PARTIE 8 : URANUS
La chaleur de Londres, bien qu'étouffante, est moindre, par rapport à celle de Delphes. Freddie respire un grand coup l'air pollué de la ville où tout a commencé, mais rien ne saurait desserrer l'étau qu'il a dans la poitrine. Pas même elle. Car c'était la Vie elle-même qui l'avait placé là. Un froid et cruel rappel de la vérité qui le suivait partout tel un spectre. Parfois, il aimerait être plus que ce qu'il est.
Non, c'était depuis qu'il avait découvert avec effroi qu'elle l'aimait autant qu'il l'aimait, elle, qu'il avait eu envie d'être différent, d'être plus qu'une errance attendant la fin, d'être plus qu'une existence hantée et rongée par le monde et ses tortures.
Il était né avec des éclairs dans le cœur, de la pluie dans l'âme et des tempêtes dans l'esprit, dans un concert de douleur et d'espoir. Sa mère disait que la mort avait bien vite planté ses crocs dans ses poumons, l'étouffant à petit feu. Brisant ses étoiles. Piétinant ses fleurs. Détruisant ses palais. La mort s'épanouit dans son corps comme un nénuphar sur un étang.
— Qu'est-ce qui te torture comme ça ? interroge Kit, qui sifflote tranquillement à côté de lui.
— La vie, grommelle le chanteur.
— Oh, allez ! Ce n'est pas si terrible d'être en vie, tente de le dérider Kit. Fais-moi un beau sourire !
Sur ce, le jeune homme se rapproche de lui et lui tire le bras pour le passer autour de ses épaules. Freddie s'étrangle à cause du pic de douleur qui le traverse et fusille son ami du regard.
— Pardon, j'ai oublié que tu as fait une prise de sang ce matin, s'excuse platement Kit.
— Je croyais que mon humeur massacrante était suffisante pour te le rappeler ? s'exaspère le chanteur.
Mais il n'est pas vraiment énervé contre lui. La douleur est sa plus vieille amie.
A côté de lui, Jay soupire et les contemple d'un air à la fois las et amusé, presque indulgent, comme s'il était face à des enfants turbulents.
Freddie se frotte le bras en marmonnant que sa mère lui a peut-être pris trop de tubes. Elle était comme ça, elle faisait toujours tous les tests possibles à ses patients, et son fils n'échappait pas à la règle, même si ce n'était qu'un contrôle tous les cinq ans. Et de toute façon, c'est le tour de Kit demain matin : il aura tout le loisir de le taquiner plus tard. Les bilans sanguins n'attendent pas, même pour Kit et Jay.
— Arrêtez de vous chamailler. Tiens, regardez, ils n'ont pas encore enlevé l'affiche de l'EP de Sad Joy ! s'étonne Jay.
Freddie lève la tête vers l'endroit qu'il indique et se fige en apercevant sur le mur le visage imprimé sous ses paupières pour l'éternité, qu'il a appris par cœur dans l'obscurité, par peur de l'oublier. Il connaît parfaitement la courbe de ses lèvres, l'éclat dans ses yeux lorsqu'elle rit, l'inflexion que prend sa voix quand elle lui parle. Et l'affiche, bien que magnifique, ne rend pas suffisamment justice à la beauté d'Emilie. Même si ses yeux clairs ressortent autant que le bordeaux sur sa bouche. Et qu'elle regarde l'objectif avec détermination.
Quand elle lui avait déclaré avec force et conviction qu'elle se fichait de recevoir des messages haineux, qu'elle voulait être avec lui malgré tout, il avait ressenti tellement de fierté que son cœur avait bien failli exploser dans sa poitrine. Non, il n'a pas failli, il a explosé dans sa poitrine. Et les morceaux se sont encore émiettés quand il a réalisé qu'elle l'aimait trop pour l'oublier, que ce n'était pas juste un béguin passager.
Quand ses lèvres ont frôlé les siennes ce jour-là, il a cru mourir une première fois. Tout dans son être s'était enflammé, tant et si bien qu'il avait dû se détourner d'elle pour ne pas perdre les pédales. Et quand elle l'avait embrassé pour de bon, oh, au nom du ciel, elle l'avait embrassé, il s'était dit que cette fois, il pouvait mourir et rejoindre les enfers en se vantant d'avoir goûté au paradis.
— Alice me manque déjà, soupire Kit, les yeux rivés vers l'affiche.
Freddie tressaille, les joues cuisantes à cause de sa rêverie.
— Tu la retrouves dans treize jours précisément, le réconforte Jay.
— C'est affreusement long, se plaint Kit.
Les muscles du chanteur se crispent.
— Désolé, Freddie, s'excuse Kit pour la seconde fois.
— Ne t'excuse pas pour ça, soupire le concerné en se détournant de l'affiche. Ce n'est pas de ta faute.
— Allons, s'immisce Jay, ce n'est pas si terrible d'être amoureux de quelqu'un qui t'aime en retour, si ?
Deux jours plus tôt, dans l'avion, il avait craqué. Il leur a tout raconté, y compris ses sentiments. Kit avait dit que dans un premier temps, il n'avait pas cru Alice quand elle lui avait parlé de ça et qu'il avait d'abord estimé que son cœur avait penché vers Luke, ce qui avait scotché Freddie de surprise. Il ne voit toujours pas comment Kit a pu arriver à une telle conclusion. Et Jay, Jay qui avait compris depuis bien longtemps, peut-être même avant lui, peut-être même avant qu'il ne s'effondre dans le studio après avoir invité Sad Joy chez lui à Delphes, avait relevé le menton et affirmé haut et fort que c'était la meilleure chose qui puisse lui arriver. Et visiblement, il le maintient.
Freddie le jauge un instant. Jay et ses yeux trop rieurs. Jay et son perpétuel calme. Jay et les traînées de comètes qu'il a autour des yeux. Jay et son cœur brisé. Et pourtant, malgré toute la douleur que l'amour lui a affligé, malgré l'horreur de ce qu'il a vécu, il clame encore que l'amour est l'une des plus belles expériences à vivre. Freddie ne sait pas comment il peut être autant romantique. A sa place, il se serait planté un pieu dans le cœur pour être sûr de ne plus jamais retomber avec amoureux.
C'était pour lui qu'il avait écrit Mort à mon coeur, il y a des années, c'était pour lui qu'il avait enfermé sa colère entre les paroles et les accords terribles de la chanson. C'était lui qui l'avait emmené se faire soigner quand il avait frappé à la porte de la chambre qu'il partageait avec Kit, le visage ensanglanté parce qu'il s'était battu contre quelqu'un. C'était lui qui l'avait aidé à cacher sa haine et sa rage entre les symphonies et les mots, c'était lui qui lui avait permis de cracher sa fureur et son abomination dans les oreilles de la Lune et du Soleil, et de faire en sorte que le monde entier l'ignore. Et la chanson avait attendu dans un tiroir pendant quelques temps, souvenir cuisant d'une nuit affreuse où Jay avait cru perdre son humanité. La chanson avait attendu. Jusqu'à aujourd'hui, où le groupe avait décidé de la sortir dans leur prochain EP, puisque le groupe – et surtout Freddie – avait accepté l'idée qu'il avait envie de parler d'amour.
Mais il y a une nuance entre évoquer un thème dans ses chansons et pouvoir l'expérimenter.
— Tu sais bien de quoi il en retourne, lui rappelle Freddie. S'il-te-plaît, ne me dis pas comment je dois vivre ma vie.
Jay comprend ce qu'il veut réellement dire. S'il-te-plaît ne sois pas comme les autres. Ne sois pas comme ceux qui croient savoir, mais qui ne savent rien. Freddie le voit à ses traits vaincus.
— Très bien. Mais je maintiens que tu fais une erreur. Stop, coupe-t-il avant que Freddie n'ait le temps de protester, je suis ton ami et c'est mon rôle de te dire quand tu te trompes. Ce n'est que mon avis, je ne t'oblige à rien.
Freddie se contente d'acquiescer et tous trois reprennent leur chemin jusqu'au studio, où ils doivent finaliser l'enregistrement d'une de leurs chansons pour l'EP. Un sourire moqueur éclaire les traits du chanteur : à la base, cette chanson était à Ludovic, et il n'oublierait jamais la scène qu'il leur avait faite pour la lui donner. Il a plus que hâte de lui envoyer la version finale, et de voir la tête d'Emmy quand elle l'écoutera, car il a délibérément gardé les paroles du refrain écrit par Ludovic pour la seule raison qu'elle avait été incapable de prononcer les mots à haute voix. Elle aurait été encore plus embarrassée si elle savait qu'il était fort probable qu'elle soit l'origine de cette chanson. Mais il se garderait bien de le lui dire : il avait promis à Ludovic de ne rien lui glisser, ce jour-là quand ils avaient tous les trois écrit sur leurs sentiments respectifs, et Freddie n'a qu'une parole.
Une fois leur expédition au studio terminée, tous trois rentrent chez eux. Demain, ils ont une longue journée de travail avec Zoey Graybird de prévue. Il a hâte : les mélodies brûlent déjà son âme et ses doigts rêvent de tenir un instrument. Mais pour une fois, il sort ce soir, puisqu'il doit retrouver Zoey dans un bar. Un bar huppé, bien-sûr, où personne ne tentera d'observer ses moindres faits et gestes et ne se fera de fausses idées sur lui et Zoey.
Lorsqu'il arrive dans la rue, la nuit tombe doucement, et il prend brutalement conscience que cela fait des mois qu'il était dans la même ville qu'Emmy. Que c'est la première fois depuis très longtemps qu'ils ne sont pas au même endroit. Cette seule pensée agite son cœur comme s'il était un bateau au centre d'une tempête hurlant dans un océan déchaîné. Par tous les dieux grecs et leurs enfants, y a-t-il une seule cellule de son corps qui ne s'échauffe pas lorsqu'il pense à elle ?
Zoey l'attend devant le bâtiment, un sourire accueillant sur le visage. Ils se saluent d'une étreinte, comme des vieux amis qui ne se sont pas vus depuis longtemps. Ce qui était le cas, se surprend à réaliser le chanteur. Il ne pensait pas avoir autant raison quand il a avoué à Caitlin que Zoey faisait partie du peu de gens à ne pas avoir fui en réalisant de quoi sa vie retournait vraiment.
— Qui est à l'origine de cet air si désespéré ? Ne me dis pas que c'est à cause du texte que je t'ai envoyé hier soir, si ? s'écrie la jeune femme en le détaillant avec perplexité.
— Tu veux parler du texte qui compare ton amante à un lapin ? interroge le chanteur, grimaçant au souvenir de la phrase « tu cours comme un lapin s'enfuit face à un chien ». J'en ai fait des cauchemars.
— Mais ça t'a fait réagir ! Kit m'a dit que tu avais besoin de te vider la tête, et comme j'avais bu, je me suis dit que tu apprécierais ma plume ô combien poétique !
La grimace de Freddie s'agrandit davantage.
— Tu devrais arrêter d'écrire bourrée. Je t'assure que le résultat est terrible. Voire horrifique.
Zoey se contente de rejeter ses cheveux derrière ses épaules et d'éclater de rire. Ce son remplit la poitrine du chanteur de jovialité, et le poids du désespoir lui paraît tout d'un coup moins lourd, et largement supportable. Elle lui a manqué.
— Alors, tu as rencontré Emilie et Alice ? questionne-t-elle, remise de son fou rire.
Zoey le prend de court en lui posant une question qu'il n'avait pas anticipée. Ou du moins, il ne s'attendait pas à ce qu'elle lui en parle si vite. Mais en même temps, cela lui permettait de poser une autre question, implicite, mais à laquelle Freddie répondrait avec le plus d'honnêteté possible. Et puis, il avait promis à Caitlin de transmettre ses mots.
— J'avoue que j'ai été très surprise quand j'ai appris qu'ils avaient reformé Sad Joy, reprend la jeune femme. Et encore plus, quand j'ai vu que vous les aviez repérés.
« Et encore, songe le chanteur, tu ne connais pas le pire... »
— Jay les a repérés, corrige Freddie, sous les yeux impatients et... pleins d'espoir de Zoey.
C'est ce qui le décide à faire fi du reste et à aller droit au but. De toute façon, Zoey le connaît bien, et il n'est pas réputé pour passer par quatre chemins .
— Il m'a fallu un peu de temps pour faire le rapprochement avec ce que tu m'as raconté et pour comprendre que j'avais sous les yeux la fille que tu aimes. Envoie-lui un message.
Zoey hausse un sourcil moqueur.
— Je rêve, ou bien tu me donnes des conseils en amour ?
— Tu lui as fait la même chose que ce que Luke a fait à Emmy, continue le chanteur, impassible. Ce n'est pas irréparable, tu sais. Ils se sont rabibochés.
— En toute amitié, visiblement, objecte-t-elle, en haussant les épaules.
Freddie hausse les épaules à son tour.
— Parce qu'ils ont tous les deux changé et évolué de leur côté.
« Et Emmy a eu la malchance de me rencontrer et de tomber amoureuse de moi » termine-t-il, incapable de prononcer ces mots à haute voix. Cela rendrait la situation bien plus réelle. Tangible. Il avait secrètement espéré que s'éloigner l'aiderait à y voir plus clair, que la distance l'aiderait à trouver une solution, une échappatoire au gouffre qui l'aspirait, mais il avait encore sur ses lèvres le goût des baisers qu'il avait échangés avec elle. Pire encore, il en voulait plus.
— C'est un risque que Luke a pris. C'est à lui d'assumer. Dans un groupe, c'est de toute façon mieux qu'aucune relation ne soit ambiguë.
Zoey ponctue sa phrase d'un hochement de tête entendu et l'inspecte de haut en bas d'un œil critique.
— Tu as pris quelques couleurs, MacSaturn. Le soleil te va bien.
— Un message ne va rien te coûter, reprend le chanteur, alors que les derniers rayons du soleil caressent ses joues. Tu ne peux pas avancer si tu restes constamment tournée vers le passé.
Zoey secoue la tête en le contemplant du même air moqueur qu'ont les parents face aux rêves de leurs enfants, et Freddie soupire. Il va lui falloir ruser un peu plus, s'il veut vraiment aider ses deux amies ! Son cœur bondit quand il réalise que Caitlin est aussi devenue une amie. Tout comme Alice et Mike. Il n'est peut-être pas aussi proches d'eux que de Luke, qui le connaît désormais entièrement, mais il les connaît suffisamment pour savoir qu'Alice arracherait les yeux à quiconque aurait l'idée de le blesser. Ce qui était plutôt ironique quand l'origine de tous ses maux venait de son âme elle-même.
— Une de mes amies est chez moi en ce moment, annonce Zoey. Elle ne devrait pas tarder. Elle connaît aussi Sad Joy. Ça ne te dérange pas ?
Freddie secoue la tête.
— Non. Comment s'appelle-t-elle ?
— Eileen, répond Zoey. Je te préviens, elle est exubérante et a un petit faible pour Luke.
Un sourire peint les traits du parolier.
— Tout le monde veut Luke, commente simplement le chanteur.
En guise de réponse, Zoey esquisse un sourire carnassier, les yeux rivés derrière l'épaule du chanteur, lequel se retourne pour apercevoir une jeune femme aux cheveux bruns, coupés au niveau du menton.
— Je ne m'attendais pas à ce que tu sois si grand, lance-t-elle en l'inspectant de haut en bas.
Le chanteur ne peut pas s'empêcher de s'esclaffer. Pourquoi tout le monde l'imagine toujours plus petit qu'il ne l'est ? Sa taille est pourtant inscrite sur sa page Wikipedia.
— Tu devrais sourire plus souvent, poursuit-elle, le plus naturellement au monde, comme si elle le connaissait depuis longtemps. Ça te rend presque aussi beau que Luke.
— Pardon ? s'étrangle Freddie, sous le rire de Zoey.
Il la foudroie du regard tandis qu'elle rit de plus belle.
— Je te présente Eileen. Comme tu peux le voir, elle est aussi honnête que toi. Et Eileen, eh bien, je pense que je n'ai pas besoin de te présenter le chanteur de Dark Fate.
Le regard d'Eileen s'éclaire.
— Apparemment, ta franchise est désarmante. Je dois admettre qu'il en faut beaucoup pour me gêner.
— Tu n'as encore rien vu, répond le chanteur en emboîtant le pas à Zoey. Mettre les gens dans l'embarras, c'est mon talent caché.
— Pas autant qu'Eileen, murmure Zoey, alors qu'on les dirige vers une petite table.
De loin, le chanteur reconnaît plusieurs de ses collègues auxquels il adresse des signes de la main.
— Oh là là, souffle Eileen, les yeux rivés sur Harry Styles. Il est encore plus beau en vrai. Même si je préférerais sortir avec Luke.
— Ça fait déjà deux fois en cinq minutes que tu parles de lui, marmonne Zoey.
Eileen l'ignore et se tourne vers Freddie. Ses yeux bruns sont empreints de curiosité et d'une étincelle chagrinée qu'il ne connaît que trop bien pour l'avoir croisée tant de fois dans le miroir ou dans les yeux de ses amis.
— Comment va Luke ? interroge-t-elle. Lui et Emmy sont ensemble ? J'ai vu pleins de rumeurs, mais depuis quelques mois c'est silence radio.
Freddie se tourne vers Zoey. Qu'avait-elle dit ? Un petit faible pour Luke ? Zoey lui offre un sourire complice.
— Réponds à la question, conseille-t-elle. Sinon, je te jure que ça va durer des heures.
— Il se porte bien, répond prudemment le chanteur. Et non, lui et Em sont amis. Ce n'étaient que des rumeurs.
— Vraiment ?
Le chanteur hoche la tête.
— Ça fait des semaines qu'on vit tous dans la même maison, s'il se passait quelque chose je le saurais, déclare-t-il en prenant garde à rester neutre.
Tu ne cherches pas du bon côté. Tout a dérapé de mon côté. Néanmoins, il n'ajoute rien, et n'en aurait de toute façon pas eu l'occasion puisque l'arrivée du serveur coupe court à leur conversation.
— C'est étonnant, observe Eileen, dès que le serveur est reparti. Avec ce qu'il s'est passé l'été dernier, je pensais qu'ils étaient suffisamment matures pour comprendre qu'ils s'aimaient encore. Elle ne l'oubliera jamais.
Le chanteur hausse les épaules. Après tout, cette histoire n'est pas censée le toucher.
— Ce ne sont pas mes affaires.
Une moue déçue apparaît sur le visage d'Eileen. Néanmoins, elle disparaît pour être remplacée par un air curieux.
— Dommage, j'aurais aimé savoir de quoi il en retourne. Comme tu les as invités chez toi et que Zoey m'a dit qu'elle en était restée sans voix tellement ce n'est pas dans tes habitudes, on s'est dit que peut-être, il y avait une autre raison que « s'isoler à la campagne pour écrire notre album », si je me réfère aux mots que Mike a employés dans leur dernière interview avant que vous ne partiez tous.
— Une autre raison ? répète le parolier, la gorge sèche.
Eileen hoche la tête, après avoir échangé un regard avec Zoey.
— Pourquoi aller avec eux ?
— Alice a demandé, admet Freddie, soulagé. Et comme il se trouve que Luke et moi sommes plutôt productifs, je me suis dit que ce serait une bonne chose pour Dark Fate de se diversifier un peu.
— Oh, d'accord, répond Eileen d'un air déçu. Je m'attendais à quelque chose de plus croustillant, quelque chose du genre je suis tombé amoureux et j'essaie de me rapprocher.
Freddie se fige. Zoey l'observe avec attention. Eileen semble ravie de ce qu'elle lit sur son visage. De la terreur.
— Oh. Je vois, commente-t-elle simplement. Toi aussi. Ça ne doit pas être facile.
Le chanteur blêmit en apercevant la lueur de compassion dans les yeux de la jeune femme. S'il y a bien une chose qu'il ne supporte pas, c'est bien ça.
— Tu ne vois rien du tout car tu ne me connais pas, assène-t-il, plus froidement qu'il ne l'aurait voulu.
— Eh bien, il n'y a pas besoin de te connaître parfaitement pour comprendre qu'effectivement, tes sentiments s'en sont mêlés. Ta façon d'agir ne colle pas du tout avec le portrait de toi que m'a dressé Zoey, objecte Eileen tandis qu'un autre serveur dépose leurs boissons devant eux.
La situation lui échappe complètement. Mais, peut-être qu'il peut encore la sauver.
— Qui te dit que je n'ai pas fait ça pour quelqu'un d'autre, pour Kit ou Jay ?
Eileen hausse les épaules, mais ne répond rien. A sa grande surprise, c'est Zoey qui prend la parole.
— Parce que tu es sur la défensive depuis qu'on a commencé à en parler. Si c'était le cas, tu l'aurais déjà dit, car tu sais que je n'irai pas le répéter à la presse, et Eileen non plu. Cependant, ça ne regarde que toi. Ce qu'Eileen voulait savoir, c'était si un membre du groupe avait attiré ton attention et orienté tes choix malgré lui.
— Emmy n'a rien à voir avec mes décisions ! proteste le chanteur, avant de regretter immédiatement ses paroles.
Parce que c'était un mensonge et une monumentale erreur de prétendre le contraire.
— Personne n'a parlé d'Emilie, s'immisce Zoey en le jaugeant avec lucidité.
Il se mord la lèvre pour s'empêcher de parler. C'est trop tard. Elles ont compris, et il ne peut s'en prendre qu'à lui-même.
Eileen plonge un regard étonnamment assuré dans le sien.
— Tu es amoureux d'Emilie, affirme alors la jeune femme. Et tu veux l'oublier car tu sais bien qu'elle reviendra toujours vers Luke, n'est-ce pas ?
— Non, je...
Je mourrai en l'aimant, et personne ne saura que j'ai écrit sur elle, que je l'ai aimée plus que les étoiles aiment la lune. C'était ce qu'il allait dire, mais il ne devait pas dire ça. Eileen poserait des questions.
Un éclair d'espoir passe sur le visage d'Eileen.
— Tu ? questionne-t-elle, en se penchant vers lui avec impatience.
— Eileen, la gronde Zoey. Laisse-le tranquille. C'est suffisamment difficile comme ça.
— Mais, proteste la jeune femme en se penchant encore plus vers lui, je voudrais juste savoir si Luke ressent encore quelque chose pour elle. Je m'y suis mal pris, mais ce que tu éprouves ne m'intéresse pas. Tu l'as dit toi-même, on ne se connaît pas. Seulement, ça fait longtemps que je l'attends, tu comprends ?
Le visage en feu, Freddie ne peut qu'hocher la tête et déglutir péniblement. Il comprenait. Et il aurait aimé pouvoir lui annoncer une bonne nouvelle, lui dire qu'elle pouvait tenter sa chance, mais au plus profond de lui-même, cela faisait longtemps qu'il savait qu'il serait évincé. Qu'il n'avait jamais été, ne serait-ce qu'une seule fois, le bon choix.
— Je ne crois pas que son cœur soit disponible en ce moment, finit-il par dire. Cela dépend essentiellement d'Emmy.
— Alors tu t'es retrouvé dans un triangle ? s'étonne Zoey. Si tu m'en avais parlé plus tôt, je t'aurais évité ce désagrément en te disant de ne pas t'attacher.
Mais il garde les yeux fixés sur le visage attristé d'Eileen. Parce que, le problème n'était pas là.
— Non, chuchote-t-il. Je ne suis pas dans un triangle. C'est malheureusement un segment, clair, net et précis qui nous relie.
Le regard d'Eileen s'éteint.
— Oh, dit-elle simplement en se reculant, le visage aussi lisse que le marbre brillant d'un palais. Je vois. C'est lui qui s'accroche.
L'amertume transparaît clairement sur son visage quand elle vide d'une traite la moitié de son verre.
C'est là que Freddie comprend. Il comprend tout. Eileen est éperdument tombée amoureuse de Luke, tout comme il est désespérément amoureux d'Emmy. Elle souffre autant que lui saigne. Sauf que Luke ne l'aime pas et qu'Em... non, mieux vaut ne pas y penser.
Elle t'aime aussi.
— Je suis désolé, Eileen, lui dit-il, gravement. Si je pouvais t'aider, je le ferais.
Elle secoue la tête et pose un regard étrangement las sur lui.
— Tu ne peux pas m'aider. Personne ne le peut.
— Tu peux t'aider toi-même en arrachant la page, suggère Zoey en sirotant sa boisson. Profiter de la vie, prendre soin de toi, ... Enfin, ce genre chose !
— Je n'en ai peut-être pas envie.
— Mais il ne t'aime pas comme ça, Eileen. Et il ne t'aimera jamais comme ça. Quoi, ajoute-t-elle face à l'air stupéfait de Freddie, il faut bien que quelqu'un le lui dise !
« C'est donc ce à quoi je ressemble, lorsque je dis les choses telles que je les pense ? » songe-t-il, remarquant avec horreur l'air blessé et furieux d'Eileen.
— Qu'est-ce que tu en sais, au juste ?
— Parce que ce serait déjà arrivé si tu avais une chance. Oublie-le. Je me fiche d'être blessante, car c'est la vérité, aussi effroyable et inflexible qu'elle soit.
Eileen se contente de la fusiller du regard, sans doute parce qu'elle s'est aperçue que son amie disait vrai, et termine son verre d'une traite.
— Je vais me rechercher une boisson, vous voulez quelque chose ? lance-t-elle d'un ton bourru.
— Reprends-moi la même chose, répond Zoey en désignant son verre aux trois-quarts vide.
Eileen hoche la tête et Freddie l'observe tristement s'éloigner les épaules voûtées.
— Ça lui passera, déclare simplement la parolière en haussant les épaules. Ça fait trop longtemps que ça dure.
Le chanteur hoche la tête avec perplexité. Il ne s'attendait pas à une telle soirée !
Autour de lui, le brouhaha est tel qu'il est impossible d'entendre les conversations des tables avoisinantes, ce qui n'est pas pour lui déplaire. La dernière chose dont il a besoin c'est qu'une autre personne le questionne davantage.
— Tu n'es pas parti pour l'oublier, tu es parti pour qu'elle t'oublie, déclare alors Zoey, brisant le silence laissé par Eileen.
Contre toute attente, Freddie perd son sang-froid.
— Elle est amoureuse de moi, Zoey ! s'exclame-t-il avec effroi. Et je...
— Et tu ne sais pas quoi faire, complète-t-elle, à sa place. Ça ne t'ai pas arrivé depuis longtemps, je me trompe ?
Il hoche la tête, livide. La dernière fois que c'était arrivé, il avait seize ans et il n'oublierait jamais son regard. Ils ont toujours le même regard. Dès qu'il s'ouvre un peu, les gens le voient comme le fantôme qu'il n'est pas encore. Dès qu'il sort un peu de sa coquille, les gens voient à travers lui comme s'il n'existait déjà plus.
Il ferme les yeux et respire un grand coup, chassant les souvenirs loin de son esprit tourmenté.
— Ça n'aurait jamais dû arriver, objecte Freddie.
Le regard de Zoey s'assombrit, à tel point que le vert de ses iris ressemble à du noir profond.
— Beaucoup d'évènements ne devraient jamais se produire, lance-t-elle d'un ton froid.
La blessure causée par la mort de sa petite sœur, il y a à peine quelques années, n'est pas encore suturée. Freddie n'a qu'à plonger son regard dans le sien pour le comprendre et se noyer dans l'étendue de son chagrin.
Zoey se racle la gorge et secoue la tête.
— Excuse-moi. Que vas-tu faire ?
— Ce qui doit être fait.
Menteur. Tu n'en as plus le courage.
Mais il le fallait. Et lorsqu'elle saura, elle comprendra pourquoi il agit ainsi.
Zoey hausse un sourcil dans sa direction.
— C'est-à-dire ?
— Je l'ai déjà repoussée deux fois, mais elle...
Mais ça ne l'avait pas arrêtée. Oh, fy Nuw, elle avait lu en lui comme dans un livre, elle avait déchiffré son cœur et l'avait arpenté comme si c'était le sien. Elle en avait appris chaque contour comme on mémorise un poème, et en échange, elle lui avait offert le sien.
— Mais elle a compris que je ne la rejetais pas parce que je ne l'aime pas, au contraire.
— Tu n'as jamais été très doué pour cacher ton amour, lui dit doucement Zoey. Comme quand tu aimais Yannis. Tu peux dissimuler ta douleur, ton anxiété, ta dépression, ta souffrance perpétuelle, mais tu ne peux pas cacher tes sentiments. Quand tu aimes quelqu'un, tu ne le fais pas à moitié. Tu détruirais l'univers et regarderais le monde brûler si ça pouvait l'aider.
Horrifié, il ne peut qu'accepter l'effroyable vérité. Il est esclave de son amour.
— Que vas-tu faire ? reprend encore l'impérieuse parolière.
La mort dans l'âme, il dit encore :
— Ce qui doit être fait. La vérité, précise-t-il, lugubre.
Zoey soutient son regard, inflexible.
— Et ensuite ?
— Et ensuite, elle comprendra pourquoi ça ne pourra jamais marcher entre elle et moi.
Il le fallait. Il le faut. Parce que sinon, il ne pourra pas tenir plus longtemps.
Zoey ne baisse pas les yeux et maintient son regard dans le sien, sans se laisser intimider par la résignation dans celui du parolier.
— Tu sais, il y a une raison si Luke ne l'a jamais vraiment oubliée. Elle n'aura peut-être pas la réaction que tu attends.
Il hausse les épaules. Mieux valait ne pas envisager cette possibilité.
— Elle réagira comme tout le monde.
Comme si il était déjà mort, un fantôme d'un passé qu'on voudrait oublier. Un regret de plus. Mais qu'est-ce qu'un regret dans une vie, sinon une goutte pleine d'un terrible espoir criant « Et si » qu'on étouffe soigneusement à chaque fois qu'elle devient trop bruyante ?
Zoey s'apprête à répondre quelque chose, mais n'en a pas le temps, car Eileen revient vers eux, deux verres dans les mains.
— Tiens, ta boisson. Et sois contente que j'ai accepté d'aller te la chercher, après tout ce que tu m'as dit.
— Je n'ai fait qu'énoncer les faits, rétorque Zoey.
Eileen fusille la jeune femme du regard et Freddie s'empresse de changer de sujet et de demander à Eileen si elle a une passion et comment elle a connu Zoey. Au bout de quelques heures (et de quelques verres concernant la jeune femme), il peut dresser un portrait d'Eileen. Et aussi de ce à quoi ont ressemblé les deux semaines qu'elle a passées avec Luke, détails dont Freddie autant préféré ignorer les tenants et les aboutissants.
Mais les paroles d'Eileen, le peu qu'elle avait laissé entrevoir à travers la fissure qu'a aperçu le chanteur, l'ont inspiré. Pour la première fois depuis des semaines, la chanson qu'il brûle d'écrire ne parle pas de lui, d'Emmy et du pétrin désespéré dans lequel ils se trouvent. Pas vraiment.
Ignorant la présence d'Eileen – elle a bu suffisamment de verres pour oublier le morceau de texte qu'il va interpréter – il se tourne vers Zoey.
— J'ai une idée de chanson, en plus de celles que je t'ai envoyées.
Son cœur bat la chamade quand il se souvient des quelques mots qu'il a déjà posés. Cette chanson, qui serait pour elle. Il tissait l'histoire qu'ils n'auraient jamais entre les mots et les harmonies de ses chansons.
Une étincelle s'allume dans les yeux verts de Zoey.
— Dis-m'en plus.
Pour toute réponse, il chantonne :
— Donne-moi du bonheur
Je t'ai déjà offert mon cœur
Si tu ne m'aimes pas, fais semblant
Car je ne suis plus qu'un esprit agonisant.
Je n'en ai plus longtemps.
Si tu ne m'aimes pas, fais semblant,
Car je suis mourant
Laisse-moi m'éteindre
En pensant
Que tu m'aimes.
— Tes textes sont toujours aussi joyeux, commente Zoey. Moi qui pensais que cela t'inspirerait des déclarations enflammées, je dois admettre que je suis déçue !
Le regard d'Eileen s'éclaire.
— Tu parles de moi !
— Un peu, admet Freddie. Et de la peur que tu as fait naître chez moi toute à l'heure.
S'il se permet toute cette transparence avec elle, c'est uniquement parce qu'il sait bien qu'elle aura oublié demain.
Pourtant un grand sourire illumine ses traits, bien loin de la tristesse qui les inondait toute à l'heure.
— Je suis la source d'inspiration chanteur de Dark Fate ! C'est bien la première fois qu'on s'apprête à écrire sur moi !
Elle éclate ensuite de rire.
— D'habitude, je suis juste celle qu'on ignore et qu'on repousse. Qu'on ne remarque pas. Qu'on n'écoute pas.
— Pas cette fois, objecte délicatement Freddie, plus touché qu'il ne devrait.
Eileen se penche vers lui, les yeux brillants.
— Si je n'étais pas déjà amoureuse de Luke, je pense qu'en apprenant à te connaître, je tomberai amoureuse de toi. J'ai toujours eu un faible pour les chanteurs tourmentés.
— Non ! s'exclame Freddie en reculant malgré lui. Je suis déjà...
— Amoureux d'Emilie ? Comme Luke. Tous les beaux mecs sont amoureux d'elle, bougonne-t-elle en se reculant aussi.
— Oh, arrête de te plaindre ! la sermonne Zoey en lui donnant un coup de coude. Si Emmy a pu l'oublier et tomber amoureux de quelqu'un d'autre, tu le peux aussi !
— Mais il est mon âme-sœur ! proteste-t-elle, avec véhémence.
Zoey lève les yeux au ciel et marmonne des injures.
— Fleuri, ton langage, la taquine Freddie.
Elle le fusille du regard.
— Comment veux-tu que je garde mon calme alors que ça fait presque un an que c'est comme ça tous les soirs ?
Elle empoigne Eileen par le bras.
— Écoute Eileen, ce n'est plus possible. Envoie-lui un message, appelle-le, mais débrouille-toi pour avoir une conversation avec lui, que tu puisses enfin passer à autre chose !
— Mais...
— Elle a raison, s'immisce Freddie. Ça pourra t'aider.
Il se retient de lui dire qu'un jour, elle rencontrera sûrement un autre chanteur tourmenté qui pourra lui offrir ce qu'elle attend, mais l'expérience montre que ce genre de phrase n'a jamais l'effet escompté.
Elle répond quelque chose en japonais et Freddie songe que ce ne sont pas les quelques mots qu'il a appris lors de sa précédente tournée qui l'aideront à comprendre ses paroles.
— Mais non, réplique Zoey en réponse aux mots de la jeune femme. Tu ne resteras pas seule toute ta vie.
Elle se tourne ensuite vers le chanteur.
— Je pense qu'on va rentrer. En plus, il se fait tard.
Le chanteur hoche la tête.
Quelques minutes plus tard, après avoir payé leurs boissons, l'air chaud de la ville les accueille, aussi brûlant que si le soleil était encore là. Le chanteur les raccompagne jusqu'à leur hôtel. Avant que Zoey n'entre dedans, il la retient par le bras.
— J'étais sérieux quand je t'ai dit d'écrire à Caitlin toute à l'heure. Elle m'a dit, je cite : « Dis à Zoey que si elle veut me parler, elle n'a qu'à m'écrire. Ce n'est pas à moi de faire le premier pas, c'est elle qui m'a évincée. »
Zoey se fige. Déglutit. Pâlit.
— Elle t'a vraiment dit ça ?
Freddie hoche la tête.
— Tu penses vraiment que je te mentirais là-dessus ?
Elle réfute de la tête, aussi livide que lui quand il a réalisé que dans d'autres circonstances, il aurait eu toutes ses chances avec Emmy. Elle se dégage. Reprend contenance.
— Je verrai bien.
Puis elle marque une pause.
— J'imagine qu'on va passer les jours qui suivent à écrire sur l'amour, je me trompe ?
Une nouvelle flèche perce le cœur de Freddie. Il ne savait pas qu'être amoureux était si douloureux.
— Il faut que tu m'aides à démêler ce que je ressens de ce que je veux transmettre. Je ne veux pas qu'on sache que je parle d'Emmy.
Zoey hoche la tête.
— J'ai écouté et lu tout ce que tu m'as envoyé. Ça te va bien d'être amoureux. Et surtout, je comprends mieux le sens de certaines paroles, maintenant que je sais que tu parles d'Emmy et que c'est réciproque.
— C'est la pire chose qui pouvait m'arriver, murmure-t-il.
Mais même lui n'en est plus aussi certain. Tous les brefs instants volés qu'ils ont partagés lui paraissent trop merveilleux pour être mauvais. Et dire qu'il voulait toute une vie à ses côtés était un euphémisme. Si la réincarnation existait, il voudrait passer chacune de ses vies avec elle. Et si d'autres univers existent, il voudrait que dans chacun d'eux, elle et lui finissent toujours par se trouver.
— Peut-être qu'au contraire, ça t'arrive pour te montrer que ta vision des choses ne te convient plus, déclare Zoey, avec autant de précaution que s'il était de verre. Peut-être que la vie veut t'enseigner une leçon supplémentaire, te montrer que renoncer à tout n'est pas la solution.
— Je n'ai pas renoncé à tout, proteste le chanteur, d'une voix sourde.
Tout dans son corps crie à la fausse note, toutes ses veines s'insurgent face au mensonge qu'il s'est tellement répété qu'il a fini par oublier ce qu'il était : une carapace.
— Bien-sûr que si, chuchote Zoey en prenant son bras.
La symétrie de la situation surprend le chanteur. N'est-ce pas elle qui a besoin de lui, et non l'inverse ? N'est-ce pas lui qui devrait la réconforter, l'encourager, l'aider à reprendre contact avec Caitlin ?
Sa protestation meurt sur ses lèvres. La situation est inextricable. Son ventre s'alourdit davantage quand il s'aperçoit qu'il est trop empêtré dedans pour s'en sortir indemne.
— A demain, conclut Zoey, avant d'entrer dans l'hôtel, le laissant seul avec ses pensées.
Ses mains sont glacées, et même la température la plus chaude ne pourrait les réchauffer. C'était comme s'il était devenu le froid lui-même. Son corps ne se réchauffe pas les jours suivants, malgré les sessions d'écriture et d'enregistrement toujours plus longues sous le ciel d'été, malgré la chaleur écrasante et la lourdeur de l'atmosphère, malgré la fièvre dans ses veines.
Il est minuit passées quand il s'appuie sur le balcon de la chambre d'hôtel de Zoey, enivré par la fatigue, et éveillé par les tremblements perpétuels de ses mains. Cette fois, impossible de dissimuler son anxiété, ni d'ignorer la terreur qu'il éprouve, et encore moins de desserrer l'étau qui lui broie la cage thoracique.
— Je suis plutôt fière de Si tu fermes les yeux, déclare Zoey en le rejoignant, un verre de whisky à la main. Tu es sûr que tu n'en veux pas ? Ça te réchauffera, argumente-t-elle en désignant sa boisson.
Le chanteur secoue la tête. Ce froid, il le mérite.
Zoey pousse un profond soupir. Lui admire sa capacité à ne pas lui parler de l'échec cuisant qu'est sa vie. Il n'est pas sûr de mériter une telle générosité. Lugubre, il se contente de se noyer dans la nuit. Il lui arrive parfois d'espérer qu'elle l'engloutira tout entier. Il ne se rendra même pas compte que ses souffrances sont terminées.
Les lumières scintillent tel un millier d'étoiles, sous les vrombissements des moteurs des voitures et des cris lointains d'un groupe de gens changeant de bar. La nuit grouille de vie, tant et si bien qu'il n'est plus sûr d'appartenir aux ténèbres. Dans une ultime tentative d'empêcher les frissons de gagner tout son corps, il attrape le verre de Zoey de ses mains et bois d'une traite le doigt qu'elle s'est servie. L'alcool lui réchauffe la gorge, mais ne fait certainement pas fondre la glace qui pilote son corps.
Il souffle un long coup avant de se confier. Avant de tenter, une fois de plus, de se débarrasser d'un morceau de sa peine.
— Je me déteste tellement que je ne comprends pas comment elle peut m'aimer. Comment vous pouvez m'aimer, malgré tout le mal que je vous inflige.
Zoey penche la tête de côté, et un rideau de cheveux bruns tombe sur son visage.
— Mais tu ne nous fais aucun mal, Freddie. Ce mal, c'est toi qui te l'impose. Tu as le choix. Et moi, je sais exactement pourquoi on tient tous à toi : tu es une belle âme. Ta bonté transparaît dans chacun de tes actes et tu fais tellement passer les autres avant toi que tu t'oublies.
— Je ne mérite pas-...
— Si, coupe Zoey. Tu es un être humain et à ce titre, tu mérites aussi d'être traité comme tel. De te traiter comme tel. Tout... ça ne te rend pas moins digne, bien au contraire. Je pense que tu es l'une des personnes les plus fortes que je connaisse, et un jour, le monde entier s'en rendra compte. En attendant, par pitié, prends soin de toi. Et si tu n'y arrives pas, laisse-nous faire. Laisse Emmy faire.
Le chanteur secoue la tête, ignorant le poids de plus en plus lourd dans son estomac.
— J'aurais voulu que son cœur reste à Luke. D'ailleurs, j'ai essayé. A moi aussi il me semblait que l'idée d'eux deux sonnait juste.
Zoey secoue la tête.
— N'écoute pas ce que t'a dit Eileen. Emmy a perdu Luke il y a des années. Son cœur a probablement cherché le tien depuis tout ce temps, sans même en avoir conscience.
Freddie se mord la lèvre, hésitant. Doit-il lui dire que Luke l'aime encore ?
— Luke ne l'a pas oubliée, lui.
— Et c'est de sa faute, objecte fermement Zoey. Tu n'es pas responsable de ses actes et encore moins de ses mauvaises décisions. Efforce-toi seulement de prendre les bonnes. Le connaissant, il préférerait sûrement que tu la rendes heureuse. Est-ce que quelqu'un est au courant de... tes problèmes ?
Elle n'avait pas osé dire le mot à haute voix. Parce qu'il portait bien plus que son sens, parce qu'il apportait avec lui l'effroyable spectre de la souffrance mortelle qui luit tout le temps.
— Seulement Luke.
— Et ?
— Il a dit que ça brisera le coeur d'Emmy, mais qu'elle ne me fuira pas. Moi, j'espère que si.
Le regard que Zoey lui lance est attristé.
— Ça me peine de m'apercevoir que tu n'attends rien de la vie.
— Elle ne m'a pas donné beaucoup d'espoir jusqu'à présent.
— C'est peut-être le début.
— Arrête, chuchote le chanteur en fermant les paupières.
L'atroce étincelle qu'est l'espoir illumine à nouveau les ténèbres de son être.
— Pourquoi ?
— Parce qu'après, je vais à nouveau faire l'erreur de croire que j'ai droit à une vie normale, déclare-t-il, la voix pleine de douleurs dont il n'a de cesse de taire les cris.
Zoey cligne des yeux, figée par la peine.
— Mais tu as droit à une vie normale, Frederick.
Le chanteur se mord la lèvre. Comme il aimerait croire à ce mensonge ! Comme il aimerait que ce soit vrai ! Mais voilà bien longtemps qu'il connaît la vérité. Aussi effroyable et irrévocable soit-elle.
— C'est un mensonge, chuchote-t-il. Et tu le sais.
— Tu choisis de le prendre comme ça, rétorque Zoey, aussi à mi-voix. Et tu le sais.
Il ferme les paupières et prend de longues respirations, se contentant de tenter de calmer la panique qui lui broie le cœur. Le cauchemar éveillé ne s'arrête pas pour autant : il continue de plonger ses griffes tranchantes comme des rasoirs dans son ventre. Mais il a l'habitude. La peur est aussi l'une de ses plus vieilles amies.
Les jours suivants défilent dans un concert de poèmes et de mélodies, tant et si bien qu'il se retrouve devant sa porte, alors que la nuit est déjà bien avancée. L'album est presque terminé, son squelette passé d'ébauche à une œuvre dont il manquerait quelques ombres et détails, et les deux EP sont plus que prêts à être diffusés. Il leur faut seulement choisir quand la nouvelle ère du groupe débutera.
— Dépêche-toi, marmonne Kit dans son dos. Je n'ai qu'une hâte : m'allonger dans mon lit !
— Dans lequel Alice t'attend probablement, complète Jay.
— J'espère qu'elle dort, vue l'heure qu'il est.
Un instant, Freddie s'imagine prendre son temps juste pour l'agacer davantage, avant de se rendre à l'évidence : lui aussi n'a plus qu'une seule envie : dormir. Il s'efface pour laisser entrer ses amis et échange un regard amusé avec Jay quand, quelques minutes plus tard, Kit entre dans sa chambre et qu'il est accueilli par la voix d'Alice. Il sourit encore quand il entre dans la sienne, vide. Personne ne l'attend à la maison. Pour la première fois depuis des années, ce constat l'attriste.
Sans doute parce qu'une part de lui sait que s'il laissait la vie faire, quelqu'un l'attendrait. Quelqu'un l'attendrait vraiment. Pas pour son argent, son aura ou sa célébrité, mais pour lui, et seulement lui.
L'eau chaude de la douche n'éclaircit pas son esprit, bien au contraire. La brume s'épaissit, jusqu'à ce qu'une idée, aussi dangereuse qu'un crime, chasse le brouillard. Avant qu'il ne le regrette, il s'empresse de sauter dans son pyjama et de quitter sa chambre, le cœur au bord des oreilles. Il a besoin d'être sûr, de savoir que-...
La lumière transparaît sous la porte de la chambre qu'il n'ose pas ouvrir. Elle l'a attendu. Malgré tout ce qu'il lui a déjà dit. Malgré qu'il l'ait repoussée. La glace qui persistait dans son sang se liquéfie, et sa main trouve toute seule la poignée.
« Je suis là, songe-t-il. Je suis rentré. » Mais les paroles n'atteignent jamais ses lèvres. Il n'est pas prêt.
Freddie s'avance doucement dans la pièce, dont les meubles sont jonchés de livres. Il ne veut pas la réveiller. Elle est dos à lui, les couvertures mal positionnées, un roman abandonné sur la table de nuit. Lentement, il les soulève et se glisse à ses côtés. Il se colle à elle et remonte bien les couvertures, veillant à ce qu'elle soit bien couverte. Puis, il l'enlace. Elle s'agite un peu et se retourne vers lui, les yeux ouverts mais absents. La lampe de chevet est encore allumée.
— Je suis en train de rêver, c'est ça ? demande-t-elle d'une voix ensommeillée.
— J'ai l'air si irréel que ça ? demande Freddie.
Il est bête de poser la question. Bien-sûr que la situation est irréelle. Impensable. Improbable.
Et pourtant.
Et pourtant.
Et pourtant il est là.
Il lui faut quelques instants pour qu'elle réalise qu'il est réellement à ses côtés. Ses yeux s'éclairent de lucidité.
— Tu m'as manqué, déclare-t-elle en plongeant son regard déterminé dans le sien.
— Toi aussi, répond-il, avant même d'avoir pu le penser.
Parce que c'était vrai. Parce que c'était inévitable. Parce qu'il ne devrait pas être là.
Le sourire qu'elle lui offre stoppe net la progression de la glace dans son cœur. Ses dernières barrières s'écroulent lorsqu'elle presse ses lèvres sur les siennes. Soudainement, tout semble en ordre.
🎶🎶🎶🎻🎹🎤🎹🎻🎶🎶🎶
Bonsoir ! Comment allez-vous ?
Merci d'avoir lu cette partie ! Que pensez-vous de ce séjour à Londres ? Ça vous a fait plaisir de revoir Eileen ? Elle ne semble pas avoir beaucoup évolué depuis la dernière fois qu'on l'a vue... Comment voyez-vous la chose ? De même, que pensez-vous des (nombreuses) discussions entre Freddie et Zoey ? Et la fin du chapitre, que révèle-t-elle, selon vous ?
N'hésitez pas à me laisser un commentaire, je vous répondrai avec plaisir !! 🥰🎶
En tout cas, merci pour votre patience ! Ça me fait plaisir de pouvoir revenir ! Publier m'a vraiment manqué ❤️
Je suis désolée de ne pas avoir pu tenir ma promesse et publier cette partie vendredi dernier :(
La semaine a été très fatigante (et stressante) tant et si bien que je n'avais finalement pas fini l'écriture pour vendredi ! D'ailleurs je n'ai pas non plus eu le temps de m'avancer, donc je préfère ne pas donner la date de publication du prochain chapitre. Mais sachez que je fais de mon mieux pour qu'il arrive vite ! ❤️
Je vous tiendrai au courant sur mon profil !
Quoiqu'il en soit, je vous dis à bientôt !
Prenez soin de vous ! (Et reposez-vous 🤍)
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