Chapitre 1

1er janvier 1880

Winnifred repositionna lentement le masque sur son visage et tenta de calmer l'angoisse qui lui enserrait désormais le cœur. Pourquoi la vie s'amusait-elle à l'embêter de la sorte ? Si Élias venait à mourir dans à peine cinq minuscules jours, son sacrifice n'aurait servi à rien. L'ingénieure soupira, désespérée et perdue. Comment trente-neuf années pouvaient-elles se muer en cent vingt heures en un clignement de paupières ? Elle était la seule, avec sa mère, à posséder une emprise sur le Temps. Alors, pourquoi ? Comment ? Comment une telle anomalie avait-elle pu se créer ?

— Freddie... Tout va bien ?

Elle tourna la tête vers les deux hommes. Malgré les évènements, Hiroyuki semblait bien plus inquiet qu'Élias.

— À ton avis ?

L'humain sourit tristement.

— Je t'en prie, ne t'énerve pas. Je ne veux plus que l'on se dispute.

— Désolée. Je suis juste excessivement anxieuse quant à ta situation. Et j'ai l'impression que toi, tu ne l'es pas suffisamment. Sais-tu seulement que ce décompte n'est jamais erroné ? Si l'on ne trouve pas rapidement une solution, tu mourras...

Hiro se décida à briser son silence.

— Patronne, calme-toi. S'il te plaît. Paniquer ne nous apportera pas davantage de réponses, même si je partage ton inquiétude. Et au vu de la situation ; perdre le contrôle de tes pouvoirs ne serait probablement pas une bonne idée. Élias, tu nous parlais de morts suspectes depuis une semaine. De quoi s'agit-il ? Nous ne sommes que très peu au courant des faits de la ville.

Le jeune humain soupira.

— De nombreux décès sont à déplorer. Hommes, femmes, enfants... C'est comme si la vie s'était enfuie de leur corps. Il ne s'agit ni de suicide, ni de meurtre, ni de maladie. Personne ne comprend et la population a peur. Les gens refusent de quitter leurs domiciles et les magasins ont fermé. Les vols en dirigeables sont suspendus jusqu'à nouvel ordre et les trains ne s'arrêtent plus ici. Des rumeurs commencent même à circuler.

— De quel genre ? s'enquit Winnifred.

Élias se tortilla, mal à l'aise ; et baissa son regard vers le sol.

— Du genre qu'il s'agirait là de ton fait. Les gens murmurent que tu chercherais à te venger de la « guerre des horloges » dont ils ont entendu parler. Ils pensent que tu as besoin d'âmes. Si ça ne s'arrête pas très vite, j'ai peur que tu deviennes l'unique suspecte et que l'on tente de te tuer.

La sorcière se releva et donna un violent coup de poing dans la cloison. Les humains n'apprenaient-ils donc jamais des erreurs du passé ? Étaient-ils à ce point stupides et dépourvus de bon sens ?

— Je dois régler le problème d'ici cinq jours, donc la situation n'aura pas la possibilité de s'éterniser bien longtemps. En attendant, tu devrais rester chez toi, en sécurité. Dans le doute, ne sors pas. De plus, dans ton quartier, tout le monde sait que tu me livres mes fournitures. Je ne voudrais pas que, dans la psychose naissante, quelqu'un imagine que tu as un comportement suspect et t'accuse de complicité.

— Comment comptes-tu procéder ?

— Demander de l'aide. Ne t'en fais pas pour moi, je ne peux pas mourir.

— Je... J'ai confiance en toi. Je suis persuadé que tu y arriveras.

— Oui, je te sauverai et je réglerai ce problème.

— Merci. Merci de vouloir me sauver une fois encore. À bientôt.

Il s'éclipsa sans un mot de plus, sous le regard inquiet de ses deux amis. Tout irait bien, n'est-ce pas ?

Hiroyuki prit place aux côtés de sa patronne et attrapa sa main droite.

— Quel est ton plan ?

— Je vais rentrer à Yomi. Ma mère est la seule personne qui pourrait en savoir davantage sur ces morts étranges et sur la durée de vie déréglée d'Élias.

— N'est-ce pas risqué ? Ne m'avais-tu pas dit que le temps là-bas s'écoulait différemment ?

Winnifred acquiesça et invita le vampire à la suivre dans l'atelier. Elle ouvrit un vieux coffre en bois, qui reposait déjà à cet endroit précis lorsque Hiro était arrivé ; et en sortit une minuscule boîte, taillée dans une essence inconnue.

— C'est du bois que tu ne trouves que dans les marécages de Yomi. Dans ce monde, il devient plus somptueux que l'acajou et la ronce de noyer ; comme s'il reprenait vie.

Elle récupéra un petit sablier en or, qui reposait sur la même étoffe surnaturelle que celle de sa robe. La sorcière tendit l'objet à son assistant, qui lui jeta un regard interrogateur.

— Les grains blancs représentent les instants de ce monde, les dorés ceux de Yomi. Je vais l'ensorceler pour qu'il contienne l'équivalent de cinq jours. Au moment de mon départ, tu le retourneras. Lorsque blanc et doré auront atteint la moitié, tu le toucheras en prononçant ces mots « Sorcière du Temps, princesse immortelle, par delà les mondes, entends mon appel. » Je saurais alors qu'il ne me reste plus qu'un peu plus de deux jours. Tu devras ensuite répéter ce processus toutes les douze heures. Si au quatrième jour je ne suis pas encore rentrée, préviens-moi toutes les heures.

— Et si tu n'es pas revenue au bout de cinq jours ?

— Le sablier ne fonctionnera plus et tu devras reprendre la gérance de l'atelier.

Hiro posa l'objet sur le plan de travail, choqué.

— Développe, s'il te plaît. Je déteste le chemin qu'emprunte cette conversation.

Freddie soupira et lui tourna le dos. Elle n'avait pas le courage de lui faire face.

— Si je ne suis pas revenue dans cinq jours, c'est qu'en plus de n'avoir trouvé aucune solution pour sauver Élias et les habitants, je me suis perdue dans les méandres du Palais des sabliers. Mon siècle passé là-bas m'avait paru tellement court... Là-bas, tout est fascinant et hypnotisant. Là-bas, tu peux rester des jours entiers à observer les veines minérales de l'escalier, sans même t'en rendre compte.

Elle se mordit la lèvre, ne souhaitant en aucun cas pleurer. Elle entendit toutefois le vampire émettre un grognement, évènement rarissime.

— Si je ne suis pas revenue dans cinq jours, personne ne sait quand je réapparaîtrais. Dans un an ? Dans cent ans ? Jamais ? Voilà pourquoi je te demande de reprendre l'atelier. Notre atelier. Et surtout... Je t'ordonne de m'oublier.

— Pour l'atelier, j'accepte sans aucun problème. C'est une joie et un honneur d'en prendre soin pour la durée de ton absence. Par contre, je refuse de t'oublier. Jamais. Tu n'as pas le droit d'exiger ça de moi.

La sorcière leva les yeux au ciel.

— Hiro, ne sois pas si têtu. Si je ne reviens que dans deux cents ou mille ans, comptes-tu vraiment m'attendre bêtement dans cette maison ?

Le vampire, habituellement calme et patient, ne put retenir ses émotions. Ses iris virèrent au rubis étincelant et ses canines s'allongèrent. Il attrapa Winnifred par les épaules et l'obligea à se retourner, en lui arrachant son masque. Deux orbes d'or en fusion le fixèrent, mais il ne se déroba pas.

— Il y a quatre-vingt-dix-sept ans, j'ai accepté ta proposition et je suis resté ici, dans cette maison. Pas une seule fois, pas un seul instant, j'ai regretté ma décision.

Elle tenta de détourner le regard, mais il posa une main sur sa joue cadavérique.

— Cet endroit est mon foyer ; pas parce que je m'y plais, mais parce que tu y es. Alors, quoi qu'il puisse arriver, je t'attendrai. Même si je dois patienter jusqu'au bout de mon éternité, je serai là à ton retour. Je te promets que tu n'auras pas à passer la porte d'une maison glacée et sans vie. Jamais. J'y veillerai.

La sorcière posa son front contre le torse du vampire, qui l'enlaça.

— Tu es un idiot, Hiroyuki. Mais merci. Merci pour tout.

Il sourit, malgré son inquiétude grandissante. Il n'avait jamais envisagé qu'un jour, il se retrouverait loin d'elle plus de vingt-quatre heures ; ce qui offrit à son cœur une impression des plus désagréables.

— Je suis ton idiot, alors ça me convient. Cela ne m'enchante guère, mais tu devrais partir... Les heures sont comptées.

— Tu as raison.

Winnifred se détacha à regret de son étreinte. Elle déposa ses gants et son masque sur le plan de travail de l'atelier et soupira.

— N'aie crainte, le portail que je vais invoquer est éphémère. Tu ne risques rien.

Elle ouvrit la bouche, mais fut arrêtée par le vampire.

— Nous n'avons plus le temps de parler. À ton retour, tu pourras me dire tout ce que tu souhaites. Dépêche-toi. La vie de ton humain est en jeu. Et tu lui as promis de le sauver.

Elle hocha la tête et traça du bout des doigts un symbole abstrait dans les airs. La sorcière murmura quelque chose et des instants dansèrent entre ses mains.

— Au revoir, Hiro.

Il n'eut pas le temps de lui répondre que le passage engloutit sa patronne, avant de se refermer immédiatement. Il attrapa le sablier et le retourna. Son attente infernale pouvait commencer.

*

Winnifred atterrit au nord-est des marécages, dans une zone vierge de toutes végétations. Elle se maudit pour avoir conservé ses bottes à hauts talons et releva le bas de son kimono pour qu'il ne traînât pas dans la boue visqueuse. La sorcière souffla un instant, épuisée d'avoir invoqué ce passage entre les mondes, qu'elle ne pouvait utiliser qu'en cas d'urgence, une fois par siècle tout au plus. Le silence devint pesant et se brisa lorsqu'une Shikome hurla. N'ayant aucune envie de se retrouver confrontée à l'une de ces choses, Freddie courut en direction du Palais des sabliers. Malgré sa fatigue, elle parvint à éviter les racines qui sortaient aléatoirement du sol et avança d'une traite jusqu'au gigantesque édifice immaculé. Elle fut accueillie par l'âme de son dodo, qui, heureux de revoir sa maîtresse, se frotta contre ses jambes en guise de bienvenue.

— Bonjour, ma fille.

La sorcière ne put s'empêcher de sourire en rencontrant sa mère pour la première fois en cent quatre-vingts ans. Elle s'avança sans hésiter et l'enlaça brièvement. La Mort caressa sa joue décharnée.

— Il est dommage que tu aies quitté les vivants si prématurément. Et, dis-moi, comment se porte ton cœur mécanique ? T'es-tu habituée à la mélodie sordide de ses engrenages ?

Freddie lui jeta un regard aussi étonné qu'interrogateur.

— Comment es-tu au courant ?

— Voyons, Winnifred, tu sais bien que je peux absolument tout observer. Comment aurais-je pu rater une information si primordiale te concernant ? Et puis, que la vie d'un humain se rallonge de plusieurs années, je ne pouvais que le remarquer.

— En effet, j'aurais dû y penser.

Freddie, après d'interminables mois d'insomnie, avait fini par ne plus être dérangée par les grincements de son cœur. Étrangement, Hiroyuki, qui possédait pourtant une ouïe bien plus fine que la sienne, n'avait jamais fait le moindre commentaire. Elle se demanda s'il s'agissait là de politesse ou si cela ne le gênait simplement pas.

— Maman, je suis ravie de te revoir, mais je suis ici pour une urgence et je ne dispose que de cinq jours pour trouver une solution.

La Mort lui fit signe de poursuivre, tandis qu'elles montaient les somptueuses marches en héliotrope.

— Mon intervention avait offert quarante ans à Élias. Or, tout à l'heure, il ne lui restait plus que cent vingt heures. D'après lui, en ville, de nombreux décès inexpliqués sont à déplorer.

Izanami poussa un long soupir.

— Malheureusement, ton humain est le cadet de mes soucis actuellement.

Elle ouvrit une porte et Winnifred écarquilla les yeux d'horreur. Un chaos sans nom régnait dans l'infinité de l'espace. Des cadavres de sabliers gisaient çà et là, tandis que des instants s'évaporaient sans raison apparente.

— Que s'est-il passé ? Y a-t-il eu une catastrophe naturelle ? Et pourquoi les sabliers se brisent-ils alors qu'ils sont toujours pleins ?

La Mort s'assit dans son fauteuil attitré, lasse.

— Je n'en sais rien. Mais il y a plus grave encore.

— Quoi donc ?

— Les âmes de tous ces individus ont tout simplement disparu. Malgré tous leurs efforts, les faucheuses ne sont pas parvenues à les retrouver. C'est comme si quelque chose les avait avalées. Et ça, vois-tu ma chère fille, c'est aussi dramatique qu'extrêmement préoccupant. Aucun mort n'est censé pouvoir échapper à mon radar. Une faucheuse a même croisé un ange gardien qui recherchait désespérément son protégé.

Elle lissa sa robe, son regard perdu dans les tréfonds du plafond ensorcelé.

— J'ai, toutefois, après bien des investigations, réussi à découvrir un indice. Un indice quelque peu inquiétant.

— Je t'écoute.

— Les morts inexpliquées ne se produisent que dans des endroits que tu as visités. Londres, Kyoto, Tokyo et quelques villages que tu as traversés.Quoi qu'il se passe, ça a un lien avec toi.

Winnifred écarquilla les yeux d'horreur.

*

2 janvier 1880

Hiroyuki tournait en rond dans l'atelier, qu'il avait décidé de fermer pour les cinq prochains jours. Dans son état d'anxiété, il serait incapable de fournir un travail de qualité et encore moins de recevoir leurs clients convenablement. De plus, il ne voulait pas prendre le risque de rater le moment où il devrait commencer à utiliser le sablier. Le vampire se prépara du thé et frissonna malgré l'âtre rougeoyant. D'où venait ce froid ? Et surtout, pourquoi l'affectait-il ? En désespoir de cause, il s'enroula dans une couverture et s'installa sur le fauteuil. Jamais la maison n'avait été aussi silencieuse. Il pria pour que sa patronne revienne rapidement, car il n'avait guère envie de goûter à cette triste solitude trop longtemps.

Au loin, le rire de Fumihiko résonna dans les méandres du crépuscule, bercé par les murmures de sa création.

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