Chapitre 3


3 janvier 1880

Hiroyuki reposa le sablier et lui jeta un regard noir. Et s'il ne l'utilisait pas correctement ? Et si, à cause de lui, Freddie n'était pas consciente du temps qui s'était écoulé ? Trop agité pour poursuivre un travail de précision, il recommença à faire le ménage. Pour la dixième fois en trois jours. Les outils, qu'il avait déjà lavés un à un, furent agencés par ordre de taille et par catégorie. Jamais l'endroit n'avait été si ordonné.

Le vampire se prépara un thé dans un vain espoir de se réchauffer ; puis, lassé par le silence pesant, il commença l'inventaire des vis et des boulons. Un à un, il les compta et les classa par formes, les mains tremblantes. Était-il déjà en train de perdre la raison ? Il donna un violent coup de poing dans la table, mélangeant à nouveau toutes les centaines de petites pièces. Hiro sentit alors quelque chose de poisseux couler sur ses joues. Pleurait-il ? Cela lui était pourtant impossible ; la Mort lui ayant ôté cette échappatoire à tout jamais. Inquiet, il se rendit dans sa chambre et s'observa dans le miroir. Du bout des doigts, il caressa les sillons carmin qui illuminaient ses joues diaphanes. Des larmes de sang. Le vampire avait souvent entendu cette rumeur, celle selon laquelle un mort-vivant pouvait périr de chagrin par hémorragie. Il pensait toutefois qu'il s'agissait là d'une simple légende, d'une romance tragique enjolivée par les siècles. Choqué, Hiro s'installa sur son lit et fixa ses mains tachées d'hémoglobine. Il ne devait pas se laisser aller à ses émotions, sous peine de condamner sa patronne. Et puis, il lui avait promis de l'attendre le reste de son éternité s'il le fallait. Il n'avait pas le droit d'échouer. Il ne pouvait pas périr ainsi.

Bien que fébrile, le vampire se lava rapidement le visage et s'assit près de la fenêtre de l'entrée. Dehors, la tempête de neige ne s'était pas calmée. Il se demandait si des gens continuaient à trépasser sans raison dans la cité, dont les lumières lui parvenaient à peine. Il se demandait comment se sentait Élias. Il se demandait quand Freddie reviendrait, mais surtout pourquoi elle lui manquait autant. Bien souvent, leurs clients les prenaient pour un couple, mais il n'en avait jamais cherché la raison. Il pensait naïvement que les rumeurs étaient nées de leur cohabitation. À présent, il doutait. Derrière la tendresse, la bienveillance et l'écoute, se cachait-il un sentiment bien plus fort et profond ? Si tel était le cas, pourquoi appréciait-il Élias ? Pourquoi n'était-il pas jaloux de son ami, de cet humain pour lequel la sorcière était prête à tous les sacrifices ? Le vampire ne voyait pas un rival dans le jeune homme. Le lien qui l'unissait à Winnifred était unique. Il était celui qui l'accompagnait dans ses insomnies et qui avait appris par cœur les traits de son visage. Il était le seul à avoir gagné le droit de se perdre dans ses yeux dorés. Elle était celle qui le protégeait de ses cauchemars et qui connaissait tous ses secrets. Elle était la seule pour laquelle il accepterait de verser le sang. Elle était la raison de ses larmes et du poids écrasant qui planait sur son cœur inanimé.

Hiroyuki ne put contenir un énième bâillement. Plus il réfléchissait, plus il lui semblait évident qu'il aimait éperdument Winnifred. Cette réalisation ne l'ébranla toutefois pas plus que ça. Cet état de fait ne changerait en rien leur relation. Il voulait juste vivre avec elle, avec son sourire et sa présence qui réchauffait la maison. Rien de plus. Il désirait simplement son retour afin que leur vie reprenne son fil normal. L'horloge de l'entrée émit un grincement. Dieu que le temps semblait long lorsqu'elle n'était pas là.

*

Tandis qu'Izanami effectuait des recherches sur l'ingénieur Fumihiko, Freddie ne put s'empêcher d'utiliser les fleurs de cristal afin d'observer son assistant. Ce dernier lui manquait atrocement et elle s'inquiétait pour lui. Ils n'avaient jamais été séparés plus de vingt-quatre heures. Jamais. À cette pensée, elle sentit son cœur se contracter. Elle avait hâte de rentrer et de le rassurer. La sorcière était pressée de pouvoir à nouveau le serrer dans ses bras et de le voir rire. Dans une situation si stressante, ce qui lui manquait le plus, était l'odeur du vampire ; cette fragrance qui parvenait à l'apaiser même après le plus horrible des cauchemars. Elle s'apprêta à stopper son observation, lorsqu'elle remarqua un détail inhabituel. Était-ce des larmes de sang qui s'échappait des iris rubis du mort-vivant ? La sorcière se mordit la lèvre inférieure. Hiroyuki pleurait son propre sang à cause d'elle, à cause de son égoïsme. Elle ne savait pas si les vampires pouvaient succomber à une hémorragie, et elle ne souhaitait pas obtenir une telle information. Une chose était désormais certaine, le temps pressait beaucoup plus que prévu.

— Winnifred, j'ai trouvé.

La sorcière sursauta et se tourna vers sa mère.

— Alors ? Qui est-il ?

— Fumihiko Kazugawa, né le 3 septembre 1850 et décédé le 10 juillet 1869.

— Comment ça, mort ?

— Son âme a quitté le monde des vivants et repose ici d'après le registre. Il aurait succombé à une crise cardiaque. Je suppose qu'une entité a provoqué son trépas afin de posséder son enveloppe charnelle. La chose qui a fait ça avait visiblement un objectif bien précis et devait y réfléchir avant même de prendre l'identité de Fumihiko.

Freddie baissa la tête et s'installa sur l'un des fauteuils. Son dodo sauta sur ses genoux.

— Tu veux dire qu'il existe un être qui me hait au point de tuer un humain et d'imaginer une machine qui mettrait une dizaine d'années à s'activer ? Pourquoi quelqu'un me détesterait-il au point d'assassiner des innocents au risque de créer un déséquilibre irréversible ? Qui ai-je bien pu contrarier à ce point sans même le savoir ?

La Mort soupira et lissa sa robe de soie émeraude, avant de s'asseoir à son tour. Le dodo ferma les yeux et se roula en boule, heureux que sa maîtresse soit de nouveau à ses côtés.

— Excellente question. Cela va demander une investigation approfondie afin de cerner en détail cet individu.

— Maman, nous n'avons pas le temps d'enquêter ! Au mieux, il doit me rester deux jours pour agir. Quarante-huit minuscules heures. Hiroyuki va mal, Élias va mourir et cette chose inconnue menace l'équilibre du monde. Nous ne pouvons pas traîner. C'est impensable.

— Je suis d'accord sur le fait qu'il faille agir vite. Ton délai par contre est complètement fantaisiste et ne dépend que de ce garçon. Tu souhaites simplement sauver ton humain. Te rends-tu compte que son décès ne représente qu'un inconvénient des plus anecdotiques ? Ma fille, la situation est extrêmement grave et préoccupante.

Winnifred releva brusquement la tête, faisant sursauter son animal qui quitta ses genoux.

— Je le sais bien. Mais si tout ça arrive parce que j'ai sauvé Élias, alors autant qu'il reste en vie. Et puis, même si j'adore cet endroit et que tu m'avais manqué... J'ai envie de rentrer chez moi. Je ne veux pas qu'Hiro verse davantage de larmes ensanglantées. Je veux qu'il puisse dormir à nouveau. Je veux qu'il puisse cesser de m'attendre.

Izanami caressa le dodo.

— Comment comptes-tu t'y prendre ? Je suppose, surtout avec les derniers évènements, que tu es persona non grata au cœur de la cité. Possèdes-tu au moins l'esquisse d'un plan ?

L'oiseau gazouilla et se roula de nouveau en boule, satisfait.

— S'il le faut, j'userai de mes pouvoirs pour passer les portes de la ville. Quoiqu'il arrive, j'atteindrai cette machine infernale et je confronterai Fumihiko. Il est vrai que je n'ai aucune idée de ce qu'est mon adversaire. Mais je suis la sorcière du Temps et je suis déjà morte. Je n'ai rien à perdre à tenter le tout pour le tout. Si j'échoue, au moins, je n'aurai pas de regrets et tu gagneras des indices supplémentaires. Si je réussis, tout sera parfait et Élias pourra terminer sa vie en paix.

— C'est d'accord Winnifred, agis selon ton idée. Moi, de mon côté, je poursuivrai mes recherches et je tenterai, au mieux, d'endiguer la catastrophe de la pièce aux sabliers.

Elle sentit de nouveau l'appel de son assistant. Le quatrième jour venait de commencer. Ironiquement, le Temps jouait désormais contre elle.

— Merci maman. Merci de ta confiance. À présent, je dois vraiment me dépêcher.

Izanami acquiesça et matérialisa un portail.

— Voici ma modeste aide. Un passage direct et à sens unique pour ton foyer. Prends soin de toi, ma fille. Essaie de demeurer dans le monde des vivants autant que possible. Et surtout, n'oublie pas qu'elles sont tes véritables priorités.

La sorcière lui sourit et disparut. La Mort grattouilla le dodo dans le cou et leva son regard vers le plafond irréel de sa bibliothèque. Elle avait un mauvais pressentiment et ne parvenait pas à s'en défaire ; comme si le Temps lui-même menaçait de se consumer.

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