quoi est-ce un problème de n'éprouver aucun désir charnel ? Le sexe n'est qu'une activité parmi une infinité. Si ce n'est pas ta voie, prends en une autre.

Hiroyuki laissa échapper un petit rire joyeux, pour la première fois depuis bien longtemps.

— Vous êtes une personne bien singulière. Je n'aurais jamais imaginé entendre ce genre de phrase un jour. En plus d'avoir sauvé ma vie, vous avez illuminé ma journée. Merci.

Freddie lui rendit son sourire.

— Que vas-tu faire à présent ?

— Je n'en sais rien. Mes parents, mon clan... Je n'ai jamais réussi à accomplir ce qu'ils attendaient de moi.

Elle soupira et afficha un air contrarié.

— Tu n'as pas répondu à ma question. Qu'est-ce que TOI, tu souhaites faire ?

Le vampire lui jeta un regard surpris. Jamais auparavant on ne lui avait posé cette question. Jamais personne ne s'y était intéressé.

— Moi ? Je ne suis pas un guerrier et encore moins un assassin. Je voulais lire, écrire, découvrir. Et, pourquoi pas, un jour, trouver quelqu'un à aimer qui accepterait mon asexualité sans me juger.

Freddie se leva et tendit sa main à Hiroyuki.

— Pour l'amour, je ne peux prédire ton avenir. Mais puisque tu es éternel, je suis persuadée que tu finiras par rencontrer quelqu'un qui te convient. Par contre, pour le reste, je peux t'aider. Tu aimerais devenir mon assistant ? J'ai besoin de quelqu'un pour m'épauler dans mes recherches. Bien sûr, je te paierai. Après, si tu ne souhaites pas vivre ici, à cause de ce que je suis, je te trouverai un logement pas trop loin.

Si le jeune homme avait encore été capable de pleurer, il aurait éclaté en sanglots à cet instant précis, tant il se sentait reconnaissant envers cette femme qu'il rencontrait à peine.

— J'accepte avec plaisir. Merci pour tout Freddie.

Bien que Hiroyuki ait un immense respect pour sa patronne, qui était en fait la fille de la Mort en personne, il devait s'assurer d'une chose.

— Freddie... Vous utilisez vraiment des âmes pour vos expériences ?

Surprise par cette question, elle posa ses outils et tourna sa chaise.

— Oui et non. Comme tu le sais, ma mère est l'experte sur ce sujet. Quand je vivais à ses côtés, elle m'a longuement appris à analyser la composition des âmes.

Winnifred griffonna un croquis sur un coin de son plan de travail.

— Au centre se trouve le noyau, c'est-à-dire l'essence même d'un être vivant, sa conscience et tout ce qui le composait. Ce morceau, je le laisse partir pour un repos éternel, que ce soit à Yomi, dans les limbes ou au Paradis. Moi, je ne me sers que de la seconde partie, celle entourant le noyau. Il s'agit seulement d'un concentré d'énergie, qui doit me permettre de créer des organes, des membres et peut-être même des petits animaux mécaniques viables.

Elle but une gorgée de thé.

— Rassure-toi, je n'empêcherai jamais personne d'accéder au repos. Je suis la fille de la Mort, je ne peux pas agir ainsi. Moi, plus que quiconque, je n'en ai pas le droit. Par contre, utiliser l'énergie restante, je le peux sans soucis. Bien sûr, mes créations sont loin d'être optimisées, mais tu es la preuve que ça fonctionne.

Le vampire poussa un soupir de soulagement.

— Je suis désolé de vous avoir soupçonné d'employer des techniques douteuses. Je ne voulais pas paraître ingrat ou malpoli.

— Ne t'inquiète pas pour ça. Vampire ou non, tu es toujours ancré dans tes croyances shintoïstes. Je comprends que pour toi, rien que le fait que j'ai pu vivre à Yomi doit t'effrayer au plus haut point.

— Je n'ai pas peur de vous, Freddie.

Ils se sourirent.

— Et par pitié Hiro, arrête de me vouvoyer, je déteste ça.

— J'essaierai, c'est promis.

*

Winnifred se refusait de tuer des êtres vivants dans le seul et unique but de récupérer la pellicule d'énergie entourant leur essence. Certes, elle n'avait pas la même morale que les humains ni leur notion de bien ou de mal, mais elle se sentait toutefois incapable de commettre une telle chose. De plus, cela risquerait de perturber l'ordre naturel et sa mère aurait sans doute des soucis avec les sabliers. Elle traquait parfois les accidents, comme les incendies, pour récupérer quelques matériaux. Les faucheuses ne lui disaient jamais rien, puisqu'elle ne s'attaquait pas à la partie essence. La sorcière fut toutefois bénie par la chance, avec l'éruption cataclysmique du mont Unzen en cette année 1792. Glissement de terrain, tsunami dévastateur, et plusieurs dômes de lave... La beauté de cet évènement était proportionnelle au nombre important de malheureuses victimes. Ce fut ainsi que l'ingénieure put stocker un peu plus de quinze mille âmes, lui permettant d'être tranquille pendant de très longues années. Elle eut alors une petite pensée pour sa mère, qui avait dû subir le bruit sourd et quelque peu impressionnant d'une grande quantité de sabliers qui se brisaient au même moment.

Winnifred boudait toujours lorsque, pendant l'une de ses méditations, elle découvrait qu'elle avait raté un évènement fascinant quelque part dans le monde. Pourquoi diable n'avait-elle pas le droit d'utiliser ses pouvoirs pour voyager d'un endroit vers un autre ? Elle comprenait bien que ce processus était des plus risqué et que cela pourrait, potentiellement, briser à jamais un ou plusieurs maillons du flux du temps. Toutefois, elle ne trouvait pas ça juste. Elle avait raté une pluie de deux cents météorites en Italie (17) et pleurait la perte de quelques matériaux inestimables. De plus, Izanami lui avait raconté qu'il s'agissait d'un spectacle éblouissant, quoique parfois dangereux. Elle pria pour qu'un jour soit inventé un téléporteur intercontinental.

Winnifred fronça les sourcils. C'était étrange, aujourd'hui, pour la première fois, elle ne ressentait ni le froid ni le vide. Elle caressa distraitement les instants qui dansaient devant ses yeux, surprise de se sentir si bien. La solitude n'étouffait plus son esprit, le silence ne pesait plus sur sa maison. Enfin.

— Hiroyuki, quand es-tu venu au monde ?

Il stoppa son rangement et pencha la tête, pris au dépourvu par cette question qui sortait de nulle part.

— Le 3 novembre 1765, pourquoi ?

La sorcière sourit. La naissance de son assistant était donc le fameux évènement qu'elle avait ressenti ce jour-là.

— Je vois. C'est une bonne chose que tu sois né.

— Merci ?

Le vampire observa sa patronne retourner à ses occupations, comme si cette étrange conversation n'avait jamais eu lieu. Il ne savait pas ce que lui réservait l'avenir, mais il était certain qu'entre les murs de cette maison, il trouverait toujours un foyer, un endroit où il ne serait plus jamais seul.

*

En cette prémisse du printemps de cette belle année 1800, l'Italie fut encore à l'honneur, avec le succès de la première pile. L'électricité. L'un des éléments qui rapprochaient le plus les humains de la magie. Plus que le feu hésitant sous sa main, Winnifred avait toujours été fascinée par les orages et les éclairs. Même elle, elle n'aurait pu dire avec exactitude combien de temps elle avait passé à observer des cieux tourmentés à travers les fleurs de cristal. Ces grondements, impertinents et brutaux, lui offraient de délicats frissons de bien-être et donnaient à son cœur l'impression de battre à une vitesse normale.

Mais ce soir-là, ce fut une colère bien plus triste qui l'atteignit. Son assistant remontait doucement l'allée, la tête baissée. Elle put apercevoir du sang séché sur son arcade et ses yeux, habituellement d'une ébène profonde, irradiaient du rubis caractéristique des vampires. Sans un mot, elle s'approcha de lui et l'enlaça. Et même si la Mort lui avait volé sa capacité à pleurer, Freddie avait l'impression étrange de sentir des larmes fantômes s'écraser dans son cou.

— Je suis vraiment trop stupide.

Sa voix était si étouffée, que sa douleur irradia jusqu'à la sorcière. Elle resserra son étreinte et passa la main dans ses longs cheveux bruns.

— Pourquoi je m'entête à aller à un rendez-vous avec un·e autre vampire ? Pourquoi est-ce que je m'imagine que cela finira par être différent ?

— Parce que tu mérites de trouver une personne qui t'acceptera. Parce que, au risque de me répéter, l'asexualité n'est pas une maladie.

Il se détacha de leur étreinte.

— Patronne, tes paroles sont adorables, mais... Mais je n'ai plus la force de vivre encore et encore des soirées comme celle-là. Les insultes et la violence, je n'en veux plus. Je n'en peux plus.

— Je comprends.

— Je vais me laver, mon sang a séché et me colle à la peau.

— Attends !

Winnifred l'avait retenu par le poignet. Rubis et or se croisèrent, se mélangeant l'espace de quelques instants éphémères.

— Je veux des noms.

— Inutile de te donner cette peine.

Il déposa un léger baiser sur le sommet de sa tête.

— Bonne nuit patronne.

Colère, frustration, bienveillance. Les sentiments humains se révélaient bien plus complexes que ce qu'elle avait pu imaginer, mais elle était parvenue à en comprendre la plupart. Pourtant, aujourd'hui, elle n'avait su nommer ce qui l'avait tourmentée. Plus tôt, elle avait reçu une missive hebdomadaire, résumant les dernières actualités d'Edo. Deux hommes de dix-neuf ans avaient été exécutés pour cause d'homosexualité. La personne qui les avait dénoncés avait même gagné une récompense. Quelques mois auparavant, ce fut une jeune fille de seize ans qui perdit ainsi la vie. De désespoir, son amante s'était tuée. Winnifred ne comprenait pas pourquoi... Pourquoi les humains en empêchaient-ils d'autres de s'aimer ? En quoi un corps avait-il son importance ? Izanami lui avait raconté que toutes les âmes avaient été séparées en deux, les condamnant à se retrouver pour accéder au plus exquis des bonheurs. Entre leur homophobie et leur mépris pour les créatures surnaturelles, les mortels ne cessaient de la dégoûter. Aimer n'était pas un péché. Exister non plus. Pourquoi les humains se pensaient-ils en droit de donner leur avis ?

Winnifred broya la missive et frémit de colère. Combien d'innocents mouraient pour le crime d'avoir aimé ? Elle savait de source sûre que l'orientation sexuelle n'avait absolument aucun lien avec la destination de l'âme au moment du décès. Alors pourquoi ? Combien d'adolescents vivraient dans la peur et épouseraient une personne dont ils ne voulaient pas ? Combien d'amants seraient torturés pour qu'ils avouent leur soi-disant péché ? Combien d'êtres ignobles seraient encore récompensés pour les avoir dénoncés ?

La sorcière savait que, malheureusement, les mentalités n'étaient pas prêtes de changer. Toutefois, elle se promit que les bourreaux et les délateurs pourriraient dans les marécages de Yomi, grignotés à jamais par des Shikome hargneuses. Quant aux victimes, sa mère lui avait assuré que les âmes sœurs demeuraient ensembles tout au long de l'éternité, peu importait leur destination. Elle soupira. Qu'il était difficile de se sentir inutile face à une situation qui nous révolte, quand l'on est un être puissant et immortel. Épuisée par tant de sentiments dont elle ne voulait pas, elle glissa doucement contre sa porte d'entrée. L'image d'un humain bien particulier s'imposa alors à elle.

Assise sur la pierre glacée du perron, Freddie laissa l'averse couler sur sa peau trop pâle, ses yeux dorés levés vers le firmament. Parfois, elle imaginait son père, installé sur l'une de ces étoiles, observant le monde de son regard affectueux. Puis elle se souvenait qu'elle était la dernière personne à pouvoir posséder ce genre de croyance stupide. Christen avait disparu depuis longtemps, son âme dormant dans un repos éternel et réparateur dans l'un des nids du Paradis. Winnifred serra les poings, ses larmes se mêlant à la pluie. Il avait été l'unique mortel à l'adorer alors qu'il connaissait la vérité. Elle n'avait jamais su pourquoi il avait feint d'être toujours envoûté, pour quelles raisons il était demeuré aux côtés d'Izanami jusqu'au bout. Pourquoi il l'avait aimée elle, un enfant à moitié humain. Bien que pris par son travail, Christen lui avait écrit de nombreux poèmes, à elle, sa petite princesse adorée. Il lui avait offert une tendre affection, calmant chacun de ses cauchemars, chacune de ses peurs. Elle avait imaginé retourner à Londres, un jour... Mais son cœur ne s'en sentait pas capable. Elle savait que leur maison avait brûlé depuis bien longtemps et que la ville s'était violemment métamorphosée. Là-bas, il ne devait rien rester de ses souvenirs, mort en même temps que son père.

— Freddie ?

La sorcière leva son regard empli de tristesse vers le vampire.

— Oui Hiro ? Que puis-je pour toi ?

— Je suis désolé de te déranger maintenant, mais j'ai reçu un message urgent de l'un de nos clients.

Elle essuya ses joues et se leva.

— Aucun problème. La nostalgie ne sert à rien. De quoi s'agit-il ?

Son assistant se mordit la lèvre, embarrassé.

— Un moine t'a vu récolter des âmes et, surtout, a aperçu tes yeux. Il a prévenu les hautes sphères de la cité d'Edo. En secret, certains commerçants ont été interrogés à ton propos. Ils...

— Oui ?

Hiroyuki soupira.

— Ils veulent t'assassiner.

Winnifred poussa un soupir empreint de lassitude. Décidément, les humains cherchaient vraiment à la faire sortir de ses gonds. Elle était installée ici depuis presque un siècle. Elle appréciait ses clients, sa maison, son environnement. Et elle n'en changerait pour rien au monde. Quoi qu'il arrive, elle ne déménagerait pas.

— Hiro, prépare-toi. Puisqu'ils veulent la guerre, ils l'auront.

Le vampire acquiesça. Ces humains, qui avaient tant fait souffrir les créatures surnaturelles depuis des siècles, ne méritaient toutefois pas mieux.

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