⇝ Chapitre 81
Mon âme, qui avait décollé du sol, chute brutalement.
— Pardon ? chuchoté-je, la voix tremblante.
Son regard est désolé, attendri, et chaleureux lorsqu'il m'explique, à mi-voix :
— Ça s'est dégradé.
— Dégradé ? répété-je, comme un perroquet affolé. Quand ça ?
— Chut ! fait-il en posant sa main sur ma bouche pour m'intimer le silence.
Il regarde par-dessus son épaule avant de me tirer à quelques pas de l'endroit où nous étions. L'ombre de grands arbres nous soustrait désormais à la vue – et aux oreilles – des gens. Dans la pénombre, je ne distingue aucun de ses traits, mais son parfum enivrant m'enveloppe de réconfort pour les minutes qui suivent.
— C'est tout récent, murmure-t-il. J'ai passé des examens quand je suis rentré en Angleterre. Le résultat est sans appel : ça s'est empiré.
Ses mains autour de ma taille me maintiennent fermement dans le sol. Mes jambes tremblent, mais je ne flanche pas. Mes dents s'entrechoquent, mais je ne vacille pas. Mes doigts s'accrochent à sa chemise, mais je ne flanche pas.
— Combien de temps ? demandé-je, à voix basse. Combien de temps te donne-t-on ?
Sa voix à lui ne faiblit pas quand il me répond.
— Quatre mois. Peut-être six.
— Sauf si on trouve un moyen d'endiguer encore la progression, argué-je en m'appliquant à respirer profondément.
— Sauf si je meurs avant que quelqu'un ne trouve quoi que ce soit, rétorque-t-il, avec précaution.
J'ouvre la bouche pour le contredire mais n'ai pas le temps de dire quoi que ce soit.
— J'admire ton espoir, vraiment. Mais c'est ce qui risque d'arriver, alors il faut t'y préparer.
Je secoue la tête en retenant mes larmes. Non, je refuse de connaître un monde dans lequel il n'existe plus, dans lequel son empreinte n'est plus que dans ma mémoire et celle de ses proches, dans lequel je suis constamment déchirée par son absence.
— Hors de question, affirmé-je en relevant le menton. Tu m'entends ? Il est hors de question que tu baisses les bras !
Il ne dit rien, et dans son silence, je comprends tout ce qu'il ne me dit pas. Cela fait longtemps qu'il a renoncé. Ce constat me glace de terreur.
— En tout cas, je reprends en tentant de garder une voix claire et confiante, moi, je refuse d'abandonner ! Si tu ne te sens plus capable de lutter, alors je le ferai pour toi.
C'est à son tour de secouer doucement la tête.
— Que peut-on faire, face à la mort, si ce n'est l'accueillir ? Cela fait longtemps que je suis en sursis, Em.
J'agrippe fermement ses bras.
— Et je refuse que tu partes maintenant !
Ma voix part dans les aigus. Mon cœur cogne si fort dans ma poitrine qu'il menace d'en sortir. Ma respiration est si forte qu'elle résonne comme dans une cathédrale. Je frôle l'hystérie quand je poursuis et l'attrape par les épaules pour le secouer.
— Tu m'entends ? Je refuse que tu partes maintenant, sans te battre !
Il se laisse secouer comme un pantin et ne répond toujours rien. J'halète de plus en plus en fort et des larmes inondent mes joues. J'ai crié la fin de ma phrase, sans même le vouloir, sans même le prévoir. Il m'enlace en silence et j'appuie ma tête contre son torse. Je compte les battements réguliers et résignés de son cœur. Au bout de 142 battements, ma respiration est plus calme.
Sa voix est douce et inquiète lorsqu'il prononce enfin quelque chose.
— Qui te dit que je ne suis pas fatigué de me battre ?
Égoïstement, j'ai envie qu'il me dise qu'il va se battre pour moi, nos amis et sa famille. Mais il a toujours été honnête avec moi, avec nous tous, alors je sais qu'il ne mentira pas pour nous protéger.
Je le serre plus fort et il n'ajoute rien pour le moment. Mon esprit tente d'assimiler ce que ses mots veulent réellement dire, sans y parvenir.
— Est-ce que tu as mal ? je finis par demander, une fois mes sanglots apaisés.
— Actuellement ? Non. Par contre, mes cordes vocales ont souffert avec Mort à mon cœur.
Un petit sourire peint mes traits.
— Évidemment, tu as fait du metal.
Il hausse les épaules.
— Ce n'était pas la première fois, objecte-t-il.
— Ni la dernière... J'ai bien aimé cette nouvelle chanson, lui confié-je. Je n'ai pas l'habitude de te voir en colère.
Il sourit contre mes cheveux et embrasse mon front.
— J'ai chanté pour Jay, se justifie-t-il.
Et en effet, cela explique tout.
Du moins pour cette chanson.
— Sauf La vie dans les veines. Cette chanson, tu l'as écrite et chantée pour toi.
Je m'écarte légèrement de lui pour me retourner et l'observer dans la pénombre de la nuit étoilée. Quelques nuages occultent déjà les étoiles. La pluie ne va pas tarder.
Il finit par prendre la parole pour déclarer :
— Je me suis toujours dit que si j'avais une voix, je m'en servirais pour parler pour ceux qui ne le peuvent pas. Je n'ai jamais pensé que ce qui me touchait personnellement pouvait être aussi libérateur. Je n'ai jamais voulu me confier car j'ai toujours estimé que je n'en valais pas la peine, qu'il y avait bien plus important à exprimer que ma souffrance.
— Mais tu oublies qu'elle n'est pas moins légitime que celle d'autrui. Que me dirais-tu si les rôles étaient inversés ?
— C'est différent, Émilie. Écrire uniquement sur moi, sur ma vie, me paraît bien trop égoïste. Je l'ai fait pour La vie dans les veines, et même si ça a été libérateur, je ne veux pas être centré sur moi-même dans mes chansons. Je le suis déjà suffisamment dans la vraie vie, tu ne crois pas ? plaisante-t-il.
Son trait d'humour m'arrache un léger rire.
— Je n'ai pas l'impression que tu sois si égoïste.
Il me jette un regard à la fois sombre et interloqué.
— C'est que tu ne me connais pas encore très bien, affirme-t-il.
— Je crois surtout que tes chansons en disent bien plus sur toi que tu ne veux bien le laisser paraître, argué-je, sans ciller. Je pense que qu'après deux albums entiers passés à prendre la parole sur des sujets touchants et à rencontrer des gens concernés par les sujets que tu abordes, tu as bien mérité un album centré sur des thèmes plus légers, qui te coûteront peut-être moins émotionnellement, ou du moins, qui ne te briseront pas au passage.
Il grimace.
— Je ne suis pas sûr d'avoir envie que les gens lisent en moi, même si je gagnerais en authenticité.
— Les gens t'ont déjà percé, si tu veux mon avis. Ils ont déjà vu que tu étais un peu trop altruiste et prêt à te sacrifier pour les autres.
Sa mâchoire tressaille, mais c'est d'un ton calme qu'il s'exprime :
— Mais ils ne savent pas que je suis malade et que je vais mourir.
Je hausse les épaules.
— Parce qu'ils n'ont pas voulu l'entendre. Tu l'as écrit dans La vie dans les veines. Au sens propre.
— Je n'ai pas dormi la veille de la sortie, m'avoue le chanteur. J'étais terrifié. Je ne veux pas revivre ça.
— Je peux comprendre. Ce que j'essaie de te montrer, c'est que ça ne doit pas te freiner ou t'empêcher de te libérer. C'est d'ailleurs toi qui m'a conseillé d'écrire sur mes ressentis et ce que je vivais. Pourquoi ne suis-tu pas tes propres conseils ?
— Je ne pense pas mériter d'aller mieux. J'ai fait beaucoup de mal à quelqu'un, très récemment, alors qu'au début, je voulais simplement l'aider.
— Tu veux parler de Ludo ? questionné-je, en me rappelant son visage sonné.
Le chanteur hoche la tête, un air résigné sur le visage.
— Et pas que lui... Et puis, il y a toi aussi. Je n'ai pas été très malin sur ce coup-là, tu avais raison.
— Ne te torture pas pour ça.
— Je lui avais dit que je ne tenterais rien avec toi.
— Et alors ? Il ne t'est pas passé à l'esprit que je pourrais avoir mon mot à dire là-dedans ?
Je secoue la tête pour m'éclaircir les idées.
— Écoute, il est trop tard pour ça. Tu ne pouvais pas deviner ce que je voulais. C'est arrivé, un point c'est tout. Ne t'en veux pas pour ça. D'ailleurs, c'est plus de ma faute que de la tienne, j'aurais dû désamorcer la situation dès le début. Alice m'avait prévenue.
— Ça reste très égoïste de ma part, soupire le chanteur. Je suis désolé.
J'hausse les épaules et n'ajoute rien de plus. Si lui et moi ne cessons pas de nous excuser, on ne risque pas d'avancer !
— Je lui ai parlé. Il va lui falloir un peu de temps, mais je pense que c'est réglé.
Un sourire triste étire les traits du chanteur.
— Il pourra se consoler avec le fait que je ne peux t'accorder plus que quelques mois.
Mes poils se hérissent lorsque ses mots me frappent en plein cœur.
— Comment ça ? demandé-je, d'une voix tremblante, alors qu'un orage gronde dans ma poitrine.
— Je ne te laisserai pas me voir dépérir, annonce-t-il, de but en blanc. A la fin de l'été, il faudra que tu me laisses partir.
J'ouvre la bouche pour dire quelque chose, n'importe quoi, mais il me devance en poursuivant :
— Si tu ne t'en sens pas capable, ce que j'entends parfaitement, alors il vaut mieux qu'on arrête là.
L'obscurité masque ses yeux, mais je devine sans difficulté son air imperturbable, fissuré par une étincelle d'inquiétude. Il a toujours respecté mes choix, excepté celui de passer toute mon existence à ses côtés. J'humidifie mes lèvres avant de parler.
— Je ne te retiendrai pas, murmuré-je, même si ça me brisera le cœur.
Je perçois son soulagement avant même qu'il ne l'exprime par un soupir. Je devine son sourire léger, triste et désolé, j'entends les mots qu'il lui manque, ceux qu'il ne parvient pas à prononcer, mais qu'il dit quand même en me prenant la main. Son silence est criant de paroles.
Lorsqu'il m'attire contre lui, il me semble que l'orage et la pluie annoncés sont bien loin, que finalement, la tempête est passée.
— Je la déteste, ta maladie, soufflé-je. Elle te pousse à porter un masque.
Il hausse les épaules et je décolle ma tête de sa poitrine pour le contempler dans la nuit bleue.
— Je me suis habituée à elle. D'ailleurs, je n'aurais pas une voix comme ça si je n'étais pas malade.
Comprenant qu'il fait allusion à sa voix cassée, je réplique aussitôt :
— Je l'aime bien, ta voix.
Il éclate de rire.
— Ce n'est pas la question. Ce que je veux dire, c'est qu'elle fait partie de moi.
Je ne réponds rien et me contente de glisser ma main dans la sienne. Je n'ai pas besoin de me tourner vers lui pour savoir qu'il sourit lorsque je l'entraîne à nouveau vers la soirée, au milieu de nos amis qui s'amusent tous au rythme des chansons. Pendant un instant, il n'y a plus que les rires, l'histoire que racontent nos corps en s'éloignant et se rapprochant, et la vie qui semble tout d'un coup si douce et simple. Cet instant aérien prend fin à la première goutte de pluie qui tombe sur mon front.
Quelques minutes plus tard, alors que je reprends mon souffle après une chanson entraînante, un torrent s'abat sur nous. Je lève la tête vers le ciel et ferme les yeux, les bras écartés, savourant la sensation de l'eau glacée contre ma peau brûlante. La musique ne s'arrête pas pour autant, et reprend au rythme des gouttes de pluie. Cette fois, je laisse Freddie me guider comme il le souhaite.
Et même si sa chemise est transparente à cause de la pluie, que ses cheveux dégoulinent et que sa peau pâle est constellée de gouttelettes qui scintillent comme des étoiles, il n'en reste pas moins un partenaire hors pair. L'instant ne dure qu'une chanson, car au premier coup de tonnerre, le DJ annonce la fin précipitée de la soirée.
Fatiguée, et trempée jusqu'aux chaussettes, je me contente de saluer Ludovic et Andrea d'un hochement de tête avant de monter dans la voiture de Freddie. Derrière moi, Alice grelotte entre Kit et Mike, un sourire béat sur le visage. Le calme est si soudain et bruyant qu'il en est assourdissant. La pluie tombe en un épais rideau tant et si bien que le trajet d'ordinaire rapide dure de longues minutes.
Nous arrivons les premiers, et mes cheveux dégoulinent encore en entrant dans la maison. Nous étalons tant bien que mal nos chaussettes sur le sol, et Jay, Luke et Caitlin font de même en nous rejoignant. Puis, on se souhaite bonne nuit et je rejoins Freddie dans chambre, même si mes vêtements sont encore trempés. Je ne rêve que d'une chose : une couette bien chaude et réconfortante.
Je suis accueillie par les lèvres de Freddie sur les miennes. Ses cheveux sont encore humides sous mes doigts et je m'abandonne à ses caresses. Mes pensées sont toutes embrouillées, et petit à petit, je baisse ma garde, sans savoir que cela signe notre fin à tous les deux. Ma robe, encore imbibée d'eau, finit par tomber au sol.
— Et après, tu oses dire que tu ne voulais pas tremper le sol de ta maison, commenté-je, en riant.
Il a râlé dès l'instant où Kit a essoré son teeshirt dans l'entrée.
— C'est différent !
— J'en doute.
Il sourit contre ma peau et embrasse doucement ma nuque tandis que je défais les boutons de sa chemise. Sa bouche est toujours contre ma peau lorsqu'il se fige subitement. Et je ne sens plus son souffle. Je me recule pour m'apercevoir qu'il a pâli.
— Freddie ? interrogé-je, d'une voix inquiète.
Et il s'effondre sur moi, la respiration laborieuse.
Un cri paniqué franchit mes lèvres et je le rattrape avant que sa tête ne heurte le sol, et la seule pensée qui me traverse, c'est que se serait-il passé si je n'avais pas rattrapé sa tête ?, et je continue d'appeler son prénom, et il ne me répond pas. Je cède à la terreur lorsqu'une gerbe de sang s'échappe de sa bouche.
🎶🎶🎶🖤🎤🖤🎶🎶🎶
Bonsoir ! Comment allez-vous ?
Merci d'avoir lu ce chapitre ! Qu'en pensez-vous ?
Avant toute chose, ne me détestez pas pour la fin ! (Je suis capable de bien pire...😬)
Comment analysez-vous ce chapitre : la discussion entre Emmy et Freddie et ce qu'elle veut vraiment dire ?
A votre avis, comment va se passer le chapitre suivant ?
N'hésitez pas à me laisser un commentaire, c'est toujours un plaisir de vous répondre 🖤
A très vite ! Prenez bien soin de vous 🎶🖤
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