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Combien de temps s'est écoulé ? Je ne saurais le dire…

Mes yeux s'ouvrent d'un coup.

Ma poitrine s'abaisse et se soulève à un rythme régulier. Il fait toujours nuit. Ma tête me lance, un bourdonnement m'emplit le crâne.  Dans la pénombre, une mélodie me parvient, à peine plus faible qu'un murmure…

Je me redresse, les sens aux aguets.

Ça vient de là. Au bout de la ruelle.

Une silhouette se tient non loin, faiblement éclairée par la lune. Je respire doucement, comme pour éviter de troubler la musique…

Elle ne doit pas cesser… 

Elle s'insinue partout, fait vibrer chaque parcelle de mon corps. En une fraction de seconde, la mélodie a chassé le froid laissant une chaleur sans pareille emplir tout mon être… Mon regard se pose sur la lanterne à mes pieds. Le contact du métal me glace la main. Aucun souvenir ne me revient. Et pourtant… Ça me fait l'impression de me noyer, de percer la glace d'un lac gelé et profond. Je chasse cette sensation en ramassant la lanterne.

La musique ne s'est pas arrêtée. Dans l'obscurité, elle m'attire irrépressiblement.

L'homme continue obstinément de me tourner le dos. Je fais quelques pas en sa direction. Pas un mouvement de sa part ne montre qu'il a décelé ma présence.  

Et pourtant…

Quelques pas nous séparent encore lorsqu'il se retourne élégamment et plonge son regard dans le mien. Ses traits lui donnent l'apparence d'un homme âgé, mais ses yeux le trahissent. En réalité, il est encore jeune.

Ses lèvres se tordent et il sourit :

– Auriez-vous l'amabilité de me conduire quelque part ? 

Je suis son regard. Il fixe les armoiries de la ville gravées sur ma lanterne de porte-flambeau. J'hésite et finis par acquiescer.

Il a compris. Je ne peux pas me permettre de refuser du travail de toute façon.

Je glisse une main dans ma poche, saisis une allumette. J'ai l'esprit encore brumeux mais j'allume docilement la flamme.

Et puis… Il y a cette mélodie entêtante. 

En me regardant faire, l'homme serre entre ses doigts une petite boîte à musique. Il m'indique le lieu où nous devons nous rendre et nous nous mettons en marche, la musique envoûtante s'insinuant entre nos pas. Je jette un coup d'œil en arrière, des nuages blancs s'évadant de mon souffle. L'homme a ralenti la cadence. Je cale mon pas sur le sien.

Lorsqu'il s'immobilise complètement, son visage se dégage du col de son long manteau noir et, l'espace d'un instant, ses yeux trahissent le doute :

– Ceci est quelque peu encombrant.

Sa main désigne la boîte à musique et la sacoche qui lui enserre le buste. J'acquiesce et m'en saisis avec précaution. La mélodie vibre jusque dans mes doigts. À présent, il m'est plus facile de l'observer. Dans le bois, des bordures de la boîte, des branches et du lierre ont été sculptés. Sur le dessus, une vitre fine permet d'apercevoir l'intérieur. Je me penche légèrement pour mieux voir. Dans la boîte, de minuscules figurines dansent sur le rythme de la valse.

Délesté de sa charge, l'homme reprend sa marche plus rapidement.

Lorsque je m'arrête, nous sommes parvenus au lieu escompté. La ruelle est légèrement plus large que les précédentes et l'homme gravit les marches du perron avant de s'engouffrer à l'intérieur par l'interstice de la grande porte de bois.

Je reste là, un instant, immobile.

Mes pensées reviennent à ma chute. Un choc, la pierre froide contre ma peau, le noir effrayant dans ma tête.

Quelque chose m'échappe.

Je sais que je devrais me souvenir de quelque chose...mais quoi ?

C'est là que je la sens, la boîte que je serre encore entre mes doigts. La musique aussi murmure toujours dans la nuit. L'homme. Il faut que je la lui rende.

Mes pas claquent sur les marches de pierre qui mènent au perron. J'ai laissé ma lanterne sur la rambarde. Je reviendrai la chercher plus tard. La porte est lourde lorsque je la pousse et mes yeux verts s'écarquillent d'émerveillement lorsque je découvre une salle de bal.

Des gens dansent, virevoltent et marquent la cadence dans un essaim de couleur et de lumière.

La première note de la gamme résonne brièvement à la manière d'un gong.

Mon attention se porte alors sur les miroirs posés sur les murs circulaires de la salle. Mon cœur s'extasie. Quel sentiment d'espace !

A l'opposé, une porte plus petite et, très haut au-dessus de ma tête, un lustre imposant aux perles délicates. Aucun signe de l'homme, mais...cette musique ! Elle fait vibrer mes doigts, remonte jusqu'à ma gorge, emplit ma tête et fait se mouvoir mes jambes. La valse marque le temps sur les battements de mon cœur et je virevolte, tournoie avec légèreté.

Le temps semble n'avoir plus aucune emprise, le sourire sur mes lèvres me chuchote que plus rien n'a d'importance. Je me laisse aller, emportée par l'extase de ce moment, jusqu'à ce que le ré se fasse entendre, jusqu'à ce que les autres danseurs s'en aillent par la porte au fond de la salle, me laissant seule au milieu du silence.

La musique n'est plus qu'un murmure lorsque j'abaisse la poignée de la porte par laquelle je suis entrée.

Elle ne s'ouvre pas.

Je tente une seconde fois. En vain. 

Impossible de sortir.

Mes muscles se tendent, la peur me noue peu à peu la gorge. J'essaie de conserver mon calme.

Ce n'est pas l'unique sortie. Ce n'est pas comme ça que ça doit se passer !

Je gagne en courant la porte par laquelle les danseurs s'en sont allés.

Trop tard.

Le sang bat contre mes tempes. L'issue est close. Le désespoir me gagne, j'ai du mal à réfléchir. Épuisée, le souffle court, je m'adosse contre le mur.

Quelqu'un finira bien par venir me chercher…

Mais au fond de moi, je sais que c'est faux. Je suis seule, complètement seule. Tandis que je m'endors, une voix susurre à mon oreille, une voix résonnant dans ma tête, une voix qui me tourmente…Alors, je sais que le chasseur a attrapé sa proie.
       
                               *

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