Chapitre 4: 1707-1765
Durant son siècle passé au Palais des sabliers, Winnifred avait pu accumuler une quantité incroyable d'informations concernant les humains ; mais absolument aucunes à-propos des autres créatures. En effet, sa mère n'appréciant que peu le sujet, elle n'avait pas trouvé utile de posséder des ouvrages sur ce thème. Ainsi, en tout premier lieu, la sorcière mit un point d'honneur à combler ses lacunes. Elle s'instruisit en détail sur les nombreuses communautés qu'elle allait soigner, grâce aux différents chefs de clans qui furent ravis de l'aider.
Ici vivaient plusieurs sortes de garous, répartis dans plusieurs petits villages : renards, tanukis et loups, ours et pandas, alpagas et oiseaux. D'autres formes, bien plus rares, venaient parfois s'installer dans le coin qui leur convenait le mieux. Pour une raison évidente, lors des pleines lunes, animaux prédateurs et proies ne devaient pas se retrouver au même endroit ... À l'opposé, se trouvait aussi une discrète ville de pêcheurs où vivaient divers garous aquatiques, comme des tortues ou des seiches.
Les vampires, quant à eux, s'étaient répartis çà et là, non loin des villages de garous. Des mariages survenaient parfois entre les deux communautés, si bien qu'il n'était pas rare de trouver des vampires au milieu de garous. De plus, ce rassemblement de créatures surnaturelles les aidait à assurer leur sécurité et à décourager n'importe quel humain assez stupide pour oser de les attaquer. Enfin, presque tous. Au fil des siècles, il y avait toujours eu des inconscients assez fous et imbus d'eux-mêmes pour tenter le diable. Évidemment, aucun n'en était revenu vivant. D'après les rumeurs, ils avaient été torturés des jours durant, sous un soleil de plomb. La vérité avait été pourtant tout autre : les indésirables avaient été assassinés à la seconde où ils avaient posé le pied dans le premier village, celui des loups, sans même s'en rendre compte. Les cœurs furent offerts à des futurs mariés, le sang confié à des vampires et les cadavres jetés dans une forêt où vivait un couple de goules. Pas de torture ni de barbarie. Parce que, contrairement aux croyances, la plupart d'entre eux n'appréciaient pas particulièrement ça.
Au cours de son apprentissage, la première information qui avait étonné Freddie était le rapport des vampires au soleil. Le chef avait beaucoup ri puis lui avait répondu ; « la Lune reflète la lumière du Soleil. S'il se révélait fatal comme dans les légendes, nous ne pourrions sortir qu'à l'occasion de la nouvelle Lune, et encore ... ». Leur peau diaphane se montrait très sensible et ils devaient la protéger, surtout lors des étés chauds. Tout au plus, ils risquaient des coups de soleil, mais rien de bien plus grave. Ce fut à ce moment-là qu'elle entama quelques recherches pour créer une substance capable de l'imiter l'effet des rayons solaires sur les peaux fragiles. Quelque chose comme une crème ou une lotion, à étaler sur leur épiderme diaphane. (14) Elle ne comptait toutefois pas offrir cette découverte aux mortels. Qu'ils se débrouillent par eux-mêmes !
Sa seconde surprise concerna encore les vampires. Certes, le sang leur était nécessaire, mais en très faible quantité. Plus ils ingurgitaient de nourriture humaine, moins leur besoin en hémoglobine était important. Et, à moins de blessures très graves ou d'un désir de puissance, un peu de sang d'un animal pouvait parfaitement faire l'affaire. Winnifred les questionna alors sur le mythe du vampire dévorant ses victimes. D'après un ancien chef de clan, cela venait d'un ancêtre qui fou de chagrin d'avoir perdu sa compagne et souffrant de la famine, avait fini par éradiquer un village entier dans un élan aussi meurtrier que destructeur.
Elle apprit également qu'il était interdit de transformer des enfants en vampire, que les attributs d'un garou étaient héréditaires et que la pleine lune empêchait juste tout ce petit monde de conserver leur apparence humaine.
Enfin, elle découvrit que si un nourrisson était issu de garous avec un animal différent, il héritait de la forme animale de l'un des deux et des pouvoirs de l'autre. Il y avait donc, dans l'un des villages, une jolie petite renarde garou avec les capacités d'un ours.
Winnifred avait vite été conquise par la présence de toutes ces créatures surnaturelles. Auprès d'eux, elle se sentait enfin à sa place et plus comme une vulgaire bête de foire. Auprès d'eux, elle avait découvert la cruauté des humains. Elle avait vu les stigmates d'intoxication à l'argent et des cicatrices qui ne s'estomperaient jamais. Elle avait observé des autels d'enfants partis trop tôt, le cœur arraché par des samouraïs. Elle avait aperçu l'ombre de larmes douloureuses dans le regard hanté de veufs et de veuves à jamais inconsolables. Freddie n'incarnait en rien un ange ou un miracle, mais elle tenterait de les protéger et de les aider du mieux possible. Elle inventerait de nouvelles façons de les soigner. Elle créerait des moyens de leur faciliter la vie. Est-ce qu'elle partagerait ses trouvailles avec les habitants d'Edo ? Probablement pas. Enfin, pas tant que ceux-ci continueraient à les marginaliser et à les dénigrer de la sorte.
*
Sept ans étaient passés depuis son installation aux portes d'Edo. Edo ... Cité d'un million d'habitants (15) construite autour de son somptueux château et aux quartiers plus fascinants les uns que les autres. Winnifred avait, après plusieurs jours de négociations, réussi à visiter la ville par trois fois. Depuis, à chaque début de mois, elle recevait un panier d'offrandes devant sa porte. Une fois encore, on l'avait prise pour un yōkai ... Toutefois, cela ne la contraria pas plus que ça. Qui se plaindrait de délicieux mets gratuits ? Elle les partageait même parfois avec ses plus fidèles amis. Enfin ... Si elle devait être tout à fait honnête, son cœur humain saignait de tristesse à chaque fois qu'elle se faisait traiter de monstre ou de démon. À travers les fleurs de cristal du palais, elle en avait vu des êtres maléfiques. Dans les marais de Yomi, elle en avait senti des âmes malveillantes. Et être associée à de telles entités lui apportait bien plus de peine et de douleur que ce qu'elle voulait bien admettre. Si bien est, qu'elle avait peu à peu renoncé à se lier avec les humains. À quoi bon ?
Toutefois, chez la communauté de créatures surnaturelles, Winnifred avait rapidement gagné de nombreux clients, mais ses méthodes de soin ne lui convenaient pas encore. Les prothèses étaient trop fragiles et pas assez fonctionnelles. Et la réparation d'organe n'avait, pour l'instant, amené qu'à des résultats plus que décevants. La sorcière ne se décourageait pas pour autant, le temps qui passait n'avait, après tout, aucune emprise, ni sur elle ni sur la plupart d'entre eux. Toutefois, la patience ne constituait en rien l'une de ses vertus, ce qui avait toujours beaucoup fait rire sa mère ; et elle ne pouvait s'empêcher de pester contre elle-même, face à sa soi-disant lenteur de création.
En ce glacial matin de 1707, Freddie s'était amusée à compter. Quarante-neuf jours s'étaient envolés depuis le tremblement de terre de Hōei, un séisme d'une intensité remarquable d'après ses recherches. Les yeux rivés sur le versant sud-ouest du mont Fuji, elle observa celle qu'elle pressentait être son ultime éruption. Pas de coulée de lave, à sa grande déception, mais une propagation scandaleusement importante de cendres volcaniques et des scories. Sa maison, située à la sortie d'Edo, serait bientôt envahie par la crasse, mais elle n'en avait cure. Elle trouverait bien quelqu'un pour l'aider à nettoyer. Ainsi, elle ne bougea pas et se contenta d'admirer cette merveille de la nature, si rare, digne d'un autre monde. Elle tenait cette fascination incompréhensible de sa mère et la jeune femme perçut un léger pincement à son cœur en pensant à elle. La Mort lui manquait. Cette remarque la fit sourire, tant elle semblait absurde. Freddie était bien la seule à pouvoir formuler une telle chose.
Bien qu'elle appréciât de se retrouver en ces lieux, une vague d'inquiétude l'étreignit soudain. Devait-elle rentrer et venir en aide aux vampires ou aux garous ; ou au contraire, demeurer ici, des jours durant, pour assister à ce spectacle digne d'une fin du monde ? Elle hésita de longues heures, jusqu'à ce que son cœur humain la convainque de retourner chez elle.
*
L'invention de la machine à écrire (16) fut une véritable révolution pour Winnifred. Dès qu'elle l'avait aperçu dans l'une de ses séances de méditation, elle avait voulu en posséder un exemplaire à tout prix. La Grande-Bretagne se trouvait bien trop loin et avant son départ, sa mère lui avait formellement interdit d'utiliser ses pouvoirs pour voyager d'un point à l'autre du monde. D'après elle, en plus d'être risqué pour elle-même, cela pouvait entraîner des conséquences fâcheuses pour les mortels ... Ne souhaitant pas découvrir lesquelles, Freddie fabriqua elle-même l'objet de sa convoitise et en enseigna le principe aux garous et vampires avec lesquels elle travaillait. Tant pis pour les humains, ils attendraient leur heure. Une fois encore, elle n'avait eu aucune envie de les favoriser, surtout après la nouvelle loi promulguée l'année d'avant, interdisant les créatures surnaturelles de toucher la nourriture destinée aux humains. Stupides au point de penser qu'ils étaient sales et contagieux, les habitants avaient été soulagés de cette réforme insensée. Winnifred, quant à elle, en avait été outrée et avait même versé quelques larmes de rage. Mais seule dans son atelier trop froid, elle ne trouva personne pour la réconforter face à la cruauté de ce monde.
La jeune femme adorait plus que tout le bruit créé par le clapotis de ses doigts sur les touches métalliques. Elle rédigeait ainsi le fruit de ses recherches et notait toutes ses pensées et idées. Dans une boîte, elle commença à stocker ses récits, fragments de son siècle vécu au sein du Palais des sabliers. Elle fut tentée d'écrire une page à propos de son enfance et de son adolescence, de ces vingt années passées auprès de son père. Pourtant, à peine eut-elle tapé « Christen Fletcher », qu'elle arracha le papier de la machine et le fit brûler, le cœur engourdi d'un sentiment étrange. Winnifred aurait aimé que l'âme de son père demeure à jamais à Yomi, comme sa mère l'avait promis. Ainsi, elle aurait pu le voir, lui parler davantage. Pourquoi, pourquoi avait-il fallu que la Mort fasse preuve de bonté cette unique fois, juste pour lui ?
Quelques jours plus tard, la sorcière se décida enfin à accrocher une petite pancarte devant sa porte.
« Freddie Fletcher, soigneuse et inventrice pour êtres surnaturels »
*
Solitude, froid, insomnie.
Les années passaient sans que Winnifred s'en rende compte. Elle adorait son travail et la sensation du métal sous ses doigts. Observer ses idées prendre vie même si elle n'en était pas encore satisfaite était grisant. Discuter des heures avec ses clients la rendait heureuse. Pourtant, elle se sentait atrocement seule dans sa maison glacée. Aucun feu ne parvenait à contrer la froideur qui semblait couler dans ses veines. Seul le silence accompagnait ses nuits où elle n'arrivait plus à dormir, obnubilée par le vide de sa chambre. Elle se demanda comment sa mère avait supporté de passer l'éternité isolée à Yomi, comment cette dernière avait réussi à ne pas sombrer dans la folie. Freddie se maudit d'être à moitié humaine, persuadée qu'il s'agissait là de la source de ses tourments.
*
En 1730, une boîte, enveloppée dans un tissu typique de Yomi, était apparue sur son bureau un beau matin, accompagnée d'une unique note « Pour toi ma fille, une invention humaine en ton honneur. »
Il s'agissait de la première pendule à coucou, visiblement fabriquée en Allemagne. Winnifred esquissa un large sourire, toujours fascinée par les nouveautés humaines, bâties dans l'unique but de tenter de contrôler et comprendre le temps qui s'enfuyait. Elle accrocha l'œuvre d'art au-dessus de sa porte d'entrée, heureuse de voir que, malgré les années, sa mère pensait encore à elle.
*
La famine et les révoltes paysannes.
Quelque part, dans sa ville natale, la première appendicectomie était couronnée de succès.
Autre part, loin d'ici, un homme réalisa un joueur de flûte traversière en automate.
Winnifred se demanda si des automates pouvaient devenir vivants et si grâce aux insurrections, ce pays, beaucoup trop figé, allait enfin évoluer. Et si des humains parvenaient à retirer des éléments internes, ne pourraient-elles pas faire de même ?
Organes, vie.
Métal, réparations.
Elle devrait pouvoir y arriver, réussir à mêler tous ces éléments.
Elle était l'enfant de la Mort, mais rien ne l'empêcherait de créer et de soigner. Rien. Et surtout pas les humains et leur morale incompréhensible.
*
Alors que l'Église catholique abandonna enfin sa lutte contre l'héliocentrisme, Winnifred avait cessé d'observer l'étoile diurne depuis plusieurs années déjà. Elle passait ses journées, enfermées dans son atelier à créer, encore et toujours. De temps à autre, elle recevait ses clients. Pourtant, elle se sentait seule. Désespérément seule. Encore. Rien n'avait changé ces trente dernières années à ce niveau-là. Toujours le froid. Toujours le vide. Toujours des nuits interminables. Jusqu'à quand supporterait-elle cette situation ? Jusqu'à quand parviendrait-elle à ressentir le poids des instants qui s'écoulaient, sans personne avec qui les partager ? Elle ne souhaitait pas forcément l'amour ni une profonde amitié, mais simplement une présence, quelqu'un qui saurait l'accompagner, un être qui pourrait réchauffer son cœur humain, bien trop glacé pour un être vivant.
Winnifred regarda le calendrier qu'elle avait elle-même fabriqué. Nous étions le 3 novembre 1765. Elle observa longuement cette date, comme si un mystère était gravé en elle. Elle caressa les chiffres du bout des doigts, pensive. Elle ne savait où, mais un évènement important était en train de se produire. Curieuse, la sorcière étudia les nouveaux instants, mais n'y trouva rien qui l'intéressa, ni catastrophes naturelles ni inventions merveilleuses. Alors pourquoi ce sentiment s'était-il ancré en elle ? Incapable de comprendre, elle se décida à écouter le conseil le plus frustrant que sa mère ait pu lui donner.
« Winnifred, même toi, parfois, tu devrais laisser le temps au Temps. »
Non loin de là, dans un hameau sans nom, perdu sur le flanc d'une colline, naquit Hiroyuki.
Le nouveau-né était le dernier d'une fratrie de quatre enfants. Ses trois sœurs, obéissantes, s'étaient mariées à seize ans et avaient déjà accouché plusieurs fois. Elles étaient des épouses parfaites, le genre d'héritières dont tous les parents rêveraient. Ceux-ci n'avaient d'ailleurs eu aucun mal à leur trouver un compagnon. Et puis, il y avait lui ... Hiroyuki, dont les caractères signifiaient « neige étendue ». Ses géniteurs espéraient ainsi avoir un enfant aussi calme que l'hiver, un garçon aussi brillant que les flocons et digne de perpétuer leur nom.
Mais Hiro n'incarnait en rien leurs idéaux. Son esprit était une tempête en quête de liberté, un hiver indomptable qui décevait sa famille. Lorsqu'il atteignit ses dix-huit ans, il n'avait toujours rien fait de sa vie, hormis participer aux travaux de la ferme. Aux yeux de ses parents, il ne valait guère plus que les tas de neige qui gisaient sur la route, si sale, que personne n'avait le cœur de les toucher. Le jeune homme, qui avait appris à lire en secret, rêvait d'écriture et d'aventures et certainement pas de mariage et de travaux dans les champs. Il aspirait à la liberté et à la découverte.
Alors Hiroyuki s'enfuit. Plusieurs fois. Toujours sans succès à cause de sa maladresse. À chaque essai, son père le frappait, espérant lui faire entendre raison. À chaque retour, les larmes de sa mère l'assaillaient de culpabilité malsaine. Ce fut à la suite de sa quatrième fugue en un mois, ses parents, désespérés de voir leur nom être perpétué, vendirent leur fils à un chef vampire qui vivait non loin de là, en échange d'une grosse somme d'argent.
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