⇝ Chapitre 68
— Je vais mourir, annonce-t-il d'un ton neutre.
J'écarquille les yeux de stupeur puis me reprends. Il ne peut pas dire ça. Il ne peut pas avoir prononcé ces trois mots. Je fronce les sourcils.
— C'est le lot de tout le monde, non ? demandé-je.
— Non. Enfin, si.
Il ferme les yeux, et son âme m'est invisible.
— Tu ne comprends pas. Pourquoi notre groupe s'appelle Dark Fate, à ton avis ?
Il rouvre les yeux, un air dur sur le visage. Plante son regard asymétrique dans le mien. La tête me tourne. Ma vue s'obscurcit. Je lutte pour ne pas tomber, pour être aussi forte que lui.
— Je vais mourir, Émilie. Avant mes trente ans. Je suis malade depuis des années. C'est la même maladie qui a emporté mon père avant ma naissance. Les poumons, les voies respiratoires dégénèrent jusqu'à atteindre les cordes vocales. Plutôt ironique, tu ne trouves pas ?
Et ma vie
vole en
éclats.
Je suis incapable d'articuler quoi que ce soit. Car mon monde est en train de s'effondrer. Encore une fois, la mort vient frapper à ma porte. C'est injuste.
— Je ne peux pas te demander de construire quelque chose avec moi alors qu'il m'est impossible de me projeter à plus d'un an, poursuit le chanteur de Dark Fate, comme s'il ne venait pas de m'annoncer que son temps lui était compté, comme s'il ne parlait pas de sa mort comme un non-événement, comme si c'était seulement anecdotique.
Les murs de la pièce tanguent, tanguent, tanguent. Les instruments prennent vie, gigotent et gémissent comme s'ils étaient enfermés depuis trop longtemps, je vois des volutes de notes de musique s'en échapper, les couleurs se mêlent et s'entremêlent, la voix inquiète de Freddie se perd dans le bourdonnement de mes oreilles, mon cœur vacille, vacille, vacille au bord du précipice, et tombe, tombe, tombe dans un fracas épouvantable.
La terreur me serre les tripes, étrangle mes poumons, submerge mon corps. Je ne peux plus respirer.
La main de Freddie serre fort la mienne. Je me concentre sur le contact de sa peau contre la mienne, sur les milliers de cellules qui effleurent les siennes, sur la pression de sa paume contre la mienne, sur son autre bras autour de ma taille, sur mes pieds ancrés sur le sol, la terre ferme. Je serre ses doigts aussi fort que je peux, pour revenir ici, dans le moment présent.
L'angoisse redevient une douleur sourde. J'entends enfin ce qu'il me dit, j'aperçois enfin sa mine inquiète. Sa mine inquiète. Il me tient dans ses bras, alarmé, tracassé, troublé, alors que je devrais être celle à qui il s'accroche, je devrais le réconforter, je devrais le prendre dans mes bras.
— Regarde-moi, Em. Respire, doucement. Tout va bien.
Mais il ment, car rien ne va du tout. Tout va très mal. Je ne le dis pas à haute voix. Il ne le sait que trop bien.
Je plante mon regard affolé dans le sien. Je suis terrifiée par l'idée d'un monde sans son existence.
— Tu es là, soufflé-je en capturant dans ma mémoire chacun de ses deux iris. Tu es là.
— Je suis là, confirme-t-il en soutenant mon regard.
J'entends aussi la suite de sa phrase, qu'il tait et ne prononce pas à haute voix. « Je suis là, tant que je le peux. » Ma poitrine se soulève à un rythme saccadé tandis que je répète ces mêmes mots à haute voix, pour m'ancrer dans la réalité.
— Tu es là, dis-je, pour au moins la dixième fois, mes yeux toujours plongés dans les siens.
Je me redresse, la respiration presque revenue à la normale. Il hoche la tête à mes paroles.
Je lâche sa main et prend son visage entre mes mains, m'aperçois au même moment que ses joues sont teintées de larmes, et les essuie avec mes pouces.
— Tu es là, ici et maintenant, je reprends d'une voix déterminée. C'est tout ce qui compte.
Un sanglot remonte le long de ma poitrine. Il résonne comme dans une cathédrale.
— Tu m'entends ? C'est tout ce qui m'importe. Tu es là, avec moi.
Il hoche la tête, la gorge aussi nouée que la mienne, une tempête violente et glaçante, dont je ne soupçonnais pas la nature, dans l'âme. Je presse mes lèvres contre les siennes, et un des murs qui nous sépare se casse dans un bruit effroyable. Pour la première fois, je comprends le désespoir derrière sa façon de m'embrasser, je comprends sa profonde bienveillance et je comprends pourquoi il m'a rejetée. J'en aurais fait tout autant à sa place.
Je profite de sa bouche contre la mienne, de ses bras autour de moi, de mes doigts qui caressent ses joues, des émotions qui déferlent dans ma poitrine, ce mélange de fièvre, désir et détresse. Il rompt le baiser pour reprendre son souffle, garde les paupières closes.
— Je suis désolé, murmure-t-il contre mes lèvres. Je voulais juste... ne pas te faire de mal.
Je souris contre sa bouche.
— Ce n'est pas de ta faute.
J'écarte mes lèvres des siennes et me recule un peu pour contempler ses traits délicats. Mes mains glissent de ses mâchoires au bas de sa nuque.
— Ça fait combien de temps, que tu le sais ? demandé-je.
— Depuis que j'ai douze ans. Elle ne s'est pas manifestée avant.
Dix ans, donc.
— Ma mère pensait que je serais épargné, mais...
Il laisse la fin de sa phrase en suspend et soupire. Pendant un instant, il me semble qu'il va se refermer, mais son visage n'a jamais été aussi ouvert, et lisible. J'attends qu'il finisse sa phrase, qu'il dise « mais la vie n'épargne personne ».
— Sais-tu pourquoi je porte ce prénom ? demande-t-il, à la place.
Je secoue la tête.
— C'était le prénom de ton père ?
Il réfute avec un sourire aux lèvres.
— Non, mon père s'appelait Merrick. Je porte ce prénom en hommage au chanteur principal du groupe préféré de mes parents.
Oh. Oh.
— Et comme tu peux le voir, la vie a décidé que j'aurais plus qu'un prénom en commun avec lui, poursuit-il, désinvolte.
— D'où ton nom de scène, murmuré-je.
Il acquiesce.
— D'où mon nom de scène, répète-t-il. Ma mère a cru jusqu'au bout que je n'étais pas atteint, que ce n'était pas héréditaire, mais... quand j'ai commencé à avoir de sérieux problèmes de respiration et à cracher du sang, elle a compris qu'elle m'enterrerait aussi.
— Ta mère... est ... médecin, bégayé-je, me rappelant les mots de Mathieu. Elle est spécialisée dans...
— Les maladies respiratoires, termine-t-il, pour moi. C'est comme ça qu'elle a rencontré mon père. C'était un de ses patients. Elle a sauvé beaucoup de gens et prolongé la vie de beaucoup de malades, mais elle n'a pas pu sauver celui qu'elle aimait plus que tout. Il ne lui a laissé que de la douleur, des souvenirs, et moi. Qui suis aussi une souffrance à retardement.
Je laisse ma main remonter son cou jusqu'à sa mâchoire et glisse mes doigts dans ses cheveux.
— C'est ce que tu penses ? demandé-je, avec douceur. Que tu es une souffrance pour les autres ?
— Bien-sûr. Que puis-je être d'autre ? interroge-t-il en me souriant tristement. Je sème la peur et la douleur partout où je passe. Les gens me fuient dès qu'ils savent la vérité à mon sujet. Et ils ont raison.
Je secoue la tête.
— Ils ont tort. Tu es la personne la plus courageuse que je connaisse, la plus forte, la plus admirable et ce n'est pas une souffrance pour moi de t'avoir dans ma vie, bien au contraire.
Il sourit, et pourtant, il n'y aucun bonheur dans ses yeux, seulement un abysse si profond que je n'en vois pas la fin. Il sourit et me contemple de la même façon qu'on regarde quelqu'un d'innocent et d'un peu naïf.
— Tu n'es pas comme tout le monde, hein ? lance-t-il, la main sur ma joue. Tu ne veux pas me repousser, même quand je t'explique pourquoi tu devrais le faire. Je vais mourir et je vais t'abandonner. Ça peut arriver demain, dans une semaine, dans un mois ou six, une année ou huit. Je ne prendrai pas ce risque.
— Est-ce que ça fait mal ? interrogé-je, en réponse.
Il écarquille les yeux de surprise.
— Quoi ?
— Ta maladie. Est-ce que tu as des douleurs à cause d'elle ? Est-ce que tu prends un traitement ?
Il m'empoigne par les épaules, en proie à la peur.
— Tu entends ce que je te dis ? questionne-t-il en parcourant mon visage avec tant de désespoir que je me fige. Brise-moi avant que je ne te brise toi !
Je secoue la tête.
— Non, refusé-je en le regardant droit dans les yeux. On t'a suffisamment brisé le cœur. Je ne serai pas celle qui te mettra le coup de trop. Réponds à mes questions, s'il-te-plaît.
Il me lâche et s'écarte de moi, désemparé. Je n'entends que sa respiration saccadée tandis qu'il prend conscience de ce que je lui dis vraiment. Il se prend la tête entre les mains. Je pose une main réconfortante sur son dos, secoué par des sanglots qu'il retient depuis trop longtemps, si longtemps qu'ils se sont durablement logés dans sa poitrine.
Je l'attire à moi et le serre aussi fort que je peux. C'est le seul soutien que je peux lui apporter. Il doit digérer seul le fait que non, je ne l'abandonnerai pas parce qu'il est malade. Je caresse ses cheveux et sa respiration, si périlleuse et tremblante, se calme. Il se redresse, à nouveau maître de lui-même, et me jette un regard.
Je ne flanche pas, malgré ses yeux rouges, malgré les larmes que je retiens moi aussi.
— Ma mère l'appelle la Malvox, parce qu'elle finit toujours par atteindre les cordes vocales. C'est une maladie dégénérative des voies respiratoires. Elle est rare et méconnue, car la plupart des gens qui en sont atteints en meurent rapidement lorsqu'ils sont très jeunes. Moi, je m'éteins un peu plus chaque jour, comme mon père avant moi.
J'acquiesce de la tête.
— Pourquoi est-ce que tu... Enfin, si tu dis qu'elle est mortelle, pourquoi...
— Pourquoi j'ai encore mes poumons ? suggère-t-il en me jaugeant d'un air désolé. Tu peux parler de ma mort, Em. Ce n'est pas un tabou et ça ne doit pas l'être.
— Tu en parles comme si c'était juste une anecdote, soufflé-je en sentant une larme couler sur ma joue. C'est ça qui me terrifie.
— A l'échelle de l'univers, c'est une anecdote. La mort fait partie de la vie, et c'est la seule expérience que chacun d'entre nous vivra. C'est naturel.
Je hoche la tête, parce qu'il a entièrement raison. Peu importe l'âge auquel on meurt, c'est toujours trop tôt.
Je me racle la gorge.
— Donc, si j'ai bien compris, il y a plusieurs stades. Pourquoi ta progression à toi est plus lente ?
— Car ma mère se bat pour me soigner. Elle a mis au point plusieurs traitements pour ralentir sa progression. C'est pour ça que je ne suis pas sous assistance respiratoire, que je peux encore chanter et faire des concerts. Depuis quelques temps, elle s'est stabilisée. Mais je ne suis pas guéri. Aucun remède n'existe, à ce jour.
— D'accord.
Il ferme les yeux un instant et les rouvre.
— Je suis privilégié, m'avoue-t-il en me regardant droit dans les yeux, j'ai droit à tous les traitements expérimentaux que ma mère peut trouver, uniquement parce que j'ai les moyens de me les payer. C'est pour ça que je suis encore là. D'autres n'ont pas cette chance.
J'opine de la tête, attendant qu'il continue à se confier. Il promène son regard sur la pièce et les instruments qu'elle contient.
— Je ne sais pas si je t'en ai déjà parlé, mais avant d'être connu, avant Dark Fate, j'étudiais la biologie. Je prévoyais de me spécialiser dans les maladies génétiques, avec l'espoir de trouver un remède et de porter ma pierre à l'édifice. Mais la musique est revenue me hanter, et alors, quand j'ai vu que Jay et Kit cherchaient un chanteur, j'ai sauté sur l'occasion. Et choisi de vivre la vie que je voulais vraiment vivre, plutôt que de tout faire pour la prolonger, quitte à sacrifier ma passion et mon âme.
— Un choix courageux, commenté-je.
Parce que c'était vrai. Il faut beaucoup de courage pour affronter la mort, mais il en faut davantage pour vivre.
— La situation a été bien plus facile à accepter pour moi que pour ma famille, admet-il. Et je ne te parle même pas de la réaction de Kit et Jay, quand je leur ai dit que Dark Fate ne durerait qu'un temps. Mais ils ont pris ce risque avec moi.
— Ce n'est pas trop douloureux ? demandé-je encore.
— C'est là, dit-il en désignant sa poitrine. C'est avec moi en permanence, je fais avec.
— Ça ne répond pas à ma question, observé-je en plissant les yeux.
Il passe une main dans ses cheveux.
— La plupart du temps, non, répond-il, les yeux voilés par les souvenirs. Ça se manifeste par des crises durant lesquelles je n'arrive plus à respirer. Dans ces moments-là, oui, c'est douloureux. Et terrifiant. Mais cela fait des mois que je n'en ai pas faite. Je ne pensais pas que ce nouveau traitement serait si efficace. Je n'ai même plus besoin de rééducation respiratoire ! s'exclame-t-il, comme si il n'osait pas y croire.
— Alors c'est encourageant, déclaré-je avec douceur.
Il se tourne vers moi, un air abattu sur le visage.
— C'est tout le problème, Em. C'est stable et agréable. Mais pour combien de temps ? Je n'arrête pas de m'interroger : au prochain stade, qu'est-ce que je ne pourrai plus faire ? Qu'est-ce que je pourrai encore faire ? Je ne peux plus courir car je n'ai plus de souffle. Je ne peux faire du sport qu'avec un médecin et un coach dans la même pièce, au cas où je m'effondre. D'ailleurs, je dois en faire, pour empêcher ma santé de se dégrader davantage. La différence entre moi et les autres ? J'ai les moyens.
— Ça explique tes abdos, plaisanté-je en désignant sa musculature fine.
— Tu comprends ce que j'essaie de te dire ? demande-t-il d'une voix blanche. J'ai l'impression que ma vie vaut plus que celle des autres malades comme moi, juste parce que je suis célèbre... et eux pas. Mais nous sommes tous égaux face à la mort.
Je recouvre aussitôt mon sérieux.
— Toutes les vies se valent. Ce n'est pas de ta faute si les nouveaux traitements sont chers et peu utilisés. Ce n'est pas de ta faute, répété-je, bien que je vois encore de la culpabilité sur son visage.
— La seule chose que je peux faire, c'est donner le plus de fonds possibles à la recherche. Presque tout mon salaire y passe, m'avoue-t-il.
Il lève les yeux vers le plafond et désigne le plafond.
— C'est la seule folie que je me suis autorisé. Cette maison. Juste parce que ma mère a toujours rêvé d'aller à Delphes et de vivre dans un coin tranquille au soleil. C'est bête, mais je me suis dit que quand je serai mort, elle pourra enfin se reposer un peu et avoir ça. En attendant, on en a fait notre coin avec Jay et Kit.
Je souris. Parce qu'il reste lui : même atteint d'une maladie grave, il ne peut pas s'empêcher de penser aux autres.
— Qu'est-ce qui te fait sourire comme ça ? demande-t-il, interloqué.
— Toi, lui dis-je. Toi. Parce qu'envers et contre tout, tu fais encore passer les autres avant toi.
Il hausse les épaules.
— Autant que ma vie serve à quelque chose.
Je lui prends la main et la serre.
— Et si, pour une fois, tu laissais les autres faire de toi une priorité ?
Il tressaille. Refuse de la tête. Se crispe. Lève la tête et se tourne vers moi, droit et sûr de lui.
— Je peux profiter du moment présent, j'ai bien compris que les instants se perdent aussitôt qu'ils sont là et que si je dois être heureux, c'est maintenant. Car je ne sais pas si je pourrai l'être plus tard. Et je suis heureux depuis que tu es dans ma vie, Emmy. Mais je ne te laisserai pas ruiner ton propre bonheur juste pour que je puisse passer mes dernières années à tes côtés. Il faut que tu apprennes à vivre sans moi, car un jour, ce sera vraiment le cas.
C'est à mon tour de relever fièrement le menton et de plonger mon regard déterminé dans le sien.
— Oui, tu vas mourir un jour, mais en attendant, tu vas vivre. Tu vivras les autres jours. Pourquoi laisser la mort guider tes pas, quand la vie est, elle aussi, à tes côtés ? interrogé-je.
— Parce que la vie a un drôle d'humour, rétorque-t-il en scrutant mon visage. Si j'avais encore seize ans, je t'aurais embrassée maintenant. Et je t'aurais suppliée de m'aimer, puis de vivre et mourir à mes côtés. Mais je ne suis plus un ado en mal d'amour, et je sais maintenant que la mort d'un être cher est l'expérience la plus terrible que l'on puisse vivre. Jamais je ne te l'imposerai.
— Mais je te le demande, chuchoté-je. C'est différent, non ?
— Et je te le refuse.
Il ferme les yeux et pousse un profond soupir de lassitude.
— Il faut bien que l'un d'entre nous soit raisonnable. La vie m'a appris que c'était toujours à moi de l'être. Je suis désolé. J'aurais sincèrement aimé que ça soit différent. J'aurais sincèrement aimé que tu ne tombes pas éperdument amoureuse de moi, car je ne mérite pas un tel amour.
Je secoue la tête.
— Bien-sûr que si ! argué-je. Tu mérites tellement plus.
— Je n'aurais pas dû m'approcher autant de toi, poursuit-il sans me regarder. Tu avais raison, c'est entièrement à cause de moi si nous en sommes là. Pardonne-moi, j'ai été très égoïste. J'ai oublié que les papillons qui s'approchent trop près de la lumière finissent toujours par avoir les ailes brûlées.
— Freddie, commencé-je en tendant la main vers lui.
Il me repousse et se lève pour me faire face.
— Non, écoute-moi. Il faut absolument que je te le dise tant que j'en ai le courage. (Il prend une profonde inspiration avant de se lancer :) Je suis tombé amoureux de toi rapidement. Tout d'un coup. Avec violence. J'ai senti mon coeur chuter au sol lorsque je t'ai vue et entendue chanter Aux rêveurs ce jour-là. Tu as pleuré et je t'ai donné des mouchoirs. C'est là que j'ai compris ce que ça signifiait vraiment de tomber amoureux. La moindre attention de ta part pour moi et j'étais l'homme le plus comblé au monde. C'était effrayant. Vertigineux. Une chute libre sans fin.
A mon tour, je me lève et me plante en face de lui.
— D'habitude, je ne laisse pas ce genre de chose m'arriver. Ou je m'assure que quoiqu'il arrive, ce sera à sens unique.
— Comme avec Yannis, murmuré-je en sentant enfin les pièces du puzzle s'imbriquer.
Il confirme :
— Comme avec Yannis. Mais avec toi, je n'ai rien vu venir. Lorsque je m'en suis aperçu, c'était déjà trop tard. Il ne me restait pas plus qu'à espérer que tu n'aies pas l'idée de t'intéresser à moi de cette façon.
— Mais c'est arrivé.
— Et je suis tombé dans nues quand tu m'as confronté, ce soir-là. Car je n'avais jamais imaginé ta main dans la mienne. Je n'avais pas envisagé une seule seconde cette possibilité. A mes yeux, ta place était avec Luke. Pas avec moi.
Je secoue la tête.
— Luke était ce que je pensais vouloir. Toi, tu es ce dont j'ai réellement besoin.
Je suis tombée amoureuse lentement, de la même façon qu'on découvre une nouvelle passion. D'abord, j'ai été attirée car je me sentais apaisée avec lui. Je pouvais tout lui confier, il était une oreille dépourvue de jugement. Puis, je me suis laissée guider par mon instinct. Être avec lui me procurait du bien-être, pourquoi m'en priver ? Je me suis attachée à lui comme l'artiste s'attache à la peinture. Tout finissait toujours par me ramener à lui. Enfin, mon coeur a heurté le sien. A ce moment-là, il était trop tard pour moi. Aucun retour en arrière n'est possible. Il est autant dans mes veines que la musique.
Il ne répond rien et se détourne de moi. Le silence s'étire, long et lancinant.
— Est-ce que... Est-ce que tu sais comment ...
Je respire un grand coup avant de le dire.
— Comment tu vas mourir ?
Il se raidit, je le vois aux muscles de son dos qui se tendent sous sa chemise. Pourtant, il reste dos à moi.
— Dans tous les cas, dit-il d'un ton dur, je perdrai ma voix.
Je frissonne et serre mes bras contre moi, comme pour endiguer la vérité.
— C'est horrible, soufflé-je.
— Comme je te l'ai dit, la vie a son humour bien à elle. Ensuite, je terminerai ma vie sur un lit d'hôpital, avec des tubes pleins le corps, et une machine respirera pour moi. J'aurai très mal, parce qu'il n'y a pas pire que suffoquer en ayant juste assez d'oxygène pour rester en vie avec des organes trop abîmés pour fonctionner. Je mourrai quand les machines ne pourront plus vivre à ma place. Comme mon père avant moi.
— Et tu ne sais pas quand, ajouté-je, à mi-voix.
— Non, en effet.
J'observe sa silhouette se découper dans la pièce, la courbure de ses épaules, la force qui réside dans chacun de ses muscles, ses cheveux emmêlés de les avoir tant touchés aujourd'hui.
— Alors, nous ne sommes pas si différents.
Cette fois, j'ai attiré son attention : il se tourne vers moi avec la rapidité d'un oiseau s'envolant sitôt qu'il s'aperçoit qu'on l'observe.
— Que veux-tu dire ?
— Moi non plus, je ne sais pas quand la mort viendra me trouver. Comme Alice, Kit, Luke et tous les autres ! Ça ne change rien, affirmé-je, les mâchoires tremblantes.
— Si, Em. Ça change tout.
— Ça ne change rien à ce que j'éprouve, objecté-je d'une voix sourde.
Je franchis les quelques pas qui nous sépare et prends son visage entre mes mains, malgré les larmes qui coulent sur mes joues.
— Tu m'entends ? répété-je en prenant conscience de son regard dévasté. Ça ne change rien à ce que je ressens. Ça ne change pas ce que je veux.
Les mots de Luke me reviennent subitement en tête. « J'ai dit que tu comprendrais, pas que tu l'accepterais. »
— Je ne peux pas t'offrir ce que tu veux, murmure-t-il en m'offrant un sourire désolé. Tu t'es tourné vers la mauvaise personne.
Je soupire.
— Qui est au courant ?
— Toi. Kit. Jay. Luke. Ma manageuse. C'est tout.
J'hoche la tête, sonnée.
— Je le dirai tes amis demain, reprend-il. Je ne veux pas que tu aies à porter ce fardeau toute seule. C'est tout ce que je peux faire, conclut-il en s'éloignant déjà vers la porte.
— Non ! m'exclamé-je, en attrapant la manche de sa chemise. Attends !
Il s'arrête à quelques pas de la sortie.
— Je t'écoute, dit-il d'un ton neutre.
D'un ton trop neutre pour que ça soit anodin. Il reste dos à moi.
— Je changerai ton point de vue, affirmé-je avec aplomb.
— Je ne crois pas, non.
— J'y arriverai.
— Je ne te laisserai pas. Cette fois, je t'ai tout expliqué. Pourquoi ne veux-tu pas comprendre ?
Il fait volte-face, le visage méconnaissable, défiguré par la douleur. Il a versé tant de larmes aujourd'hui qu'elles ont laissé des sillons derrière elles. Un millions d'étoiles ont couru sur ses joues, et toutes sont mortes.
— Pourquoi ne peux-tu pas t'éloigner, comme je te le demande ? Pourquoi ne m'abandonnes-tu pas, comme tous les autres ?
— Parce que ce n'est pas dans ma nature. Je n'abandonne pas. Jamais. Ni mes amis, ni mes rêves. Et encore moins les gens qui ont besoin de moi.
Il éclate d'un rire nerveux. Ses yeux débordent à nouveau de larmes, de ces torrents d'émotions brûlantes et glacées que j'aimerais pouvoir absorber, pour qu'il ne sois plus jamais triste, pour qu'il n'ait plus jamais à ployer sous le poids du lourd secret qu'il cache. Pour qu'il ne soit plus jamais seul à la nuit tombée.
— D'autres ont essayé avant toi, et n'y sont pas arrivés. Pourquoi toi, tu y arriverais ?
Son visage est flou, camouflé par mes larmes. Je cligne des yeux, et elles dévalent mes joues comme une cascade dévale une pente rocheuse. Je redresse mon menton tremblant et j'articule, malgré mes dents qui claquent, ma réponse.
— Justement parce que c'est moi. Je n'ai pas encore essayé de te convaincre.
Il scrute mon visage, en silence, et malgré les perles qui roulent sur ses joues, il reste droit et immobile. Je tends la main pour les recueillir, mais il s'empresse de s'éloigner, ses yeux pourtant arrêtés sur mes lèvres. Pendant un instant, je me demande s'il va m'embrasser. Je ne bouge pas, gardant ma main en suspend.
— Laisse-moi seul, dit-il, simplement. N'essaie pas de me retenir, parce que je finis toujours par partir. Et cette fois, ne reviens pas, car notre histoire s'arrête là. C'est fini, Émilie.
Je secoue la tête, alors que deux larmes pathétiques coulent encore sur mon visage.
— Non, murmuré-je d'une voix brisée. Je refuse. Tu ne peux pas faire ça, pas une troisième fois !
Il ignore ma détresse et garde un ton calme, dénué de la moindre émotion.
— Ne rends pas les choses plus difficiles. Tu peux aller voir Luke, il saura comment t'aider, contrairement à moi, assène-t-il, ses yeux criant pourtant la colère et la souffrance.
Et mon cœur explose en un milliers d'éclats. J'ai tellement mal que je porte ma main droite à ma poitrine et pose la gauche sur le mur pour garder l'équilibre. J'ai tellement mal, que je doute de pouvoir ressentir un jour quelque chose d'autre que cette douleur dans ma poitrine. Il m'a éventrée.
Sans un mot de plus, il s'en va. Encore une fois.
J'ai tellement mal que le sol se dérobe sous mes pas, se déchire en deux, ne laissant qu'une crevasse béante entre nous.
Lequel de nos deux cœurs a éclaté en premier ? Son regard détruit hantera désormais chacune de mes nuits. Je ferme les yeux, et un sanglot, aussitôt suivi d'un second, franchit mes lèvres.
J'ouvre la porte en trombe et sors en courant de la pièce, ignorant les quelques personnes dans le salon. A travers mes larmes, je n'ai même pas pu ne serait-ce que distinguer leurs visages. Mais je me fiche de savoir qui est là. Car le seul homme que j'aime de toute mon âme, sans qui je ne peux pas imaginer ma vie tant il m'apaise, a piétiné mon cœur, et il n'y a qu'une seule personne qui peut m'aider. Car je lui ai fait exactement ce qu'il vient de me faire. J'ai brisé Luke.
🎶🎶🎶🎶🎤🎻🎹🎻🎤🎶🎶🎶🎶
Bonsoir, bonsoir !
...
Comment allez-vous, après ce chapitre plutôt... fort en révélations ? 😅😇
Certains d'entre vous avaient deviné une bonne partie de la vérité 😇 Bravo à vous ! 🥰
Pour les autres, qu'en pensez-vous ? 🥺
J'avoue que j'ai versé quelque larmes en écrivant ce chapitre... ça m'apprendra à vouloir faire la sadique 🥲
Et du coup, maintenant, je peux vous poser toutes mes questions :
Comprenez-vous le point de vue de Freddie ainsi que les décisions qu'il prend ? Que lui conseilleriez-vous de faire, à sa place ?
Et Emmy, dans tout ça, que pensez-vous de sa réaction et de sa réponse ?
Et surtout... comment envisagez-vous la suite, maintenant que tout est dit ?
Le prochain chapitre est du point de vue de Luke... au vu de la fin, comment voyez-vous ce chapitre ? :)
Il sera posté vendredi, à 18h ! (Sauf si j'ai des problèmes de wifi.... 😭)
Bref, n'hésitez pas à me laisser un commentaire, je vous répondrai avec plaisir ! ❤️
(Et désolée de vous avoir brisé le cœur dans ce chapitre... mais sachez que j'ai aussi brisé le mien, alors... on est quittes, non ? 😅
En tout cas, c'était à ce chapitre-là que je faisais référence il y a quelques mois, quand je vous ai dit que vous n'étiez pas prêts pour la suite !)
Prenez bien soin de vous !
A très très vite ! ❤️
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