⇝ Chapitre 71
Je sursaute quand j'entends la voix de Freddie devant la porte. Qu'est-ce que Luke a bien pu lui dire, pour qu'il vienne si vite ? En tout cas, au vu de ce que vient de crier Alice et de ce que le parolier vient de lui répondre, il a dû lui confier pour sa maladie. Je me lève d'un bond du lit de Luke, prête à aller à mon tour dans le couloir, juste au moment où la porte s'ouvre sur Freddie, sous les protestations de Mike.
Je me fige, alors que sa silhouette se dessine à l'entrée de la chambre, pâle et alourdie par le poids de la culpabilité, qu'il porte depuis dix ans maintenant. Tous les mots que je voulais lui confier, tous les vers que je me sentais prête à déclamer, toutes les chansons que je voulais lui murmurer à l'abri des étoiles s'effacent aussitôt de mon esprit pour ne laisser qu'un gigantesque abysse.
La porte se referme dans un claquement sourd. Les paroles de mes amis, dans le couloir, n'appartiennent plus à ce monde et ne sont qu'un lointain bourdonnement, que l'on pourrait confondre avec un orage éloigné. Alors que je croyais ne plus avoir de larmes, mes yeux me piquent comme s'ils allaient déborder.
Il m'observe simplement d'un air désolé. Pendant un instant, j'imagine qu'il est venu me trouver pour m'avouer qu'il veut bien nous laisser une chance, qu'il regrette de m'avoir éconduite encore une fois et qu'il se repentit aussi des autres et qu'il accepte que je lui donne ce qu'il mérite tant, mais sa posture identique à celle qu'il avait toute à l'heure – grave et suintante de chagrin et de culpabilité – montre la bêtise de ma rêverie. Je garde mes yeux plongés dans les siens, même s'ils me désarçonnent encore.
— Tu as déjà perdu quelqu'un à qui tu tenais, commence-t-il d'une voix rauque. Tu sais exactement ce qu'on éprouve. Et pourtant, tu serais prête à revivre ça.
Il ne me demande pas si je vais bien. Il connaît déjà la réponse. Je ne réponds rien, trop effrayée par les mots qui sortiraient de ma bouche si je perdais le contrôle. Il fait un pas vers moi et je lutte de toutes mes forces pour garder contenance.
— Je dois avouer que je ne comprends pas, poursuit-il. Mais peut-être caresses-tu l'espoir que je guérisse un jour ?
Je déglutis mais n'ose toujours pas prononcer le moindre mot. Mon silence est une réponse, en somme. La réponse qu'il redoutait. Je le vois à ses épaules qui s'affaissent. Je peux presque entendre le craquement de ses os quand un poids supplémentaire s'ajoute à ce qu'il subit déjà. Ne voit-il pas que je peux le soulager en en prenant une partie sur mon dos ?
Il soupire.
— Je vois. Laisse-moi te prévenir que ça ne sera sans doute pas le cas. Au mieux, on pourra ralentir la progression. Mais jamais effacer les dégâts qu'elle a causés, sauf si on fait des progrès dans la chirurgie reconstructive. Mais on n'opère pas quelqu'un qui pourrait disparaître du jour au lendemain alors que d'autres, appelés à une plus longue vie, en ont besoin.
— Quelle est l'espérance de vie pour ta maladie ? demandé-je, la voix fatiguée d'avoir tant pleuré.
Il hausse les épaules.
— Ça dépend la vitesse de propagation. Certains ont deux ou trois ans.
— Et toi ? Combien de temps on t'a donné ?
— Au maximum, jusqu'à mes trente ans. J'en ai vingt-deux aujourd'hui. En théorie, il me reste au maximum huit années à vivre.
— Ça te laisse le temps d'expérimenter pas mal de choses, non ? Et de peut-être permettre à ta mère trouver quelque chose qui prolongera ta vie, objecté-je.
A ses traits tirés, je devine qu'il ne partage pas mon avis.
— Tes amis tiennent vraiment à te protéger, reprend-il pourtant, ignorant mes mots. J'ai bien cru que je n'arriverai jamais jusqu'à toi. Ça me rassure que tu sois bien entourée. Je tâcherai de m'en souvenir, la prochaine fois que je me sentirai mal de t'avoir blessée.
Je me mords la langue pour endiguer le flot de paroles qui menace de sortir de mes lèvres. « Toi aussi, tu cherches à me protéger. De toi. Tu veux me protéger de toi. »
— Comment ont-ils réagi ? questionné-je, à la place.
— Mal. Cela me rassure sur un point : il y a au moins des gens ici qui réagissent correctement, soupire-t-il en s'adossant à la porte.
Je croise les bras sur ma poitrine.
— Désolée de ne pas être celle que tu veux que je sois.
Sa mâchoire se crispe. Les mots qu'il veut réellement prononcer n'atteignent jamais sa bouche.
— J'aurais voulu que tu me rejettes.
— J'aurais voulu que tu ne le fasses pas, répliqué-je, les sourcils froncés. Où veux-tu en venir ? Pourquoi es-tu là ?
Je me force à inspirer calmement pour éteindre l'accès de colère qui menace de me consumer. La douleur est encore cuisante et l'entendre en parler comme si j'aurais dû être celle qui nous l'infligeait me rend furieuse.
— Excuse-moi, dit-il après un moment. Je crains que, peu importe ce que je fasse, je finisse toujours par te blesser. Je suis simplement venu pour ça.
Je lui souris avec compassion, mon irritation envolée.
— Ce n'est pas grave. Ce n'est pas de ta faute.
— Ça faisait beaucoup en une journée, continue-t-il, comme s'il ne m'avait pas entendue. J'aurais dû y aller plus doucement.
Je secoue la tête.
— Non, je préfère arracher le pansement d'un coup plutôt que petit à petit. Je préfère ta franchise, même si elle est parfois déstabilisante.
Il hoche la tête et soupire.
— Je crois que je devrais retourner voir ce qu'il se passe dans le couloir. Ils ont besoin de plus d'explications.
Mais il n'effectue pas le moindre mouvement vers la porte et reste là, hésitant. Je patiente pendant qu'il rassemble ses pensées. Et la question qu'il me pose est tout aussi terrifiante qu'inattendue.
— Si je t'avais dit qu'il me restait moins d'un an, est-ce que ça aurait changé quelque chose ? demande-t-il enfin.
Je secoue la tête, horrifiée.
— Non. J'aurais tout autant voulu que tu me permettes de rester à tes côtés. Je crois que j'aurais encore plus insisté. Tu ne veux vraiment pas qu'on soit ensemble le temps qu'il te reste ?
Il secoue la tête, les dents serrées. Mon cœur s'éteint. Mais ce n'est pas comme les autres fois. Cette fois, je sais qu'il a balayé ma dernière carte.
— Non, je ne peux pas t'infliger ça. Je préférerais qu'on reste amis, précise-t-il d'un ton hésitant. Si tu le veux bien.
J'hoche la tête, la gorge serrée.
— D'accord, soufflé-je. Pourquoi m'as-tu demandé ça ? Il ne te reste que quelques mois et tu n'as pas osé me le dire ? paniqué-je.
Mes lèvres tremblent encore quand il secoue calmement la tête.
— Non, pas du tout. C'est une vraie question que je me posais. Parfois, les gens réagissent différemment dans l'urgence.
J'acquiesce, masquant ma perplexité derrière ma tristesse.
— Combien de personnes t'ont déjà tourné le dos à cause de ça ? interrogé-je.
— Je n'ai pas compté, avoue-t-il, les yeux voilés par ses souvenirs. J'étais ado la dernière fois. Depuis, j'ai trié avec soin les gens proches de moi et je n'en ai parlé qu'à cinq personnes. Avec toi, Luke, Alice, Mike et Caitlin, on passe à dix.
— Tu n'as pas peur que quelqu'un que tu as connu lorsque tu étais lycéen n'en parle publiquement ?
— Je pense que mes anciens camarades de collège et lycée ont autre chose à faire dans leur vie que de parler de moi à la presse, objecte-t-il en haussant les épaules. Je ne suis même pas sûr qu'ils se souviennent de moi. J'étais plutôt du genre discret, et je portais des lentilles pour que mes yeux aient l'air identiques.
— Pourquoi ? demandé-je, interloquée.
— Je détestais le fait qu'ils soient d'une couleur différente. C'est la première chose qu'on remarque chez moi, et à l'époque, je ne le supportais pas. J'avais l'impression qu'on ne voyait que ça.
— C'est ce que je préfère chez toi, dis-je alors, sans réfléchir.
A ma grande surprise, il éclate de rire.
— Comme beaucoup de gens.
— Je pense qu'on devrait tous être fiers de nos singularités, argué-je. Quand as-tu cessé de les porter ?
— Quand je suis entré à l'université. Je me suis rendu compte que j'en avais marre de me cacher.
— De quelle couloir étaient-elles ? questionné-je, curieuse.
— Brunes.
— Pourquoi pas vertes ? Ou dorées ? m'étonné-je en contemplant ses deux yeux, l'un d'un vert saisissant et l'autre d'un or scintillant.
— Parce que mon père avait les yeux bruns, répond-il avec un sourire peiné. C'était un cauchemar pour ma mère, car avec mes lentilles, j'étais son portrait craché. Mais moi, j'avais l'impression qu'il était encore là, à travers moi. Quelque part, c'était vrai.
Je l'observe un instant, tentant de l'imaginer avec les yeux bruns. Il sort son portefeuille et me tend un Polaroïd abîmé sur lequel un homme – qui lui ressemble beaucoup – aux cheveux noirs et aux yeux bruns sourit aux côtés d'une femme blonde aux yeux d'un vert très clair.
— Comme tu peux le voir, je n'ai pas hérité d'eux mes yeux.
Je lève les yeux vers lui. Il me sourit quand il ajoute :
— C'est mon héritage maternel. Mon grand-père a les yeux vairons, comme moi.
— Tu as raison, tu ressembles beaucoup à ton père, commenté-je en lui rendant la photo.
Ils ont les mêmes traits gracieux, les mêmes pommettes, les mêmes mâchoires.
— Peut-être un peu trop, soupire-t-il en rangeant son portefeuille.
J'attends qu'il poursuive, qu'il s'ouvre encore un peu, mais il ne dit plus rien, les yeux fixés sur un point derrière ma tête, à des années-lumière de moi et de la pièce. Quels événements du passé est-il en train de revivre ?
— A quoi penses-tu ? demandé-je, pour qu'il revienne dans l'instant, avec moi.
— A la famille de mon père, avoue-t-il. Je ne les connais pas. Je ne les ai vus qu'une fois et je ne m'en souviens pas. Ils avaient abandonné ma mère quand mon père est mort, mais elle voulait quand même que je les connaisse. Apparemment, je lui ressemblais tellement que ma vue leur était insupportable. Ma mère ne m'y a plus jamais emmené. Et je n'étais même pas encore malade à l'époque, contrairement aux années et aux gens qui ont suivi. Le collège et le lycée sont des périodes étranges, ajoute-t-il d'un air pensif. Je me disais juste que je n'ai jamais eu l'habitude que les gens demandent à rester au lieu de partir. Voilà pourquoi ta réaction me déroute.
— Je ne comprends pas comment quelqu'un qui prétend tenir à toi peut t'effacer à ce point de sa vie, rétorqué-je, les sourcils froncés.
— Parce que c'était plus facile de faire comme si j'étais juste un inconnu. C'est moins douloureux que de risquer de me perdre à tout moment. Tu sais, c'est épuisant, à la longue. Et puis, certains craignaient que ça ne soit contagieux. Personne ne me touchait.
Je serre les poings.
— Tu n'es pas un paria ! protesté-je, avec hargne.
— Ne sois pas en colère, me tempère Freddie. Ils étaient juste effrayés par la mort.
— Tu pardonnes trop facilement, lancé-je, d'un ton ourlé de fureur.
— Il est rare que les gens agissent par pure méchanceté. Les émotions altèrent leur jugement et ils ne se rendent pas compte de ce qu'ils font. Ce n'est pas parce qu'ils ne se mettent pas à ma place que je suis obligé d'en faire autant, explique-t-il, d'une voix calme et posée. Ce sont l'ignorance et la peur qui les ont pousser à agir ainsi. Et aussi l'instinct de survie.
Sauf qu'ils n'avaient pas à faire ça. Quand on tient à quelqu'un, on le soutient jusqu'au bout. On ne s'en débarrasse pas comme un vieux torchon au premier obstacle difficile qui s'annonce. C'est sans doute ce que je devrais lui dire.
— Je suis désolée que tu sois si mal tombé, dis-je à la place. Tu te rends bien compte que ces gens n'étaient pas tes amis ?
— Je pense surtout qu'ils se sont protégés de moi, élude-t-il. C'était plus facile de le dire à Kit et Jay. On se connaissait à peine. Je voulais qu'ils sachent dans quoi ils s'embarquaient.
— Ils ne t'auraient jamais abandonné, objecté-je. Tu n'as pas répondu à ma question.
— Ce ne sont effectivement plus mes amis aujourd'hui, mais ça ne veut pas dire qu'ils ne l'ont pas été, répond Freddie en haussant les épaules. Je ne leur en veux pas. J'espère simplement qu'ils vont bien et que leur vie leur convient.
Je retiens un soupir.
— Tu souhaites le meilleur aux gens qui te font du mal et tu refuses de t'accorder du bonheur, murmuré-je. Pourtant, tu le mérites bien plus qu'eux.
Il m'offre un sourire triste.
— Il y a des choses qu'on ne peut pas avoir. A quoi bon faire semblant ?
Je respire un grand coup.
— Peut-être que dans une autre vie, dans une autre version de l'histoire, peut-être que tu n'es pas malade et que tu me laisses rester avec toi.
Il sourit tristement.
— Ou peut-être que nous sommes destinés à être séparés et qu'il n'y a pas de version de l'histoire où la mort n'emmène pas l'un d'entre nous. Ne te torture pas l'esprit avec toutes ces possibilités, Em. C'est un futur auquel nous n'avons pas droit.
Je baisse les yeux puis les relève, terrifiée. Je ne veux pas d'un monde où il n'existe pas. Je ne veux pas d'un monde où sa présence n'est qu'un souvenir.
— Tu resteras quand même dans ma vie ? demandé-je, d'un ton implorant.
Il pâlit mais hoche tout de même la tête. Je franchis les quelques mètres qui nous séparent et l'enlace. Ses bras me serrent en retour, comme hier soir. Son cœur bat au rythme du mien alors que je m'appuie contre lui, m'imprégnant de sa présence et de son odeur rassurante. Il ne me semble pas qu'un endroit plus apaisant existe.
J'écarte doucement la tête de son torse et laisse mes mains monter jusqu'à ses mâchoires, mes doigts dans ses cheveux. Son regard se pose sur mes lèvres avant de se reporter précipitamment sur mes yeux. Je me mets sur la pointe des pieds et approche mes lèvres des siennes.
Il se recule immédiatement, avant même que sa bouche ne frôle la mienne. Blessée, je lui jette un regard confus.
— Les amis ne s'embrassent pas, murmure-t-il, attristé.
— On pourrait, affirmé-je, mes mains désormais sur ses épaules.
— Ce genre d'histoire ne se termine jamais bien, réplique-t-il, les yeux dans le vague.
— D'accord, murmuré-je, la gorge sèche.
Tous les livres que j'ai lus l'attestent. A mon tour, je m'éloigne. Il me jette un dernier regard navré, puis ouvre la porte de la chambre. Je me faufile derrière lui et me place à ses côtés, alors qu'il ouvre déjà la bouche pour interrompre Mike.
🎶🎶🎶
J'observe Alice remuer la pâte à crêpes d'une poigne énergique et expliquer à Kit qu'il ne faut pas de grumeaux et qu'il aurait dû m'écouter quand je lui ai dit d'y aller plus doucement. Face à l'air impatient d'Alice, je contiens difficilement mon rire et Luke sauve Kit de ce mauvais pas en prenant sa place.
Suivant précisément la recette qu'Emma nous a envoyé il y a quelques mois, Caitlin s'occupe du caramel beurre salé avec une précision non feinte. A côté de moi, Jay les observe silencieusement.
Lorsque nous sommes redescendus, Kit et Jay nous attendaient tous, la mine inquiète. Je suis moins bouleversée que lorsque je suis partie rejoindre Luke, mais j'en tremble encore. Cela ne leur a pas échappé. Les sourires compatissants qu'ils m'ont offerts n'ont fait qu'accroître mon malaise.
— Sache que je lui ai dit qu'il se trompait, lance Jay, sur le ton de la conversation. Je lui ai dit de ne pas te repousser. Je suis désolé qu'il l'ait quand même fait, encore une fois.
J'hausse les épaules et me tourne vers lui. Ses yeux bruns brillent d'une émotion étrange, indescriptible.
— Je crois que cette fois, c'était la dernière.
Jay ne répond rien, tout simplement parce qu'il sait aussi bien que moi que c'est un mensonge. Je retiens un soupir.
— Je ne sais même pas ce que je pourrais te conseiller, finit-il par dire. Et pourtant, je suis de ceux qui le connaissent le mieux. Kit pense que tu devrais lâcher l'affaire car ça ne t'apportera que de la douleur. Alice n'est pas d'accord avec lui. Et moi, je suis au milieu de tout ça, incapable de vous aider.
Tout d'un coup, je comprends quelle est l'émotion que je ne parvenais pas à déchiffrer dans son regard un peu plus tôt. C'est de l'impuissance.
— Tu ne peux pas décider pour lui. Je m'y ferai.
Le regard qu'il me lance est suspicieux.
— Vraiment ?
Je voudrais bien confirmer, mais ma bouche refuse d'articuler des mots que mon cœur sait faux. Qu'il le veuille ou non, je suis déjà trop attachée à lui pour reculer. Mon regard s'arrête sur Luke qui écoute parler Alice en mordillant son piercing, ce qui souligne sa concentration, et songe que la moindre des choses que je pourrais faire pour lui serait de l'aider à tourner la page.
Jay suit mon regard et se racle la gorge.
— Tu es devenue son miroir, observe-t-il. Tu te dis que tu peux faire comme lui fait avec toi, mais tu oublies que si lui peut agir ainsi c'est parce que tu aimes quelqu'un d'autre.
Je me tourne vers lui, terrifiée.
— Tu le sais ?
— Tout le monde le sait, Emmy, répond-il d'un air navré. A part peut-être Alice, mais c'est uniquement parce qu'elle préfère se mentir à elle-même. Ce n'est pas parce que personne ne lui en parle qu'on ne l'a pas remarqué. Tout comme je savais depuis des semaines vers qui tu allais.
Je me mords la lèvre. Comment vais-je pouvoir sortir de ce pétrin ? Je ne maîtrise rien du tout. Ce n'est plus moi qui contrôle le véhicule.
L'arrivée de Mike me dispense de répondre. Je cherche des yeux le chanteur de Dark Fate mais ne le voit nulle part. Je me tourne vers Mike, décontenancée.
— Il est encore en haut, m'explique-t-il avec un sourire affligé. Si j'étais toi, j'irai le voir.
Le cœur cognant à toute allure dans ma poitrine, je laisse tout le monde en plan et monte les escaliers, d'abord doucement puis quatre à quatre, avant d'arriver au pallier du premier étage et de me prendre les pieds à la fois dans le tapis et dans ceux de Freddie. Je me serais sans doute lamentablement fracassée sur le sol, s'il n'avait pas reculé d'un pas et n'avait pas posé ses mains sur ma taille pour me stabiliser. Et comme je l'ai agrippé par la chemise aussitôt que je lui ai rentré dedans, je l'aurais entraîné dans ma chute.
— Em ? questionne-t-il alors que je rassemble le peu de dignité qu'il me reste après cette démonstration d'adresse. Je descendais vous rejoindre, tout va bien ?
J'hoche la tête, les joues en feu.
— Désolée. Mike m'a conseillé de venir te voir.
— Ah bon ? s'étonne-t-il, ses yeux rivés aux miens. Pourquoi ?
J'hausse les épaules.
— Je ne sais pas. Il s'est passé quelque chose de particulier ?
— Non, on a seulement discuté.
Pour la deuxième fois de la journée, il sourit et déclare :
— Tes amis ont vraiment un cœur d'or. Je réalise à quel point je n'en avais pas avant de rencontrer Kit et Jay, et à quel point j'avais tort sur mon passé.
— Je suis désolée, ça doit être difficile de prendre conscience de tout ça.
Il hausse les épaules.
— Quelque part, je le savais déjà. Je n'étais juste pas prêt à prendre conscience de mon isolement, même si je pense toujours que ce n'était pas une si mauvaise chose.
Je retiens un soupir. Nous avons encore du travail, mais c'est déjà une belle victoire d'avoir changé une partie de son point de vue.
— Je crois qu'ils vont bientôt commencer à cuire les crêpes, l'informé-je. Tout le monde nous attend.
Il hoche la tête et me lâche. J'observe un instant sa silhouette s'avancer vers les marches avant de le suivre, gravant dans mon esprit sa démarche et la façon dont ses épaules se sont légèrement redressées depuis toute à l'heure. La vérité pèse toujours sur lui, mais elle n'est plus un secret habilement dissimulé sous une couche d'esquives.
— Tu as quand même l'air d'aller mieux, maintenant tu t'es confié, je lui fais remarquer, aussitôt que je l'ai rattrapé et que je suis derrière lui.
— C'est surtout le fait de t'avoir vue, rectifie d'emblée le parolier.
Je m'arrête dans l'escalier et le prend par l'épaule pour qu'il se tourne vers moi. Il tourne la tête et se fige en apercevant mon visage à quelques centimètres du sien. Grâce aux marches qui nous séparent, nous avons presque la même taille, et je n'ai aucun mal à poser mes lèvres sur les siennes. Il ne me repousse pas, et ses mains sur ma taille se font plus pressantes à mesure que notre timide baiser s'approfondit.
Je m'écarte pour reprendre mon souffle et l'observe faire de même.
— Em, dit-il d'un ton où perce pourtant une pointe de reproche.
— Tu n'as qu'à pas dire de telles choses, rétorqué-je en lui offrant un sourire coupable. Je ne me serais pas sentie obligée de t'embrasser si tu n'avais rien dit.
Il ouvre la bouche pour répondre puis se ravise, les joues cramoisies, avant de poursuivre sa descente jusqu'à la cuisine où tout le monde est déjà installé. Alice nous accueille avec un sourire de bienvenue et je le laisse aux bons soins des autre en allant observer le caramel de Caitlin, dont la texture me paraît bien trop appétissante pour ne pas y tremper mes doigts.
Si la journée a été riche en larmes et en émotion, la soirée est pleine de rire et de légèreté. Assise à côté de Freddie, je me sens à ma place. Pour la première fois depuis longtemps, Luke a un sourire franc sur le visage et il se tient droit. L'atmosphère n'est plus alourdie par l'orage annonciateur de tempête. Tout le monde est si serein que j'en oublie le sentiment d'angoisse qui persiste dans mes entrailles, du moins, jusqu'à ce qu'il me faille regagner ma chambre.
Là, dans l'obscurité, la sensation qui me griffe la poitrine revient de plus belle. Malgré la musique, malgré la lecture, elle refuse de s'atténuer et persévère dans l'idée de m'étrangler. La gorge serrée par des noeuds de douleur, je finis par quitter la pièce et par me retrouver devant la porte de la seule personne qui a réussi l'exploit de me calmer ces derniers temps.
La lumière filtre sous la porte. Au moins, je ne vais pas le réveiller. Au moment de frapper, ma main hésite. Il s'est montré clair sur ce qu'il attend de moi. Cependant, j'ai besoin d'être rassurée. Alors, je toque quand même, parce que peut-être que quelques mots suffiront. Peut-être que j'ai encore besoin de l'entendre me demander de partir.
— Ie ?
J'imagine que c'est la version galloise de « Oui ? » et ouvre la porte, même si je n'ai pas compris le moindre mot de la phrase qui a suivi. Il est allongé sur son lit pas encore défait, les paupières closes, ses écouteurs dans les oreilles. Ses muscles sont relâchés et ses doigts tapotent le rythme de la chanson sur le bord du lit.
Il n'ouvre les yeux qu'au moment où je referme la porte et se redresse d'un coup sec quand il s'aperçoit que c'est moi. D'un geste rapide, il retire et éteint ses écouteurs.
— Em ? s'étonne-t-il. Je croyais que c'était Jay.
— Désolée, grimacé-je.
Il fronce les sourcils, perplexe, et se crispe en apercevant mes doigts serrer la commode sur ma droite.
— Em ? répète-t-il encore, ses yeux braqués sur moi. Tout va bien ?
Je respire un grand coup avant de débiter la vérité et de le regretter :
— J'ai peur qu'en me réveillant demain matin, tu n'aies cessé de respirer.
Son visage se détend aussitôt que j'ai fini de parler.
— Au moins, je n'aurais pas souffert, objecte-t-il le plus naturellement du monde. Si je pouvais, je choisirais de mourir comme ça. Dans mon sommeil.
J'écarquille les yeux et agrippe plus fort la commode à l'entrée de la pièce.
— Pardon, c'est plus fort que moi. Je ne peux pas m'empêcher de penser que ça serait mieux. Mais ça ne va pas arriver maintenant, précise-t-il en me souriant gentiment. Rassure-toi, je vais très bien.
J'hoche la tête en détaillant ses cheveux ébouriffés. Ça ne dilue ni l'angoisse qui me serre le ventre, ni les cristaux qui ont été domicile dans ma gorge.
— C'est pour ça que tu es venue ? questionne-t-il d'une voix douce.
— Entre autre, acquiescé-je. Et aussi parce que j'ai l'impression que ça fait des jours que je couve une crise d'angoisse qui ne se déclenche pas et que ça m'empêche de dormir. Le seul moment où la sensation est partie, c'est la nuit dernière, et comme je n'ai toujours pas trouvé d'où ça venait...
Je ne termine pas ma phrase. Ce n'est pas la peine. Son visage s'est assombri et il ne me regarde plus. C'est d'une voix monocorde qu'il déclare :
— Il y a quelques années, Yannis m'a sauvé la vie. C'est pour ça qu'on est si proche. Je venais de le rencontrer, et il n'arrêtait pas d'enchaîner les verres pour oublier son conjoint. Au moment où je me disais que je pourrais peut-être l'aider, j'ai commencé à étouffer. Littéralement. Bien-sûr, je n'avais pas d'oxygène. S'il n'avait pas été là, ce soir-là, je serais mort.
J'ouvre des yeux ronds.
— C'est lui qui m'a réanimé. Trois fois. Je me suis réveillé sur la même table que toi, sous oxygène.
Je frissonne d'horreur.
— Ça devait être terrifiant, murmuré-je en serrant mes bras autour de moi.
— C'est mon quotidien. C'est ce que faire partie de ma vie implique, répond-il en levant les yeux vers moi, une étincelle d'espoir désespéré brûlant éperdument dans ses prunelles.
— Pourquoi tu me dis tout ça ? chuchoté-je. Je vais avoir encore plus besoin de m'assurer que tu vas bien.
— Parce qu'envers et contre tout, tu te tournes vers moi lorsque tu as besoin d'aide, affirme-t-il, calmement.
— Mais à chaque fois, tu as été là, protesté-je, d'une voix sourde.
— Tes amis aimeraient sans doute être courant, poursuit-il comme s'il n'avait pas entendu ma contestation.
— Ils le sont !
Et Alice et Caitlin ne savent pas comment m'aider. Lise non plus. C'est Mike qui m'a conseillé d'aller le voir, puisqu'il est déjà avec Caitlin et qu'il ne pense pas pouvoir m'apporter la paix que je recherche.
Mais Freddie continue de ne pas m'entendre.
— Tu devrais te reposer, continue-t-il en se levant et en se dirigeant vers moi. Vous avez bientôt votre concert.
Les battements de mon cœur s'accélèrent tandis que je prends conscience qu'il est en train de me congédier. Non ! Je ne veux plus me retrouver seule dans l'obscurité, avec mes pensées comme unique voix, ma respiration coincée comme seul bruit perçant la nuit. Je sais par avance que le ciel moucheté d'étoiles ne saura pas m'apaiser.
— Je peux rester ? demandé-je, de but en blanc, alors qu'il a la main posée sur la poignée de sa porte.
Il cligne des yeux, abasourdi.
— Je ne crois pas que..., commence-t-il sur un ton hésitant. Ce n'est pas une bonne idée.
— S'il-te-plaît. Je n'arriverai pas à dormir si je n'entends pas ta respiration à côté de la mienne.
— Em...
— Juste ce soir, insisté-je.
Pendant un instant, j'ai l'espoir stupide qu'il accepte.
— Alice-..., commence-t-il avant de s'interrompre.
— Est avec Kit, terminé-je à sa place. Et Mike et Caitlin se réconfortent mutuellement. Je ne crois pas qu'il y ait encore de la place pour moi dans la chambre de Mike.
Il se mord la lèvre, pensif. Un dernier prénom flotte entre nous, mais je n'ai pas la force de le dire à haute voix. Son aveu m'a secouée aussi. C'est une chose d'envisager une possibilité, c'en est une autre de le savoir.
— Luke ? propose-t-il enfin.
Entre nous dansent les mots qu'il a prononcés tant de fois. « J'aurais préféré que ce soit lui plutôt que moi. » Mon cœur se serre davantage maintenant que je sais pourquoi il tenait de tels propos. Se rend-il compte que ça ne peut que renforcer mes sentiments ?
— Tu sais bien que je ne peux pas lui infliger ça, je réponds en le regardant droit dans les yeux. Je ne jouerai pas avec son cœur. Je l'ai déjà suffisamment fait, ajouté-je amèrement.
— Il te l'a dit, devine le chanteur.
— Je n'ai rien appris de nouveau, soupiré-je. Il a seulement confirmé ce que je craignais.
— Il ne t'en veut pas, tu sais. Il t'aime trop pour ça, peu importe ce qu'il t'a dit.
— C'est bien le problème, lâché-je. Il devrait être en colère et m'en vouloir. Mais non, à la place, il a décidé de m'aider. Je ne vois pas ce qu'il y gagne.
— Il s'en veut pour son comportement avec toi. Il cherche à se faire pardonner.
Je fronce les sourcils.
— Je lui pardonne.
Le sourire de Freddie est bienveillant lorsqu'il m'explique :
— Il cherche à se pardonner lui. Je pense qu'il y voit une occasion de se racheter.
Je soupire et croise les bras sur ma poitrine.
— Je ne sais même pas ce que je pourrais faire pour alléger sa peine.
— Pas grand chose, avoue le chanteur en se frottant le menton. Il doit guérir seul. Tout ce que tu peux faire, c'est le laisser respirer un peu.
— Je n'irai pas lui expliquer que je n'arrive pas à dormir car je n'arrive pas à calmer mes angoisses sans ta présence et que tu ne veux pas dormir avec moi alors que tu l'as fait hier soir.
Ma phrase sonne plus comme un reproche que comme une affirmation neutre.
— Désolée, ajouté-je précipitamment. Je ne comprends juste pas pourquoi tu m'as rejointe hier soir.
Il évite mon regard interrogatif et ne répond rien, les yeux fixés sur un point au sol. Un silence s'installe, tandis que mon cœur cogne au creux de mes côtes.
— J'ai bien envie que tu restes ce soir, finit-il par dire.
Il n'ajoute pas « parce qu'il n'y a personne d'autre que moi », ce qui est déjà une nette progression, même si je peux clairement entendre ses pensées. Il ne dit rien non plus lorsque je m'allonge à côté de lui et prends de longues inspirations. Il ne prononce pas un seul mot quand les noeuds dans ma gorge se desserrent au point de disparaître. Je n'ouvre pas la bouche non plus quand je m'aperçois que ses doigts sont entremêlés aux miens, et que je ne suis pas celle qui lui a pris la main. Je reste silencieuse aussi quand, le lendemain, je me réveille avec ses bras autour de moi et son corps contre le mien. Je ne proteste pas non plus les jours suivants, quand le même schéma se répète.
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Bonsoir ! Comment allez-vous ? :)
Merci d'avoir lu ce chapitre ! J'ai essayé de le faire un peu plus léger que les précédents. Qu'en pensez-vous ? En tout cas, je tiens à rappeler que les chapitres 68, 69, 70 et 71 se passent en une journée, alors pauvre Emmy ! On peut dire que je ne l'ai pas ménagée ces derniers temps 😂😅
Que pensez-vous des échanges qu'ont eu Freddie et Emmy au cours de ce chapitre ? Pensez-vous qu'ils parviendront à être amis, comme le chanteur à l'air de le vouloir ? Et Luke dans tout ça, comment pensez-vous qu'il va gérer la situation ?
N'hésitez pas à me laisser un commentaire, c'est toujours un plaisir de vous répondre ! ❤️
J'en profite aussi pour vous remercier pour votre soutien. Vraiment merci beaucoup ! J'adore publier et lire et répondre à vos réactions au fil des semaines ❤️ Si j'ai pu réussir à garder le cap cette année, c'est aussi grâce à vous, alors merci ❤️
On se retrouve la semaine prochaine pour le chapitre suivant ! A votre avis, de quoi parlera-t-il ? 😏👀 (j'ai déjà hâte... 🤭)
Prenez bien soin de vous !
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