Chapitre 10: 1873


Le miaulement de l'animal à moitié mécanique trancha avec le calme de ce matin ensoleillé. À l'approche de son second maître, il cria à nouveau de contentement.

— Patronne ?

Freddie, assise devant sa porte, fixait les cieux sans vraiment les voir. Elle sursauta lorsque son assistant lui toucha l'épaule.

— Hiro ? Tout va bien ?

Il soupira et s'installa à côté d'elle.

— Ça serait plutôt à moi de poser cette question. Freddie... Tu te doutes que si je ne suis pas rentré plus tôt, c'est parce que je vous ai surpris.

— Oui, j'ai senti ta présence pendant un court instant. Merci de nous avoir laissés tranquilles.

— C'est tout à fait normal, voyons. Je m'inquiète surtout pour toi. Ne vas-tu pas souffrir, maintenant que tu as goûté une fois à ce que tu n'auras plus jamais le droit d'avoir ?

Elle ôta son masque et le vampire put apercevoir ses yeux rougis et ses profonds cernes.

— J'ai choisi de goûter au bonheur humain avant de redevenir le monstre que je suis.

Elle pointa ses iris dorés du doigt.

— Je ne pouvais pas le condamner à se perdre dans le temps qui passe. Je ne devais pas l'emprisonner dans un décompte mortifère. Son esprit ne méritait pas ça. Aucune âme ne le mérite.

Et elle éclata en sanglots, sous le regard choqué de Hiroyuki. Winnifred avait toujours été celle qui l'avait consolé, celle qui l'avait protégé de tout. Il avait déjà entraperçu de la mélancolie et de la nostalgie dans ses iris, mais n'y avait jamais vu une seule larme. Complètement pris au dépourvu, il l'enlaça aussi fort qu'il le put, sachant très bien qu'il ne pouvait la blesser. La sorcière se laissa aller dans ses bras, presque plus glacés que les siens. Il lui caressa doucement les cheveux, désormais redevenus d'une ébène ensorcelante.

— Patronne, tu es la meilleure personne que j'ai rencontrée depuis ma naissance. Tu as sauvé mon esprit et mon corps. Tu m'as libéré de mes bourreaux et tu m'as permis d'exister pour ce que je suis. Tu ne m'as jamais jugé.

Il la berça tendrement.

— Freddie, tu as amélioré le quotidien de tellement de créatures, t'en rends-tu compte ? Toi, plus que quiconque mérite le bonheur, et ça me désespère qu'il soit hors de ta portée. Toutefois, n'abandonne pas, je t'en prie. Nous avons tous besoin de ton sourire et de ta bienveillance.

Les pleurs de la sorcière se tarirent peu à peu.

— Parmi les monstres que nous sommes, tu es probablement la reine. Pourtant, tu es bien plus humaine que la plupart d'entre nous. Je suis persuadé qu'un jour, la vie te sourira. Tu le mérites trop pour que ça n'arrive pas.

— Merci Hiro.

Sa voix était encore étouffée, mais ses larmes s'étaient enfin taries.

— J'ai pourri ton kimono.

Le vampire émit un petit rire.

— Quelle importance ? Pour une fois que c'est à moi de t'aider, je ne vais pas me plaindre, tu sais.

Calmée, Winnifred posa sa tête sur l'épaule droite de son assistant. Une partie de leurs clients était persuadée qu'ils formaient un couple, malgré leur démenti. Pourtant, entre eux, il n'y avait jamais eu plus que de la tendresse et du réconfort. Hiroyuki n'avait jamais rêvé de ses lèvres et elle n'avait jamais convoité son cœur. Certes, leur relation était forte et spéciale, mais à quoi bon l'expliquer aux autres ? Ils pouvaient bien imaginer ce qu'ils voulaient, Hiro et Freddie s'en moquaient.

— Dis, patronne ... Penses-tu pouvoir aimer de nouveau lorsque le temps aura fait son office ?

— Peut-être. Je n'en sais rien. Quoi qu'il arrive, je ne suis pas seule et c'est là le plus important.

Le vampire lui rendit son sourire et se leva.

— Allez patronne, pense à toutes les commandes qui n'attendent que toi.

Elle attrapa la main tendue et replaça son masque sur son visage.

— Tu as raison, remettons-nous au travail. Des gens comptent sur nous.

*

Aujourd'hui, Élias se mariait.

Aujourd'hui, Winnifred aurait aimé saisir le cours du temps à pleine main et le déchirer. Pourtant, elle n'en fit rien et continua à travailler avec acharnement.

— Puis-je connaître quelle est la cause de tes insomnies depuis plusieurs semaines ?

— J'ai besoin qu'Élias nous livre demain à neuf heures trente. Débrouille-toi.

Hiroyuki secoua la tête, ne sachant trop bien ce que cela signifiait.

— Il sera là, n'aie aucune inquiétude.

— Merci Hiro.

Elle se replongea immédiatement dans ce qui semblait être un réceptacle, et y apporta les dernières finitions. Resserrer une vis à droite, nettoyer en bas à gauche, puis finalement, insérer l'énergie d'une âme qu'elle avait en stock. Cette rémanence d'esprit, commune à tous les êtres vivants, permettait d'éviter les rejets... Enfin, cela fonctionnait sur toutes les créatures surnaturelles qu'elle avait pu soigner. Elle priait pour qu'il en soit de même chez un être humain. Sans quoi ... Non, elle ne voulait pas y penser. Winnifred récupéra ensuite une boîte et en sortit ce qui semblait être un cœur mécanique, bien qu'il ressemble plus à un agglomérat de rouages d'horloges qu'à un organe. Elle prit une grande inspiration. Le temps était venu.

— Hiroyuki !

Le vampire accourut, peu habitué à ce que la sorcière l'appelât par son prénom complet.

— Patronne ? Tout va bien ?

— J'ai besoin de ton aide. Toutes ces années à m'assister dans les soins vont t'être très utiles.

Il fronça les sourcils, certain qu'il n'allait guère apprécier la suite de cette conversation.

— Sais-tu quelle est la seule et unique chose qui me rend à moitié humaine ?

— Non.

— Mon cœur. Tant qu'il bat, je suis vivante. Et tant que je suis vivante, la moitié humaine de mon père domine en moi. S'il venait à s'arrêter, à être détruit ou à m'être retiré... Je mourais et l'héritage de ma mère prendrait le dessus. Je serais, en quelque sorte, un mort-vivant.

— Autant je suis mal placé pour critiquer le fait de devenir un mort-vivant, autant je n'apprécie pas du tout ce que tu es en train d'insinuer.

Elle choisit d'ignorer son commentaire et poursuivit.

— Tu vois ce réceptacle ? Il est spécialement conçu pour contenir un cœur organique. Parce que, contrairement à nous, un humain ne peut survivre avec un organe à cent pour cent mécanique.

Hiro se figea à l'instant où il comprit.

— Non. Non, non et non. Je refuse.

— Je suis désolée, mais tu es le seul capable de m'aider. Le seul en qui j'ai confiance. Ça sera facile, le cœur artificiel est créé spécialement pour moi.

— Freddie... Comment connais-tu sa date de décès ? Il n'a jamais croisé directement ton regard.

— Cette nuit-là, il s'est assoupi quelques minutes. J'ai ôté mon masque et je me suis aperçue que je pouvais voir son temps, bien que je ne perçoive pas ses yeux. Je suppose que c'est parce que je me suis imprégnée de lui et de son âme juste avant. Et puis... Il m'avait dit qu'il avait hérité de la santé de sa mère. J'ai voulu tenter de vérifier à quel point c'était vrai.

— Freddie... As-tu réellement le droit de le sauver ?

— S'il te plaît Hiroyuki. Je ne peux pas le regarder mourir ; surtout si jeune, sans rien essayer.

Le vampire poussa un profond soupir. Il savait qu'il s'agissait là de la pire idée que Winnifred n'ait jamais eue. Il était certain que cela aurait des conséquences déplaisantes tôt ou tard. Toutefois, en plus d'apprécier le jeune homme, il ne pouvait supporter de voir sa patronne ainsi.

— C'est d'accord. Je t'aiderai quoiqu'il arrive. Mais tu ne pourras pas dire que tu ne savais pas que c'était une mauvaise idée.

— Merci Hiro.

— Comment ça se passe ?

— Je vais m'arracher le cœur, car il est hors de question que je te fasse faire une chose pareille. Je peux demeurer ainsi environ quinze minutes avant de m'évanouir. Enfin, d'après ce que m'avait enseigné ma mère. Pendant ce laps de temps, je placerai mon cœur dans ce réceptacle et je l'entourerai d'une sorte de bulle qui figera le temps autour de lui, en attendant l'arrivée d'Élias. Ceci fait, ce sera à toi de jouer. Tu devras installer le cœur mécanique ; et me recoudre.

Même pour un vampire, Hiroyuki était soudain devenu très pâle.

— Et ensuite ?

— Élias viendra à neuf heures trente. Cinq minutes après, son cœur lâchera.

— Et comment comptes-tu le maintenir en vie suffisamment longtemps et sans hémorragie ? Comment va-t-on éviter les infections ? Ce n'est qu'un humain. On ne possède aucun matériel pour lui.

— Pas la peine. J'utiliserai mes pouvoirs. J'arrêterai son temps et seulement le sien pendant toute la durée de l'intervention. Je te guiderai, mais c'est toi qui devras t'en occuper.

Hiro se massa les tempes.

— Est-ce vraiment judicieux de stopper le cours de son temps ?

Elle haussa les épaules.

— Je n'ai pas le choix.

— Très bien, très bien. Je ferai de mon mieux. Tu peux compter sur moi.

Elle lui sourit.

— Dans ce cas, allons-y !

— Quoi ? Mais attends !

Sans plus hésiter une seule seconde, Winnifred, dans un hurlement étouffé, arracha son propre cœur et le déposa avec la plus grande des délicatesses dans son réceptacle, où une sphère protectrice s'activa. Le vampire la fit s'allonger sur la table d'examen et observa avec appréhension le trou béant dans la poitrine de sa patronne. Seulement quelques gouttes de sang s'écoulaient de la blessure, comme si son corps s'était mis en pause de lui-même. Il saisit fébrilement le cœur mécanique, dont les quatre rouages principaux, bien plus imposants que les quatre cents autres étincelaient, comme déjà dotés d'une vie propre. Avec toutes les précautions du monde, il l'inséra dans la plaie béante et, en moins d'un quart de seconde, les rouages commencèrent à tourner. Le nouvel organe, guidé par une fine énergie dorée, se brancha au réseau de lui-même. Comme l'avait annoncé un peu plus tôt la sorcière, le flux du temps reconnaissait cette greffe et l'aiguillait sans accroc. Rassuré, Hiro s'occupa de la suture, laissant agir une magie qu'il ne comprenait pas.

— Patronne ?

Winnifred commença à trembler et ouvrit les yeux en hurlant. Elle se saisit de son bras gauche et le serra. Hiro vit la peau de son membre pourrir à une vitesse affolante, ne s'arrêtant que lorsque le muscle fut visible. La sorcière fut alors prise de spasmes, tant la douleur qu'elle ressentait était violente. Sa jambe droite semblait avoir été brûlée au troisième degré et ses mains paraissaient plus affinées... Comme squelettique. Hiroyuki se retint de ne pas pleurer et posa sa paume glacée sur le front de Freddie. Elle s'ancra à cette sensation, évitant ainsi de sombrer dans l'inconscience. La peau de sa joue gauche s'arracha, ne laissant plus que l'os visible. À cet instant, son corps arrêta enfin de trembler.

— Ta transformation est terminée. Bienvenue chez les morts, patronne.

Winnifred lui sourit entre ses larmes de douleur.

— Merci Hiro. Peux-tu aller récupérer ce qui est posé sur mon lit s'il te plaît ? Élias ne va pas tarder et je ne peux pas le recevoir ainsi.

Le vampire acquiesça et quitta la salle de soin pour la chambre. Sur le drap gisait un masque qui, dorénavant, couvrirait l'intégralité de son visage. Elle avait visiblement amélioré les verres qui dissimulaient ses yeux. Il ramassa ensuite une paire de gants, étonnement fin et fabriqué dans un tissu bien étrange. Était-ce les marécages de Yomi qui s'y reflétaient ? Ou bien un ciel dépourvu d'astre ? Il se saisit enfin d'un corset rouge, d'un pantalon en cuir et d'un kimono noir en soie.

— Ne fixe pas trop mes gants.

Le vampire sursauta.

— Quelle est cette étoffe ?

— Un tissu offert par ma mère. Je portais une robe à mon arrivée ici, que j'ai ensuite rangé jusqu'au jour où j'aurais de nouveau besoin de cette matière. Avec mes nouvelles mains, si je veux pouvoir travailler sans qu'on les voie et sans abîmer un tissu de ce monde, je n'ai guère le choix. Mais avec le kimono par-dessus, je serais étonnée que quelqu'un s'en aperçoive vraiment.

On tapa à la porte.

— J'y vais, termine de te préparer.

Le vampire invita Élias à entrer et jeta un regard inquiet sur la seule horloge fonctionnelle de la maison. Neuf heures trente-deux. Plus que trois minutes.

— Comment te sens-tu ?

Le jeune homme s'assit sur le fauteuil habituel, le visage blême.

— Je t'avouerai être épuisé. Mais je suppose que c'est à cause des festivités du mariage. Du moins, je l'espère.

— Bonjour Élias.

Il se retourna et sourit à la sorcière.

— Bonjour Freddie.

Il se retint de l'appeler par son prénom complet, sachant qu'il n'en avait plus le droit. Il ne se permit pas non plus de commenter ses nouveaux accessoires.

Neuf heures trente-quatre.

— Élias, as-tu confiance en moi ... Quoiqu'il arrive ?

Il sentit son cœur se serrer et n'hésita pas quant à sa réponse.

— Oui.

Neuf heures trente-cinq.

Élias ne tint plus sur sa chaise et fut rattrapé de justesse par Hiroyuki. N'ayant aucune minute à perdre, il l'allongea sur le sol, tandis que Winnifred arrivait avec le matériel.

— Dès que j'aurai arrêté son temps, tu pourras inciser.

La sorcière s'installa par terre et posa la tête de l'homme sur ses genoux. Du bout des doigts, elle traça des symboles compliqués le long de ses tempes, puis ferma les yeux. Elle inspira et expira plusieurs fois, avant de se saisir de la ligne temporelle spécifique à Élias.

— Vas-y, Hiro.

Le vampire ne perdit pas une seconde. Il savait que moins Winnifred avait à manipuler les heures, moins il risquerait d'y avoir des conséquences néfastes par la suite. Il incisa avec une précision surnaturelle à droite du sternum du brun, brisa quelques côtes à mains nues et ne s'occupa pas du poumon qui le gênait. Avec sa force, il pouvait arracher le cœur sans aucun problème, puisque Élias ne risquait pas l'hémorragie. Hiro récupéra sans attendre le réceptacle mécanique contenant le cœur de sa patronne. Il espérait sincèrement que ce procédé fonctionnerait aussi bien que lorsqu'il était appliqué à d'autres organes. Il priait surtout pour que cela soit compatible avec un corps humain. Il ne voulait pas imaginer la réaction de Freddie si le jeune homme venait à succomber pour de bon, malgré ses efforts. En plus d'être triste, elle serait morte pour rien. Dès lors, il n'était pas certain de pouvoir la sauver.

— Parfait Hiro. Maintenant, associe artères et veines. L'énergie d'âme du réceptacle soudera tout définitivement.

S'il vivait encore, il aurait probablement transpiré à torrent. La moindre erreur de sa part, le plus infime des faux mouvements, pourrait avoir des conséquences catastrophiques sur Élias. Si l'intervention ratait par sa faute, il ne pourrait se le pardonner. Jamais.

— Sans vouloir te presser, le temps d'Élias lutte de plus en plus pour m'échapper. Il faut faire vite. Il doit être suturé avant que le flux reprenne.

Le vampire sentit sa main se crisper sur le minuscule tournevis. Il hocha la tête et fit bouger les vis du réceptacle, d'une séquence différente à chaque fois. Du bout des doigts, il tourna le rouage principal deux fois vers la gauche, puis les trois autres une fois vers la droite. À cet instant, le cœur organique recommença à battre. Il plaça ensuite les prothèses sur les côtes détruites, habituellement utilisées chez les garous. Hiro pria à nouveau pour que ce procédé soit adapté à un humain.

— Hiro...

Il leva son regard vers sa patronne, dont les mains tremblaient frénétiquement. Il sutura aussi vite que sa condition d'être surnaturel le lui permettait. À peine eût-il posé le dernier point, que Freddie fut projetée en arrière, contre le mur. Le cours du temps avait repris ses droits, probablement contrarié d'avoir été manipulé ainsi si longtemps.

Lentement, Winnifred rampa jusqu'aux deux hommes et ôta son masque. La durée de vie d'Élias dansa devant son regard doré. Elle sourit et enlaça son assistant.

— Il est vivant Hiro. Il est vivant ! Nous l'avons sauvé. Nous avons réussi...

— Bravo à toi patronne. Félicitations à nous.

— Peux-tu prévenir les siens que suite à un malaise, il devra demeurer ici quelques jours. Débrouille-toi pour qu'ils ne posent aucune question.

Le vampire acquiesça en souriant. Manipuler des humains était parfois amusant.

Bien qu'épuisée, Freddie soulevât Élias ; et l'allongea dans un lit. Elle installa une chaise à ses côtés et lui caressa les cheveux. Au fond d'elle, elle savait qu'elle n'aurait pas dû le sauver ni arrêter le temps. Pourtant, elle ne pouvait regretter son choix. Il avait gagné presque cinquante ans à son existence, autant d'années où elle pourrait profiter de sa présence, bien qu'il ne soit plus jamais sien.

Dehors, la Lune riait. Dieu que certaines créatures étaient prévisibles ! En cette année 1873, elle pressentait que cet ultime affront au destin allait se payer. Très cher. Et l'astre avait tellement hâte de voir ce monde brûler.

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