⇝ Chapitre 67
Sans trop oser y croire, j'observe la silhouette endormie à mes côtés. La lumière qui tombe sur son visage souligne ses traits détendus. Je me retiens d'approcher ma main de son visage et d'en écarter les cheveux, par crainte de le réveiller, et que l'instant ne se termine. Il ouvre tout de même les yeux, comme si mes pensées l'avaient tiré des bras de Morphée.
— Bonjour, chuchote-t-il.
— Bonjour, répété-je en lui souriant.
Parce qu'il est bel et bien là, parce que je n'ai pas rêvé sa venue. Lui et moi nous sommes endormis assez vite après qu'il m'ait demandé de ne pas le questionner sur la raison de sa venue dans ma chambre.
— J'en conclus que tu as bien dormi.
— C'était la meilleure nuit depuis ton départ, lui avoué-je. (Je respire un coup avant de prendre mon courage à deux mains et de lui dire la vérité :) Je préfère quand tu es là. Ta présence m'apaise, et visiblement quand tu n'es pas là, mes angoisses prennent le dessus.
Il pose sa main sur ma joue, attendri. Puis, une ombre passe sur son visage, en même temps que les rayons du soleil faiblissent.
— Tu ne devrais pas t'y habituer, dit-il en retirant précipitamment sa main.
Sans me laisser le temps d'ajouter quoi que ce soit, il repousse la couette et se dirige vers la fenêtre, dont il ouvre les volets et les rideaux. Le soleil a déjà disparu, remplacé par de gros nuages noirs. Un coup de tonnerre retentit au loin. Il ouvre la fenêtre et un vent chaud et lourd, charge d'électricité, emplit la pièce.
Je me lève à mon tour et m'accoude à côté de lui, observant les premières gouttes de pluie tomber sur la bâche humide de la piscine.
— Tu ne peux pas nier notre alchimie. Depuis le début, elle est là.
Il ferme les yeux alors que la pluie redouble de gouttes et d'eau.
— Je ne la nie pas. Seulement, je ne peux pas te donner ce que tu attends. La vie a son humour bien à elle, tu ne trouves pas ? Quand on s'est rencontrés, je-...
— Tu m'as prise pour une fan, le coupé-je, amusée par ce souvenir.
— Une très jolie fan, précise-t-il tout de même, les joues empourprées. Mais ce n'est pas ce que je voulais dire. Quand on s'est rencontrés, je ne pensais pas la moindre seconde que tu puisses devenir si importante pour moi.
Un éclair fend joliment le ciel.
— Ce genre de choses ne se prévoit pas, argumenté-je, au moment où le tonnerre retentit.
— Je pensais que je vous connaîtrais de loin, que je ne vous verrai qu'occasionnellement, que je ne m'attacherais pas, mais...
Il laisse la fin de sa phrase en suspend, incapable de la finir.
— C'était sans compter sur Alice et Mike, plaisanté-je alors qu'un puissant grondement brise le silence.
— Mais, purée, tu as failli t'évanouir le jour de la sortie de Dans les étoiles, alors que moi, quand je t'ai entendue chanter Aux rêveurs, ce jour-là, j'ai... (Il soupire et omet la fin de sa phrase. Encore.) Il aurait mieux valu que je sois le seul à tomber dans cette histoire.
Les battements de mon cœur s'accélèrent.
— Pourquoi ? interrogé-je.
— Tu ne lâches pas facilement l'affaire, hein ?
Je lui offre un sourire coupable. Il soupire et s'adosse au mur, le visage neutre.
— En fait, commence-t-il, je-...
— Emmy !
La porte de ma chambre s'ouvre en trombe sur Mike, qui se précipite dans la pièce en agitant son téléphone.
— Tu ne devineras jamais qui m'a envoyé un message ! s'exclame-t-il, tout excité.
Puis, son regard tombe sur Freddie, toujours adossé au mur, et tout son engouement disparaît, remplacé par de l'incrédulité.
— Qu'est-ce que..., bégaie Mike avant de se reprendre. Peu importe ! J'espère que je n'interrompais pas quelque chose.
Le chanteur secoue la tête sous mes yeux médusés.
— Non, rassure-toi. Emmy et moi allions descendre rejoindre tout le monde, explique-t-il en souriant innocemment à mon meilleur ami.
— Ouf ! laisse échapper Mike, avant de se détourner.
Je jette un regard noir à Freddie, qui signifie qu'il ne s'en sortira pas si facilement et suis Mike jusqu'au salon, au rez-de-chaussée.
— Vous avez passé la nuit ensemble ? me chuchote Mike, dans l'escalier.
— On a dormi ensemble, marmonné-je, embarrassée.
Il ne répond rien mais je vois à son air dubitatif qu'il est aussi perdu que moi.
Évidemment, nous sommes les trois derniers, tant et si bien que tout le monde a déjà pris son petit-déjeuner quand nous atteignons le salon. Aux visages moqueurs de Kit et Jay, et à ce qui suit, je comprends qu'ils savent très bien où Freddie a dormi :
— Où étais-tu passé ? l'interroge Jay en le pointant d'un doigt accusateur. J'ai voulu te faire une blague matinale mais ton lit était vide !
Le visage du chanteur prend une teinte cramoisie.
— Ça t'apprendra à vouloir m'embêter dès le matin, réplique-t-il, en gardant étonnamment contenance.
Alice coule un regard franchement amusé vers Freddie.
— Il évite un peu trop facilement le fond de la question. J'imagine que tu as passé une bonne nuit ? murmure-t-elle à mon oreille.
— On a juste dormi ensemble, marmonné-je, les joues en feu, alors qu'elle verse gentiment de l'eau chaude dans ma tasse de thé.
— Je te taquine, déclare Alice en me tapotant l'épaule. C'est bon de te voir un peu moins effacée !
J'ouvre la bouche pour protester avant de me raviser. Elle n'a sans doute pas tort. A la place, je lui offre mon plus beau sourire moqueur en lui désignant son cou : elle a un énorme suçon dans la nuque, que ses cheveux ne peuvent pas cacher. Elle pique un fard alors que j'éclate de rire, mais ne répond rien.
Une petite heure plus tard, nous sommes entassés dans la salle de musique, où nous avons décidé de faire le point sur l'organisation des prochains jours, puisque chacun de nos deux groupes doit s'entraîner pour son concert.
— On s'est entraîné à Londres, nous annonce Jay. On est quasiment prêts, car presque toutes les chansons sont les nôtres, mises à part quelques covers.
— Quelles covers ? questionne immédiatement Alice.
— Tu verras bien, répond Freddie en la couvant d'un regard amusé.
— Ah, s'exclame Mike, tu veux te la jouer comme ça !? Eh bien dans ce cas, vous ne saurez rien non plus de ce qu'on fait !
— La vie serait bien fade sans aucune surprise, tu ne penses pas ? intervient Luke, en jetant un coup d'œil à Freddie puis à moi, avant de revenir à Mike.
— Complètement, renchérit Jay, en effectuant le même manège que Luke.
Je me tortille sur ma chaise, embarrassée. Heureusement, Caitlin s'en aperçoit et vole à mon secours :
— On est presque prêt aussi ! On s'est entraîné d'arrache-pied et on a deux chansons de plus pour notre album, sachant qu'on a encore modifié Un pas après l'autre.
Kit me jette un regard surpris.
— Encore une fois ? s'étonne-t-il.
Grâce à son aide, j'ai pu obtenir une production un peu plus proche de ce que je voulais, contrairement à celle que nous avions faite, mais je n'étais toujours pas satisfaite. Il me semblait qu'il manquait quelque chose à la chanson. Alors j'ai ajouté quelques lignes de paroles qui reviennent deux fois (une fois avec seulement ma voix et la deuxième avec celle de Luke), de plus en plus intensément, et un troisième couplet que je chante avec Luke aussi, tant et si bien que la chanson est passée de trois à cinq minutes.
— J'ai ajouté des petites choses, expliqué-je, à savoir un troisième couplet et une espèce de bridge qui revient deux fois.
— Je suis curieux d'entendre ça, déclare Kit en se penchant vers moi.
— J'ai gardé le bout de musique électronique que tu as composé pour moi, lui dis-je en me levant. En fait, je l'ai même fait apparaître une deuxième fois, et Mike m'a aidée avec les transitions.
— Je suis devenu un pro ! clame l'interpelé.
— On peut l'écouter ? interroge Freddie. Tu as éveillé ma curiosité en parlant de musique électronique.
Il n'est pas au bout de ses surprises, j'espère pouvoir voir son air ébahi quand il entendra La danse de ma vie, que j'aie écrite avec Mike. En terme de musique électronique, Mike et moi y sommes allés à fond.
— C'est leur nouvelle lubie, annonce Mathieu alors que j'hoche la tête et connecte mon téléphone à l'enceinte de la pièce.
Je lance le fichier sonore, sans pouvoir tarir le sourire sur mon visage. Comme j'aime le faire, la chanson démarre doucement avec la basse de Mike et le rythme régulier de la batterie d'Alice. Le début n'a pas changé de la version sur laquelle Kit et moi avions travaillé, c'est-à-dire que l'enchaînement entre le premier couplet, le refrain et le second couplet sont identiques, mais à l'issue du deuxième couplet, le bridge apparaît doucement, et la chanson embraye sur la composition de Kit, sur laquelle j'ajoute ma voix, à la manière d'un cri lointain et aigu.
L'intensité redescend et le rythme reprend avec le troisième couplet. La voix de Luke me rejoint à la moitié, avant que nos cinq voix n'enchaînent avec le refrain. Puis, la composition de Kit retentit encore une fois, d'abord sans aucune voix, puis une deuxième fois avec ma voix et celle de Luke, comme un écho au bridge. Enfin, la chanson s'achève.
— Wow ! lâche Jay. C'est... surprenant. Très différent de tout ce que vous avez déjà fait, et en même temps si semblable !
— Ça n'a plus grand chose à voir avec ce que tu m'avais fait écouter il y a quelques semaines, observe Freddie, un sourire taquin sur le visage.
— J'ai eu d'autres idées, expliqué-je. Et cette fois, je crois qu'on tient le bon bout !
Je me tourne vers Kit, qui m'observe, les yeux brillants.
— Content de cette nouvelle version ? interrogé-je.
— Content ?! répète-t-il, scandalisé. J'en suis fier, plutôt ! On se souviendra de mon leitmotiv maintenant, c'est certain !
Je ris face à son enthousiasme.
— Tant qu'on y est, tu n'as qu'à leur faire écouter Larmes dans la nuit, suggère Mathieu, alors que j'allais éteindre l'enceinte.
Je suspends mon geste. J'ai écrit cette chanson en quelques heures, durant ces deux semaines, tant la situation m'était insupportable. Seulement, je n'avais pas prévu de la faire écouter à qui que ce soit d'autre que mon groupe, puisqu'elle parle de Freddie et moi. Ou plutôt, de la douleur inhérente à cette relation.
Je me rassois sur la tapis, à côté d'Alice, le visage vidé de toute couleur.
— Emmy ne veut pas qu'elle soit publique, explique Caitlin avec douceur.
— Sauf que ça serait du gâchis, intervient Mike. Du coup, est-ce que vous pourriez la convaincre de changer d'avis ?
— Pour ça, il faudrait déjà qu'on l'entende, répond calmement Jay.
Il m'offre un sourire encourageant.
— Tu nous la fais écouter ? demande Freddie, avec bienveillance. Je te promets que ça ne sortira pas de cette pièce, ajoute-t-il, la voix perlée de d'une douceur qu'il n'a que pour moi.
J'acquiesce – ai-je vraiment le choix ? – et me prépare à ce qui sera sans doute un des moments les plus embarrassants de ma brève existence. Parce que tout le monde sait pourquoi j'ai écrit ça et pour qui. Et surtout, il me demande de l'écouter. Il n'y a rien que je puisse lui refuser. Il est tout autant dans mes veines que la musique.
Ce constat devrait m'affliger, mais il m'électrifie. Avant de le regretter encore plus, je lance la chanson, portée uniquement par ma voix puisque les autres ont refusé de la chanter avec moi, arguant qu'elle serait dénaturée s'ils chantaient mes mots.
La chanson commence par ma voix a capella, suivie au bout de quatre secondes exactement des premières notes de guitare acoustique. Je garde les yeux fixés sur l'enceinte posée sur la table. Le premier couplet passe, enchaîne avec le pré-refrain, toujours avec seulement ma guitare. La seconde guitare acoustique arrive pour le refrain. Je lève les yeux vers Freddie, qui, sans surprise me contemple avec un mélange de passion et d'admiration, teinté de désolation.
— Tout ce qu'il me reste, des larmes dans la nuit
Le souvenir de tes lèvres sur les miennes, toute une symphonie
Oh, ah
Il ne me reste que mes larmes dans la nuit
Mhm, oh
Les guitares se stoppent et ma voix chante a capella la fin du refrain :
— Suis-je la pluie avant ta nuit ?
Une seule guitare reprend et le second couplet démarre, suivi du second prérefrain.
La seconde guitare revient pour le refrain. Comme précédemment, la musique s'arrête et ma voix termine le refrain, avec cette fois-ci une force telle que j'ai autant de frissons sur les bras que le jour où nous avons enregistré la chanson. Sitôt que ma voix s'arrête, les guitares électriques, la batterie et la basse prennent le relais, jouant la mélodie du bridge, avec des touches de synthétiseur par-ci par-là, en écho à Un pas après l'autre.
— Suis-je la pluie avant ta nuit ? La pluie avant ta nuit ?
La pluie avant ta nuit ?
Ah
Je t'aime et je t'aimerai toujours
Je voulais juste ton cœur
Juste ce que je t'ai donné
J'ai attendu, et j'attendrai !
Les notes sont toutes longues, puissantes. Touchantes. Sublimées par les guitares et le synthétiseur. En face de moi, Luke frissonne. Le claquement des dents d'Alice, à ma droite me rappelle la réaction de mes amis lorsqu'ils m'ont entendue enregistrer la première version de la chanson. Caitlin a pleuré, Mike a tremblé, Mathieu s'est assis pour ne pas tomber. Parce que c'est la première fois que les mots sortent comme un cri de mon âme. Parce que pour la première fois, ce sont les miens et pas ceux de quelqu'un d'autre. D'habitude, on me demande d'ajouter de l'intensité, d'utiliser ma voix à fond. Mais pas cette fois. Cette fois, mon âme a décidé d'hurler d'elle-même.
Alors quand la chanson s'est achevée, et que j'ai posé le casque sur le micro et essuyé mes larmes, Luke s'est avancé vers moi.
— Je vais t'aider, a-t-il déclaré sans préambule. Je vais t'aider à faire de cette chanson ce qu'elle doit être.
Les autres se sont empressés de se joindre à lui, et nous avons passé la moitié de la nuit à superposer les instruments pour le bridge, l'apothéose de la chanson, pour en faire la partie la plus mémorable. La plus brisée. Lorsque nous avons eu fini, il m'a semblé qu'il manquait un morceau à mon âme. À chaque fois que j'écris, je décroche un bout de moi et je le disperse aux quatre coins du texte. J'écris comme si ma vie en dépendait, et, en fait, c'est le cas. Elle en dépend.
Sur cette pensée, je m'étais laissée tombée sur le canapé du studio, l'âme recroquevillée. Dans le silence de la nuit, Luke s'était assis à côté de moi. Les autres m'ont jeté un regard inquiet, sûrement parce que pour la première fois, ils ont compris que j'étais aussi abîmée qu'eux. Luke avait hoché la tête et souri, comme pour leur dire que tout irait bien car il était là. Ce qui était sans doute vrai.
Pendant un moment, nous étions restés silencieux, comme si l'absence de bruit pourrait calmer l'étau de douleur qui me comprimait la poitrine.
— Tu l'aimes, avait observé Luke.
Je n'ai pas nié, mais pas osé confirmer pour autant. Il l'avait de toute façon entendu dans ma chanson.
— Et lui aussi, avait-il poursuivi. Il t'aime aussi. Il me l'a dit.
— Parfois, avais-je répondu d'une voix rauque d'avoir trop chanté, ça ne suffit pas.
— Non, avait murmuré Luke, ça ne suffit pas. Mais ça peut expliquer beaucoup.
J'ai arrêté de fixer le vide. Je l'ai regardé, lui. Pour la première fois depuis des années, je l'ai vraiment vu. Il avait les yeux de quelqu'un qui connaît bien trop de choses sur la vie.
— Tu sais, avais-je deviné. Il te l'a dit.
Luke a opiné la tête.
— Je suis désolé, Émilie. Ça aurait dû être différent.
J'ai froncé les sourcils, interloquée.
— Comment ça ?
— Tu comprendras.
— C'est aussi ce qu'il a dit. Il n'y a donc aucune chance ?
Luke a secoué la tête.
— J'ai dit que tu comprendrais et que ça expliquera tout. Je n'ai jamais dit que tu l'accepteras, ni que tu ne parviendras pas à le faire changer d'avis.
— Alors, avais-je questionné, le cœur gonflé par l'espoir, tu penses que je peux y faire quelque chose ?
Il a hoché la tête. M'a souri. Ses yeux se sont allumés d'une étincelle étrange, un mélange de tendresse et d'hardiesse, empreint de tristesse.
— Si quelqu'un le peut, c'est bien toi, Em.
Les dernières notes de la chanson, portées par ma voix me ramènent dans cette même pièce, avec tout le monde. Un silence accueille la fin de la chanson. Je me liquéfie en avisant le regard humide de Freddie, et m'aperçois que mes yeux à moi aussi, sont sur le point de déborder. C'est même déjà le cas : mes joues sont trempées de larmes silencieuses. Celles-ci n'appartiennent pas à la nuit.
Je ne peux détacher mes prunelles des siennes. Je ne peux pas ne pas y lire la souffrance, ne pas y ressentir la douleur.
— Et tu veux garder ça dans tes tiroirs ? se récrie Jay, brisant le silence.
Le lien silencieux qui m'unit à Freddie se déchire.
— Ah, on est d'accord ! s'exclame Luke.
Je lui jette un regard noir. Il était censé être de mon côté !
Freddie s'essuie discrètement les yeux, ce qui n'échappe à personne. Quant à moi, j'ai abandonné tout espoir de camoufler la marque qu'il a laissée sur mon âme.
— Pourquoi ne veux-tu pas qu'elle soit sur l'album ? questionne-t-il, du ton qu'il emploie avec moi lorsqu'il veut être professionnel alors qu'il brûle d'être tout sauf professionnel.
Je plonge à nouveau mon regard dans le sien, sans prendre la peine d'essuyer les traînées laissées par mes larmes. Il est désarçonné. Et moi, je suis agacée par son masque distant. Comment peut-il agir ainsi, alors qu'il m'a serrée dans ses bras hier soir comme si j'allais disparaître ?
— Ça me paraît plutôt évident, déclaré-je d'un ton froid.
Le masque vacille.
— Personne ne saura, murmure-t-il avec un sourire triste.
J'ouvre la bouche pour répondre mais est interrompue par Kit.
— C'est une magnifique chanson, Émilie. Vous perdez un atout majeur si elle n'est pas sur l'album, déclare-t-il en m'offrant un sourire encourageant. Ça fait bien longtemps que je n'ai pas entendu quelque chose d'aussi poignant. Le monde doit l'entendre.
— Eh bien voilà ! déclare Mathieu, soulagé. Tu vois que je ne suis pas le seul à penser à ça !
Je balaie la pièce du regard. Tous mes amis m'observent avec impatience et... admiration, attendant ma réponse.
— Ne la laisse pas tomber dans l'oubli, Emmy. Tu risques de le regretter plus tard, ajoute encore Jay.
Il ponctue sa phrase d'un regard plein de sous-entendus, comme pour me dire que Dark Fate a mis sous le tapis beaucoup trop de chansons saisissantes.
— Donc c'est bon, on l'ajoute à l'album ? interroge Caitlin, avant que je ne puisse répondre.
J'acquiesce.
— Il manque encore quelque chose, dans ce cas, dis-je en plongeant mon regard dans celui de Freddie. Il me faudrait une touche de violon, un écho de plus à ce que joue Caitlin au synthétiseur.
— Tout ce que tu veux, répond-il, d'une voix rauque. Je ferai tout ce que tu veux.
Sa voix se brise à la fin de sa phrase. Mon cœur s'effrite davantage. Les bleus sur mon âme guériront-ils un jour ?
Mathieu se racle la gorge.
— Bon, alors c'est réglé. D'autres commentaires ?
— J'adore la très légère touche d'électro qui fait le lien avec Un pas après l'autre ! C'est super que vous puissiez relier toutes vos chansons, répond Jay, l'air sincèrement ravi.
Caitlin relève fièrement le menton. C'est elle qui a trouvé que jouer en permanence l'écho de l'air sur lequel je chante je t'aime rendrait mes trois mots encore plus impactants.
— Emmy, déclare alors Freddie d'un ton très sérieux, je vais vraiment finir par tomber amoureux de chacun de tes bridges.
— Parce que ce n'était pas déjà le cas ? me récrié-je, feignant d'être offusquée.
Et soulagée qu'il ne fasse pas d'autres remarques sur les paroles, qui, il le sait, parlent de lui. De nous. Et tout le monde le sait. Je ne vois pas comment cette journée peut être encore plus gênante.
Kit marmonne des paroles incompréhensibles et Jay lui donne un coup de coude.
— Il me semble t'avoir aidée plusieurs fois à les écrire, me taquine-t-il. Tu as appris du meilleur !
— Dis tout de suite que tu as écrit l'album !
Il lève les mains en signe de reddition, un sourire moqueur sur le visage.
— Ce n'est pas moi qui l'ait dit...
— Tu parles des bridges d'Emmy, mais tu n'as pas encore écouté la chanson suivante ! s'enorgueillit Alice. Là en terme de bridge, elle a tapé encore plus fort !
Chanson dans laquelle le bridge débouche carrément sur un tout autre style.
— Ah oui ? demande-t-il en me transperçant d'un regard curieux. J'aimerais bien entendre ça.
Mike se lève d'un bond.
— Avant toute chose, lance-t-il d'une voix impérieuse, j'ai écrit cette chanson avec l'aide d'Emmy. Et, la personne concernée par cette chanson n'est pas dans cette pièce, donc je ne veux pas de problème !
Il ponctue sa phrase d'un regard vers Freddie. Par Homère, l'Illiade et l'Odyssée, cette journée peut belle et bien être plus embarrassante.
— Et je me suis amusé avec la voix d'Emmy, ajoute-t-il en gardant les yeux sur le chanteur de Dark Fate. Par pitié, ne m'étrangle pas !
Freddie hausse un sourcil amusé.
— Pourquoi je t'étranglerais ? C'est votre album, pas le mien.
— La chanson dure dix minutes, précise tout de même Luke. Ça peut être déroutant.
Je ne peux me retenir de sourire. Je suis tellement fière de cette chanson ! Mike et moi y avons mêlés deux univers complètement différents : le rock et l'électro, avec cette fois-ci une pointe de dance, puisque Mike voulait écrire une chanson sur laquelle James pourrait danser.
— Dix minutes ? répète Jay. Wow !
Mike hoche la tête, pressé d'avoir leur avis, et je lance la chanson, après les avoir prévenus. Ma voix résonne aussitôt dans l'enceinte accompagné par un rythme calme et posé à la guitare acoustique, qui débute avec le premier refrain. A l'origine, Mike et moi voulions seulement nous défouler, mais de fil en aiguille, nous avons complètement basculé. Quand on l'a fait écouter à Luke, on ne s'attendait pas à ce qu'il ouvre les yeux ronds comme des soucoupes, à ce qu'il dise que c'était la prise de risque la plus touchante qu'il ait entendue, et qu'il fallait absolument qu'on la montre aux autres.
Alice a déclaré que si Mike voulait que James puisse l'entendre, elle devait être sur l'album, et qu'elle mourait d'envie de reproduire l'enchaînement à la batterie que Mike et moi avions imaginés. Quant à Caitlin, elle s'est exclamée que la chose la plus courageuse que nous pouvions faire, tous les cinq, c'était de publier cette chanson telle quelle.
Bref, le premier refrain s'enchaîne avec le premier couplet, suivi d'un prérefrain et d'à nouveau du premier refrain, toujours avec seulement deux guitares acoustiques. Ensuite, la chanson passe d'une lente ballade à un doux air de rock, puisque la batterie, la basse et la guitare électrique s'ajoutent aux guitares pour le second couplet, les seconds prérefrain et refrain (qui n'ont pas les mêmes paroles que les premiers). Dark Fate nous jette un regard perplexe, car jusqu'ici, ce n'est pas différent de ce qu'on fait d'habitude.
Puis, le rythme de la chanson diminue, ralentit, en même temps que ma voix, qui répète toujours la même chose : et tu m'as oublié. Je le répète six fois à ce moment-là, d'abord avec ma voix normale, puis avec une très légère touche d'autotune qui augmente au fur et à mesure que je répète ces mêmes mots. Enfin, la batterie passe subtilement à un rythme régulier, accompagnée par le synthétiseur et la table de mixage, que Mike connaît désormais par cœur.
Et cette fois, tout le monde nous regarde avec surprise. Jay ouvre si grand la bouche que j'imagine un instant sa mâchoire se décrocher. Car, nous venons de nous jeter à corps perdu dans une chanson électronique. Ma voix, bercée par des effets vocaux, démarre le troisième couplet sur les chapeaux de roue, enchaîne ensuite sur un troisième refrain ( Veux-tu savoir ce que je lui ai conté, alors que sa main était sur mon épaule et que je sanglotais ? J'étais si secret que c'est terminé maintenant. Mais je t'aime encore, je t'aime encore, je t'aime encore) puis un autre bridge, durant lequel le rythme dance ralentit un peu, retentit. On aurait pu s'arrêter là, mais quitte à écrire une chanson qui peut passer en club, autant y aller jusqu'au bout, non ?
Alors, la chanson embraye ensuite sur un quatrième couplet, puis un cinquième, avant de reprendre le troisième refrain. Et de redémarrer de plus belle avec un sixième couplet, un quatrième refrain. Je répète ensuite le quatrième couplet et termine enfin avec l'outro de la chanson.
— Pour être déroutant... ça l'est ! s'exclame Jay une fois que c'est terminé. Je ne m'attendais pas du tout à ça !
— Personnellement, je n'accroche pas trop, avoue Kit d'un air gêné. Vous êtes passés à fond dans l'électronique, cette fois, jusqu'à la voix !
— Justement, argumente Mike, qui a déjà dû parer à ça avec Mathieu. Imagine jouer La danse de ma vie en festival, au milieu de la nuit !
— Ou en boîte de nuit ! précise Alice. Les gens vont s'éclater en club !
— C'est plutôt inattendu, s'immisce Freddie. Vous commencez par une jolie ballade, partez ensuite dans le rock avec quelques touches d'électro... pour finalement sauter dedans tête la première ! Je ne crois pas avoir déjà entendu tout ça dans une même chanson !
Mike se tourne vers Mathieu, tout sourire.
— Tu vois ! Si le dieu du rock en personne approuve, alors tu ne peux plus rien dire !
— Je n'ai pas dit que c'était mauvais ! J'ai simplement dit que c'était risqué, délirant, insensé et farfelu ! proteste mon ancien professeur, sous mon rire.
— C'est effectivement très risqué, modère Freddie, mais vous n'êtes pas les premiers à basculer un peu dans l'électro, Linkin Park l'a fait plusieurs fois ! Mais je ne crois pas qu'ils aient déjà mis de l'autotune sur la voix de Chester Bennington. Franchement, je vous tire mon chapeau ! Moi, je n'aurais jamais osé le faire.
J'échange un sourire avec lui, et il m'observe d'un œil nouveau, comme s'il me découvrait pour la première fois. Kit se penche vers lui, les yeux rivés à moi.
— Désolé de te le dire, glisse-t-il, mais tu n'es pas très objectif.
— Pas plus que toi, cingle aussitôt le chanteur, dont le regard frôle sur Alice.
— L'Art est subjectif de toute façon, intervient Jay, avant que Kit ne puisse répliquer. Si une telle direction vous plaît, vous devriez la prendre ! Après tout, vous avez déjà mis des touches d'électro dans deux chansons, donc ce n'est pas si étrange ! D'ailleurs, certains risquent de regretter que vous n'osiez pas franchir le pas si vous la mettez pas sur l'album.
— Moi je pense que c'est trop risqué de sortir ça maintenant, objecte Kit. Les gens pourraient ne pas l'apprécier car ça jure avec toutes vos EPs !
— On pensait la mettre en toute dernière chanson, explique Alice. Un peu comme une porte, qu'on pourra ouvrir un jour ou pas.
— C'est trop risqué, martèle Kit, les yeux rivés sur Alice.
Elle ne se démonte pas pour autant :
— Tu dis ça pour l'instant, mais quand tu auras dansé dessus ce soir et que tu te réveilleras demain matin en chantant les paroles, tu ne tiendras plus le même discours, crois-moi !
— Elle marque un point, commente Mathieu. J'étais aussi d'avis qu'ils devraient la garder pour plus tard mais... comme l'a si bien dit Alice, elle ne s'oublie pas.
— Moi, je pense aussi qu'elle devrait être sur l'album, déclare Freddie. Et pas uniquement parce que la voix d'Emmy est sublime et entêtante, mais bel et bien parce que c'est risqué. (Il se tourne vers Kit et lui jette un regard teinté de perplexité et d'une pointe... d'amertume ?) Ce n'est pas parce que nous prenons très peu de risque qu'ils sont obligés de faire comme nous.
— Je te signale qu'ici, c'est toi et uniquement toi, qui ne voulais prendre aucun risque les concernant ! rétorque Kit avec colère, en nous désignant vaguement de la main. Tu ne voulais pas qu'ils signent avec nous, parce que tu avais peur qu'ils rentrent dans ta vie ! Et maintenant, Emmy est-...
— Oui, et j'ai eu tord ! le coupe Freddie, avant qu'il ne finisse sa phrase me concernant. Je me suis trompé. Ça te va ?
Je déglutis. Je ne suis pas certaine de vouloir savoir que Kit s'apprêtait à dire à mon sujet, mais au vu du regard noir qu'Alice jette à son petit-ami, dont les mains tremblent noté-je avec étonnement, je devine que je le saurai.
La colère de Kit semble aussitôt redescendre.
— Je suis ravi de voir que tu t'en es rendu compte, lance-t-il d'un ton nettement plus amical. Mais ça ne change pas ma position concernant cette chanson.
— Ni la mienne, réplique Freddie en croisant les doigts.
— Le génie divise toujours, marmonne Mike en me jetant un regard hurlant « SOS ».
— Cette chanson doit être sur l'album, j'interviens, d'une voix claire et posée. Elle est trop importante pour qu'on ne la mette pas. Nous sommes tous les cinq d'accord.
— Tout à fait, confirme Luke. Elle est pour quelqu'un en particulier. Et j'ai adoré chaque seconde de ce morceau.
— Et en plus, elle nous permettra de toucher un autre public, ajoute Caitlin. Les fans d'électro et de rock, les danseurs, que ça soit dans le clubbing ou dans les chorégraphies. Ça montre qu'on sait aussi faire ça !
Un silence recueille la déclaration de Caitlin, durant lequel Kit soupire.
— J'imagine que je ne pourrai pas vous convaincre de la garder pour plus tard, n'est-ce pas ?
Mathieu secoue la tête.
— Tu auras du mal.
— Tout le monde parle de ce qu'il ressent dans cet album, explique Mike avec fermeté. Je ne vois pas pourquoi je serais mis de côté pour la simple raison que je ne rentre pas dans le moule qu'on a prévu pour moi.
Je hoche la tête pour marquer mon accord et aperçois Luke et Freddie faire de même. Cela clôt la discussion, mais pas la journée, que nous passons ensuite à travailler sur un autre morceau, dont nous avons démarré l'écriture il y a quelques jours, et à revoir les dernières chansons pour notre concert, qui se rapproche à très grands pas.
Puis, je rejoins Freddie dans la salle de musique, bien décidée à ce qu'on termine la discussion que nous avons entamée ce matin. Je le trouve installé au piano, son violon négligemment posé sur le tabouret à côté de lui.
— Emmy ! Tu tombes à pic, lance-t-il, sans s'être retourné.
— Comment sais-tu que c'est moi ? je demande, après avoir refermé la porte.
— J'ai reconnu ton pas, répond-il en se tournant enfin vers moi.
Il passe ses jambes de l'autre côté du siège du piano et me sourit. Il y a tellement de vulnérabilité dans ce sourire que je manque de me prendre les pieds dans le tapis. La fièvre choisit ce moment pour revenir dans mes veines.
Il prend son violon et joue quelques notes, les paupières closes. Les mêmes notes qu'il a entendues dans ma bouche ce matin, quand il a entendu Larmes dans la nuit. Je m'arrête devant lui et l'observe répéter la combinaison, en me retenant de chanter les paroles en même temps qu'il joue.
Sinon, ni lui ni moi ne survivrons à ce déluge de sentiments.
Il rouvre les paupières et arrête de jouer.
— Tu veux quelque chose comme ça ? questionne-t-il, d'une voix douce.
J'acquiesce.
— Exactement.
— Parfait. On l'enregistrera demain alors !
Il repose son instrument à sa place. Je continue à le contempler, lui et sa mélancolie dans le regard, lui et tous ses bleus qu'il a sur l'âme, et que je ne vois pas. Lui qui possède mon cœur mais ne m'a pas donné le sien en échange.
Il me sourit et laisse échapper un souffle tremblotant, le tout en me détaillant avec le regard de quelqu'un qui s'apprête à dire des mots qu'il a déjà prononcés trop de fois, et dont il connaît les conséquences désastreuses.
— Je crois que c'est le moment où je me confie à toi, dit-il d'un ton pourtant très calme, en parfaite opposition avec la tempête dans ses iris.
J'hoche la tête et m'assois à côté de lui. Respire son parfum citronné. Prends conscience de son bras contre le mien.
— Je t'écoute.
Et il prononce
les trois pires mots
que l'on peut dire,
le pire agencement existant.
Trois petits mots
qu'on n'aimerait
ne jamais
entendre
dans la bouche
d'un être aimé.
Trois mots
aux consonances terribles,
porteurs de deuil et de malheur.
Trois mots que je n'oublierai jamais.
🎶🎶🎶🎶🎶🎶🎶🎶🎶🎶🎻🎻🎻🎶🎶🎶🎶🎶🎶🎶🎶🎶🎶
Bonsoir ! Comment allez-vous ?
Merci d'avoir lu ce chapitre ! Que pensez-vous de tout ça : le réveil d'Emmy avec Freddie, interrompu par Mike ; les trois chansons proposées par Sad Joy ? Surtout qu'apparemment, Larmes dans la nuit a touché tout le monde 😅
Et La danse de ma vie a perturbé tout le monde aussi. Qu'en pensez-vous ?
Et surtout... que pensez-vous de la fin ? (Je ne suis pas désolée 😈)
Au prochain chapitre, vous aurez enfin toutes les réponses que vous attendez. En attendant, n'hésitez pas à me faire part de vos théories !! 🤭😇
(Vous allez probablement me haïr... 😇😈😈😈)
N'hésitez pas à me laisser un commentaire, je vous répondrai avec plaisir ! ❤️
A très vite ! ❤️
Prenez bien soin de vous ! ❤️🎶
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