Chapitre 2

2 janvier 1880

Izanami soupira en entendant de nouveaux sabliers pleins, exploser. Elle en attrapa les instants, avant que ceux-ci ne soient perdus à jamais.

— À l'heure actuelle, je ne peux que tenter d'emmagasiner le plus de particules de vie, afin d'éviter qu'un déséquilibre trop violent ne survienne. Toutefois, les morts brutales et inexpliquées ne cessent d'augmenter et je ne pourrai bientôt plus endiguer ce problème. D'ailleurs, profites-en pour recharger tes pouvoirs, cela me sera d'une grande aide.

Winnifred acquiesça et absorba les instants qui s'enfuyaient d'une nouvelle explosion. À un tel rythme, le monde courait droit à la catastrophe.

— Maman, tu disais que les décès avaient un lien avec les endroits où j'ai vécu.

— En effet. Suis-moi jusqu'à la bibliothèque, je vais te montrer.

La sorcière obtempéra et marcha aux côtés d'Izanami, dans ces couloirs qu'elle avait tant aimé parcourir lors de son siècle passé ici. Rien ne semblait avoir changé, si ce n'est l'odeur ambiante ; rappelant désormais celle des hibiscus. La Mort se plaça devant le gigantesque bouquet de fleurs de cristal et en sélectionna une en particulier.

— Regarde ce qu'il est advenu de Londres.

Freddie attrapa le pétale entre ses doigts décharnés et observa sa ville natale. Bien qu'Élias lui ait longtemps parlé de la métamorphose de la capitale, le constater de ses propres yeux lui brisa le cœur. Plus de charmantes maisons ni de ruelles calmes, tout n'était plus que métal et amoncellement de bâtiments disparates. Elle qui adorait la modernité dans laquelle avait plongé Tokyo, elle ne parvenait pas à l'apprécier pour Londres ; un peu comme si les dirigeables et les bateaux à vapeur lui avaient volé ses souvenirs d'enfance. Devant ce tableau de cuivre et de fumée, l'image de son père s'estompa définitivement. Leur maison, leur quartier... C'était comme si tout ça n'appartenait pas à la réalité.

— C'est le fardeau des immortels, ma chérie. Voilà pourquoi je ne quitte que rarement ce monde. Ici, au moins, rien ne changera jamais.

Winnifred essuya une unique larme et poursuivit son observation.

Un chat automate s'enfuyait devant un chien doté d'une patte métallique. Un groupe de bourgeoises patientaient devant la dernière échoppe d'accessoires à la mode. Un illusionniste tentait d'attirer des passants trop pressés. Une famille courait pour ne pas rater le départ de leur dirigeable. La tour de Londres, désormais rattachée au quartier des êtres surnaturels, était à moitié dissimulée par la fumée des ateliers. Au loin, une locomotive hurla. Les engrenages de Big-Ben se mouvaient au rythme du temps qui passait. Et puis, soudain, la mort. Un enfant s'écroula sur les pavés défectueux, lâchant son ballon. Plus loin, une femme perdit la vie en entrant dans un café. À deux rues de là, un écrivain sombra sans avoir pu terminer son chapitre, laissant des personnages orphelins pour l'éternité et coincés à jamais dans une histoire inachevée.

— À cette vitesse, imagines-tu combien de décès non programmés seront à dénombrer à la fin de cette journée ? Perçois-tu à quel point la situation est devenue problématique ? Le Temps ; non, leur Temps en lui-même a été bouleversé. D'ici peu, les conséquences seront terribles et je ne pourrais absolument rien n'y faire.

— Je comprends. Raison de plus pour que l'on règle le souci avant la mort d'Élias. D'autant plus qu'il a placé toute sa confiance en moi. Je ne veux pas le décevoir.

Izanami soupira.

— Ma fille, pourquoi as-tu commis la même erreur que moi ?

— Pardon ?

— Celle de t'attacher à un humain. Tu sais bien que j'ai rallongé la vie de ton père juste pour pouvoir profiter un peu plus longtemps de lui. De notre famille. Mais tu sais aussi que je n'aurais pas dû. Son âme m'attirait plus que de raison pour qu'au final je doive la laisser partir.

— Dis maman, est-ce que tu l'aimais ?

La Mort pencha légèrement la tête.

— Je ne possède pas d'émotions humaines à proprement parler. Mais je suppose que oui, cet attachement que j'éprouvais à l'égard de Christen incarnait ce qui se rapprochait le plus d'un sentiment amoureux.

— Tu n'as jamais retiré ton alliance. Te manque-t-il ?

Elle sourit, laissant entrevoir une dentition effrayante.

— Et je ne compte pas l'enlever, car je ne me remarierais jamais. De plus, grâce à lui, tu es née. Alors je peux bien conserver ce souvenir de lui. Toutefois, je ne ressens pas le poids de l'absence. J'en suis incapable, contrairement à toi. Ma fille, puis-je te donner un conseil ?

— Bien sûr. Je t'écoute.

— Je t'ai observé, tu sais. Ton immortalité et ton humanité mélangent tes émotions. Lorsque tu rentreras chez toi, essaie de faire le point pour ne pas souffrir inutilement et perdre ce qui t'est essentiel.

Une explosion, bien plus forte que les autres, mit fin à la discussion. Le nombre de décès augmentait bien trop vite.

Une faucheuse entra dans la bibliothèque et s'agenouilla devant sa reine. Elle lui tendit son rapport et celui de toutes ses camarades. Elle s'inclina une nouvelle fois et disparut aussi rapidement qu'elle était venue. Izanami parcourut les documents d'un air contrarié. Sans un mot, elle les déposa dans un coin et se saisit d'un pétale du bouquet de cristal. Winnifred comprit, aux mouvements de sa main, qu'elle tentait de visualiser un instant précis du passé. Sachant à quel point cela pouvait se révéler délicat, elle garda le silence. La sorcière frissonna. Hiroyuki avait utilisé le sablier pour la première fois. Il ne restait plus que deux jours et demi. Dieu que le temps s'évaporait vite ici. Beaucoup trop vite.

*

Hiro reposa l'artefact doré et le fixa de ses iris rubis. Il n'avait pas dormi depuis le départ de sa patronne et ne parvenait plus à conserver une apparence humaine. Il ne pouvait pas mourir de fatigue et, surtout, l'inquiétude le rongeait. Jamais il n'avait porté un tel poids sur son cœur. Et si Freddie ne revenait pas ? Et s'il devait attendre plusieurs siècles avant de revoir son sourire de satisfaction après une journée de travail ? Il observa le tournevis dont elle se servait pour s'attacher les cheveux. Le vampire soupira. Il était à deux doigts d'aller prier au temple le plus proche, mais se souvint que, sous sa forme véritable, aucun humain ne le laisserait s'en approcher.

*

Winnifred attendait avec impatience les retours de sa mère à propos des rapports apportés par les faucheuses. Bien qu'elle espérât de bonnes nouvelles, elle n'avait guère d'illusions. Izanami reposa la fleur et s'éloigna du bouquet.

— Je commence par la mauvaise ou la bonne nouvelle ?

— La bonne, s'il te plaît.

— Nous savons désormais que les âmes n'ont pas disparu. Une faucheuse a réussi à en traquer une. Elles sont absorbées par quelque chose dans Tokyo. Quelque chose qui a la capacité de les emprisonner et de les rendre indétectables. Ce n'est, bien sûr, pas le fait d'un humain. C'est impossible. Quant à la mauvaise... Il s'avère qu'Élias n'aurait jamais dû venir au Japon. Que tu n'aurais jamais dû le rencontrer ! Il est donc clair que le sauver a été un élément déclencheur.

La sorcière baissa les yeux.

— Comment le sais-tu ?

— Au moment où il a quitté Londres, Big-Ben s'est arrêtée. Son père a pensé qu'il s'agissait là d'une raison de plus pour partir. En effet, c'était bien un augure mortifère... Seulement si Élias atteignait le Japon.

— Alors quoi ? Tous ses humains périssent par ma faute ? L'équilibre s'effrite parce que j'ai réalisé une bonne action ? C'est injuste ! Ce n'est pas ce que je voulais. Je... Je ne pouvais simplement pas le regarder mourir sans agir. J'avais envie de voir son âme encore un peu. Pardon de m'être montrée égoïste. Pardon maman. Je suis désolée.

Izanami serra sa fille contre elle et lui caressa les cheveux, comme lorsqu'elle était enfant.

— Personne ne t'en veut et certainement pas moi. Tu as suivi ton cœur humain. Qui pourrait te le reprocher ? Certes, utiliser tes pouvoirs pour le sauver était une erreur, mais tu n'as pas agi par malveillance, bien au contraire. J'ai toujours su que l'humanité offerte par ton père serait à la fois une bénédiction et une malédiction pour toi. J'ai toujours su qu'il y avait un risque qu'une catastrophe survienne. Il est toutefois de ta responsabilité de régler cette situation.

— Évidemment. Merci maman. Merci.

La sorcière sécha ses larmes et écarquilla les yeux d'horreur lorsqu'une idée lui traversa l'esprit.

— Tu as dit que les âmes étaient enfermées à Tokyo, n'est-ce pas ?

— Oui, en effet.

— Je ne sais pas si c'est lié, mais depuis plusieurs années, une gigantesque machine cubique a vu le jour à l'extrémité de la cité. Depuis peu, j'ai l'impression étrange qu'elle a été activée. Hiro, qui a une bien meilleure ouïe que moi, m'a affirmé qu'il avait perçu le bruit caractéristique des engrenages qui se mettent en marche.

Izanami fronça les sourcils.

— Effectivement, il s'agit de la direction que les âmes ont prise. Connais-tu le nom du créateur de cette invention ?

— L'ingénieur Fumihiko.

— Je vais effectuer des recherches. Je reviens.

Winnifred ressentit à nouveau l'appel de son assistant. Déjà trois jours. Pourquoi le temps s'écoulait-il si vite en ces lieux ? 

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