Ses parents lui tomberaient dessus s'ils savaient. Mais, la mise en lumière que leur a prodiguée Dark Fate atteste forcément qu'elle a fait le bon choix. Oui, elle a bien fait. C'est ce qu'elle se répète en fixant l'écran de son téléphone, la preuve irréfutable qu'un jour, tout sera pour le mieux.

Elle a parlé à Mike, hier. Elle l'a appelé en pleurs et l'avait réveillé pour le lui annoncer. Il a aussi fondu en larmes, toute la pression qu'il ressentait s'étant envolée d'un coup. « Alice, Luke a raison, ça va finir par marcher ! Dark Fate, en plus ! »

Dans la journée, il a reçu une très mauvaise note, mais ça ne l'a pas remué. Son groupe préféré l'a remarqué ! Alice le comprend parfaitement : elle éprouve la même chose. Si la musique n'était pas un sublime fil doré qui la joignait à Mike, Caitlin et Luke, elle ne sait pas ce qui les lierait.

Elle ferme les paupières, savourant cette sensation d'apaisement. Tout est à sa place, elle le sait. Tout se met en place, les rouages s'accélèrent doucement, c'est la dernière ligne droite, quoi qu'en dise Emmy. Alice déteste son pessimisme.

La jeune femme se dirige vers son bureau et attrape son ordinateur. Ce matin, elle va à Sainte-Cécile s'entraîner à la batterie. Elle n'a pas pu mettre un instrument dans son appartement, tout l'immeuble l'aurait probablement incendiée. D'ailleurs, si elle pouvait, elle donnerait des cours de batterie en ligne. Mais pour cela, il faut avoir une batterie chez soi et elle n'est pas sûre d'avoir le droit de le faire depuis son ancien lycée.

Un sourire traverse son visage, furtif comme une étoile. Elle repense au message qu'elle a reçu hier. Celui de Kit Gentleson.

« Salut ! Je voulais te féliciter pour ta performance vocale sur votre dernière cover, Into the unknown. C'est très réussi et très doux à l'oreille, sans jamais être trop aigu. J'ai aussi vu que tu es la batteuse du groupe. Ils ont de la chance d'avoir quelqu'un d'aussi talentueux avec eux ! Continue comme ça et accroche-toi, je suis sûr qu'un jour ça marchera pour vous. »

Il lui a envoyé un message privé ! Elle est si fière et si heureuse. Si un inconnu (musicien !) croit en elle, alors tout est possible. D'habitude, c'est toujours Emmy qu'on félicite, qu'on remarque en premier. Alice a beau tenir à son amie, elle est contente d'avoir été remarquée en premier par une personne dont elle apprécie le travail.

Bref, elle s'enfonce dans Paris embrumée. Même s'il fait gris et même si le temps est maussade, rien n'entache sa motivation. Elle pensait qu'elle déprimerait en arrêtant l'université, mais depuis qu'elle n'y va plus, elle ne s'est pas sentie aussi bien depuis des mois. On oublie qu'on va mal jusqu'à ce qu'on aille à nouveau bien.

Elle n'a pas osé avouer à Emmy que c'est pour ça qu'elle a aussi bien avancé sur l'apprentissage de leurs chansons pour le show et qu'elle a progressé aussi rapidement sur Into the Unknown. Elle n'a pas non plus osé le dire à Luke.

Mais Dark Fate les a remarqués. Au moment où ses doutes ont repris le dessus. Au moment où elle s'est remise à penser que peut-être, elle se fourvoyait.

Elle salue les surveillants à l'entrée du lycée. Revenir ici, à l'endroit où tout a commencé, où tout s'est joué, la perturbe parfois. Elle se surprend à voir des fantômes de son passé. Lise au coin d'un couloir, Emma dans la cafétéria. Elle secoue la tête pour reprendre ses esprits : elle n'a pas le temps. Elle est venue pour travailler. Elle jouera jusqu'à en avoir mal aux doigts, même si elle le regrettera ce soir pendant ses heures de livraison.

Elle jette un coup d'œil à ses mains pleines d'ampoules. C'est douloureux, mais elle ne s'est pas sentie aussi vivante depuis longtemps. Alors, ça en vaut la peine. La musique, la musique, voilà ce qui la maintient en vie depuis toujours. Elle se demande même comme elle faisait pour vivre avant qu'elle ne découvre cette facette de sa personnalité. Elle devait survivre et tout devait avoir un goût de cendres, c'est la seule explication.

Docteur, j'suis malade, j'ai la musique dans le sang
C'est bouillonnant, frémissant, un peu comme les gémissements du vent

Un jour, elle rencontrera Dark Fate et félicitera Freddie McSaturn pour les paroles qu'il a écrites, pour les mots qu'il a sus mettre sur ses propres émotions, sans même la connaître. Elle lui dira que sans lui, elle aurait été une Alice perdue au pays des zombies. (Alors qu'elle appartient au pays des merveilles, tout le monde le sait !)

Elle pousse la porte de la salle de classe et rentre dedans sans se retourner. Elle étale ses affaires sur les tables. Son ordinateur où s'épanouissent les partitions qu'elle a enregistrées, sa trousse, des feuilles et son téléphone. Sans attendre une minute de plus, elle s'installe derrière la batterie, ses baguettes en main.

Elle se jette à corps perdu dans les notes. Pendant toute la matinée et même une partie de l'après-midi. Elle ne se rend pas compte du temps qui passe, ni qu'elle a loupé le déjeuner. La passion la nourrit.

Elle sursaute quand la porte s'ouvre sur Emilie, l'air encore un peu pâlotte. Elle s'efface un instant pour laisser apparaître Luke, un plateau en carton avec des boissons chaudes dans les mains.

— Alice ! Tu n'as pas mangé, la réprimande Emmy.

Alice hausse les épaules, penaude. La faim ne l'a pas arrêtée aujourd'hui.

— Tu vas mieux ? Tu es encore un peu pâle.

— Encore un peu fatiguée, mais ça va mieux, dit-elle en sortant de son sac un sandwich qu'elle a acheté à la boulangerie.

Elle le tend à Alice qui l'accepte et entreprend de le dévorer. Jusqu'à ce qu'elle fasse un malaise hier, Alice n'avait pas remarqué à quel point Emmy s'était démenée, au point d'y laisser quelques plumes. « Je fais une mauvaise amie » pense-t-elle avant de se souvenir que Luke non plus ne s'en est pas aperçu. « Nous faisons de mauvais amis » se corrige-t-elle, intérieurement.

— Tu devrais te reposer, insiste Alice, après avoir avalé la moitié de son sandwich.

— Et toi, tu devrais manger, rétorque-t-elle en croisant les bras.

Elle a répondu du tac au tac, et même si Alice sait qu'elle a raison, elle sait aussi que du repos lui ferait le plus grand bien.

— On ne finira pas trop tard, intervient Luke. Vous êtes toujours d'accord pour qu'on travaille Who Do You Love ? Caitlin m'a envoyé une instrumentale faite avec son papa.

Alice hoche vivement la tête. Le rythme des covers est ce qui lui permet de ne pas trop se noyer dans la musique. C'est le risque quand on aime trop quelque chose.

Tous trois boivent leurs boissons et Alice termine son sandwich, ragaillardie. Ils commencent par se partager les paroles et par écouter l'instrumentale de Caitlin. Puis, ils se lancent dans la répétition. Plusieurs fois. Ils ne l'enregistreront pas aujourd'hui, ni demain. Ils ne font rien sans avoir l'avis de Mathieu Wiener. (Alice a parfois du mal à réaliser que leur ancien professeur souhaite les aider.)

Alice vide le reste de sa gourde d'une traite. Sa gorge est aussi sèche qu'après une marche estivale en plein soleil.

— Une dernière fois ? propose Luke

Alice et Emmy hochent vivement la tête. Pour une fois, Alice est forcée d'admettre qu'elle commence à fatiguer et qu'une pause ce soir lui fera du bien.

[Il devrait y avoir un GIF/vidéo ici. Procédez à une mise à jour de l'application pour le voir.]

Alice relance la musique. Les premières notes, chantées par le piano, résonnent doucement dans la pièce, plus doucement que dans la version originale. À la manière de La vie dans les veines, la chanson débute calmement, pour terminer sur de fortes notes interprétés par le synthétiseur. C'est Luke qui commence.

Alice l'observe fermer les paupières puis se lancer.

— Yeah ! Found cigarettes in your Fendi coat ! Even though you don't even smoke ! Always changin' your access codes ! Yeah, I can tell you know I know !

La jeune femme prend ensuite le relais, chargeant sa voix de tout ce qu'elle a pu éprouver ces derniers temps.

— Yeah, you've been actin' so conspicuous ! You flip it on me, say I think too much ! You're movin' different when we makin' love ! Baby, tell me, tell me !

Se souvenir d'Antoine lui est encore douloureux, mais elle se console en se disant que cela finira bien par passer. (Emmy s'est bien remise de Luke, non ?) Et puis, elle aura toujours ses bons souvenirs. Rien ni personne ne pourra les lui retirer. Elle espère qu'un jour, elle regardera cette période de sa vie avec bienveillance.

— Who do you love, do you love now ? I wanna know the truth ! Who do you love, do you love now ? I know it's someone new ! You ain't gotta make it easy, where you been sleepin' ? This shit is keepin' me up at night, just admit it ! Who do you love, do you love now ? I wanna know, I wanna know who ! s'exclame Emmy.

Alice se remémore alors qu'elle n'a pas totalement oublié Luke. (Pourquoi aurait-elle voulu chanter cette chanson si c'était vraiment le cas ?) Elle découvrira plus tard que leur relation ne s'est jouée qu'à une note de musique.

— I wanna know, I wanna know who ! répète la jeune femme, tandis qu'Alice s'apprête à entamer le second couplet.

Elle ferme les yeux, respirant à plein nez l'odeur de Sainte-Cécile. Difficile de ne pas avoir une pensée pour Antoine, dans ces conditions ! Sans parler de Solange, son amie partie trop tôt.

— Well, keep switchin' your alibi ! Or stutterin' when you reply ! You can't even look me in the eye ! Oh, I can tell, I know you're lyin' ! clame Alice, se rappelant alors les dernières semaines de sa relation avec Antoine.

Elles ont été affreuses. Rien à voir avec ce qu'ils avaient vécu jadis. Pourquoi n'ont-ils pas pu surmonter ça ? Pourquoi le premier amour (le vrai) est-il toujours le plus douloureux ?

— 'Cause you've been actin' so conspicuous ! You flip it on me, say I think too much ! We're movin' different while we're makin' love ! So, baby, tell me, tell me ! enchaîne Luke, d'une voix grave.

Parfois, elle se demande ce qui se serait passé si elle était partie à Londres avec lui, si elle l'avait suivi au lieu de rester en France avec Emmy. Peut-être que c'est elle qu'elle aurait perdu. Peut-être que Sad Joy n'aurait jamais revu la lumière. Au bout du compte, elle aurait tout de même perdu un être cher. Peut-être est-ce cela, grandir.

Comprendre que rien n'est éternel, ni l'amitié ni l'amour et que tout ne tient qu'à un fil. (Sauf la musique. La musique, elle, est éternelle. Elle trouvera toujours son chemin et accueillera quiconque souhaite s'y perdre.)

— Who do you love, do you love now ? I wanna know the truth ! Who do you love, do you love now ? I know it's someone new ! You ain't gotta make it easy, where you been sleepin' ? This shit is keepin' me up at night, just admit it ! Who do you love, do you love now ? I wanna know, I wanna know who ! reprend Emmy.

Alice se reconcentre sur la chanson. Ce n'est pas le moment de laisser ses pensées dériver ! Elle est promise à de belles choses, elle le sait.

— I wanna know, I wanna know who ! répète Luke, en écho à Emmy.

— Who ? entonne doucement Alice

— You been actin' so conspicuous ! répond Emmy.

— Who ?

Et pendant un instant, elle et Emmy discutent comme ça, se répondant mutuellement.

— You flip it on me, say I think too much !

— Who ?

— Movin' different when we makin' love !

— Who ?

— Baby, tell me, tell me ! conclut Emmy, avant d'être rejointe par Alice et Luke pour le refrain final.

— Who do you love, do you love now ? I wanna know the truth ! Who do you love, do you love now ? I know it's someone new ! You ain't gotta make it easy, where you been sleepin' ? This shit is keepin' me up at night, just admit it ! Who do you love, do you love now ?
I wanna know, I wanna know who !

C'était le moment qu'Alice préférait. Elle ressentait à travers l'intensité du synthétiseur à quel point Caitlin y avait mis toute son âme. Les notes percent son cœur, résonnent dans ses entrailles comme dans une cathédrale et ébranlent ses os comme s'ils étaient composés de musique pure, et non pas de calcium. C'est ça, qu'elle aime. Devenir la mélodie elle-même.

Quand elle y pense, elle est un peu d'elle-même et beaucoup des symphonies qu'elle écoutent. Elles se sont amassées dans son corps, comme de l'eau dans un puit. Et elle sait qu'à chaque seau prélevé, deux fois plus de litres harmonieux apparaissent.

— You ain't gotta make it easy, where you been sleepin' ? This shit is keepin' me up at night, just admit it ! Who do you love, do you love now ? I wanna know, I wanna know who ! concluent-ils, tous les trois.

Cette fois, Alice sait qu'elle n'abandonnera pas et qu'elle y parviendra. Pour Solange. Pour la petite fille qui tapait sur sa table le rythme de la vie qu'elle souhaitait mener, pour la petite Alice qui avait des étoiles au bout des doigts.

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Bonsoir ! Comment allez-vous ?

Je vous remercie d'avoir lu ce chapitre ! Qu'en pensez-vous ? :)

On se retrouve samedi prochain pour le chapitre suivant !

Prenez bien soin de vous 💜 et écoutez de la musique ! 💜🎶